« Sylvain a pensé à vous parce que, selon ses mots, « la pièce dépasse la fable onirique pour déployer une théorie de la restauration de l’ordre politique, historique et divin ». C’est ainsi qu’il nous a chargés de vous la présenter. » Sylvain, c’est Sylvain Tesson. Il sait nous titiller le cœur. La pièce, c’est La Tempête de Shakespeare, mise en scène par sa sœur ainée Stéphanie. Alors nous nous y sommes rendus. Au Théâtre de Poche, évidemment, fief familial des Tesson depuis 2013. Niché dans une petite impasse toujours sans nom – puisqu’un obscur maire adjoint d’Anne Hidalgo refusa de la baptiser du nom du père, Philippe, pas assez de gauche – c’est quelques jours plus tard que nous y retournons. Sylvain Tesson guette notre arrivée devant la porte. « Watrigant c’est du sérieux, toujours à l’heure ». Montre au poignet, seule trace de modernité qu’il s’autorise, l’écrivain ne souhaite pas perdre de temps, d’autant qu’un imprévu de dernière minute ne lui offre qu’une heure et demie à l’horizon. Largement suffisant, pensons-nous, naïvement. Stéphanie nous accueille. Elle a piqué les yeux de son père comme son large et beau sourire. On se sent vite comme à la maison. Les souvenirs sont accrochés au mur, le bar en bois et les ardoises perchées donnent l’envie de s’y installer jusqu’à l’aube. Elle nous présente l’équipe comme elle présenterait sa famille.
« Vous n’étiez jamais venu au théâtre de Poche ? » nous demande-t-elle. « Si, plusieurs fois, répond l’un d’entre nous. La dernière fois en 2016. C’était Moncorgé, qui jouait une pièce de Zweig, et c’était tout de même étrange ». Stéphanie confirme. « Oui c’était Amock. Nous aimons beaucoup Alexis Moncorgé. Il y avait un malaise par semaine. Ce n’étaient que des femmes enceintes ». Sylvain Tesson nous emmène un étage plus bas. Les décors de Notre-Dame sont en place. Cette nouvelle pièce démarre dans quelques jours. Samuel Labarthe, Christophe Barbier et quelques autres se relaieront pour lire les textes de l’écrivain. Il poursuit : « L’Amok », c’est la folie des Malaises et des Groenlandaises, ça se produisait quand elles mangeaient du foie. Vous avez déjà mangé du foie de baleine ? Cet organe, c’est un égout ». Stéphanie : « Oui, ça produit une sorte de démence, d’hystérie… Un peu comme l’ergot de seigle au Moyen-Âge qui faisait le même effet. Quand on avalait la petite pellicule qui entoure le seigle, ça pouvait déclencher le « mal des ardents ». C’est ce qui a inspiré au peintre Jérôme Bosch ses tableaux, parce qu’il habitait à côté d’un asile où l’on enfermait les gens atteints de cette maladie. » Nous ne les arrêterons pas.
Sylvain Tesson : C’est un effet proche du LSD.
Stéphanie Tesson : Mais l’ergot pouvait en plus déformer les articulations et contractait les muscles du visage. C’est pourquoi on retrouve toutes ces trognes de gargouilles chez Bosch. C’est curieux tout ce que la nature peut produire lorsqu’elle est mal utilisée. De nombreuses plantes et baies, l’eucalyptus, certaines huiles essentielles peuvent être mortelles à forte dose.
Sylvain Tesson : Même un verre de bourgogne.
Stéphanie Tesson : Vous connaissez Hildegarde de Bingen, cette abbesse mystique qui a rédigé un magnifique traité des simples utilisé à la fois par les guérisseurs et les empoisonneurs. Tout est une question d’alliages et de dosages.
Sylvain Tesson : Voilà une discussion fort moderne.
Stéphanie Tesson : Justement, dans le spectacle de Sylvain, il y a des extraits musicaux d’Hildegarde de Bingen. Elle est contemporaine de Notre-Dame puisqu’elle est née à la fin du Xe siècle et morte au XIIe siècle.
Sylvain Tesson : Juste avant le miracle gothique.
« Dieu est un champignon qui a réussi »
Sylvain Tesson
Stéphanie Tesson : (rires) Nous avons des conversations contemporaines, en effet. Elle est extraordinaire. Elle avait des visions qu’elle a racontées dans un livre étrange. Et ces visions ressemblent, quand elle les décrit très précisément, à des rosaces de vitrail. Des roues, comme des kaléidoscopes, avec des assemblages de couleurs incroyables. On retrouve exactement les mêmes assemblages dans les cultures chamaniques, notamment aborigènes, dans d’autres parties du monde, à d’autres époques.
Sylvain Tesson : L’universel, c’est le champignon.
Stéphanie Tesson : Ce n’était pas le champignon, là, c’était Dieu.
Sylvain Tesson : Dieu est un champignon qui a réussi.
Stéphanie Tesson : (rires) Voilà, tout est dit !
Sylvain Tesson : Je ne veux pas m’avancer, mais j’ai cru comprendre que la critique du progrès était un sujet qui vous intéressait. À ce titre, j’aimerais revenir, comme je le fais dans mon spectacle sur Simone Weil. Elle voit dans le miracle gothique (l’apparition de l’arc ogival qui révolutionne l’architecture) une « souillure ». Pour elle, élever des cathédrales à 100 mètres, c’est de la démesure. Le début des temps technicistes. Elle fonde dans l’époque gothique le début des problèmes. On peut plaisanter. Et remonter plus loin encore. En disant que le paléolithique était l’âge d’or, et qu’à partir du moment où on a commencé à polir la pierre, ce fut le début de la folie progressiste.
La révolte des crudivores. Faire cuire la nourriture, c’était déjà la dégénérescence…
Sylvain Tesson : Simone Weil propose une nouvelle année zéro de l’hybris : le gothique. Au XIIe, sans signe avant-coureur, l’Europe se couvre de cathédrales. L’arc ogival permet tout ce qu’on sait : à la lumière de pénétrer, aux masses architecturales de s’élever, aux croix d’être plantées dans le ciel à 150 mètres, donc à l’homme de se redresser devant Dieu. Simone Weil est consternée : elle voit là la fin de la belle tendresse romane, de l’humilité occitane. Fin de la courtoisie et des vertus chevaleresques. Début de la démiurgie technique. Cette théorie sera reprise plus tard par Julien Gracq, (qui s’inspirait d’Oswald Spengler, mais il ne faut pas le dire, on ne va pas dénoncer Julien Gracq). Citant Spengler, Gracq évoque le « pacte faustien du gothique avec la modernité ».
Stéphanie Tesson : C’est vrai, Sylvain commençait comme ça sa conférence hier, sur cette espèce de déviance de l’architecture que les cathédrales ont cristallisée, c’étaient des monuments à la gloire de l’homme autant qu’à la gloire de Dieu, puisqu’il y avait une espèce d’émulation presque concurrentielle entre leurs constructeurs.
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Sylvain Tesson : Oui, entre Cologne et Strasbourg, c’était à celui qui aurait la plus haute !
Stéphanie Tesson : Mais il y a une autre chose par rapport au principe architectural dont tu parlais hier, c’est le rond du roman : c’est une fluidité, une continuité, alors que le gothique, ce sont au contraire des forces en opposition. Des arcs-boutants qui reposent sur un principe d’opposition.
Sylvain Tesson : Il y a la correction d’une contrainte. Quand on élève deux pans de murs verticaux, ils s’écartent. Si on met un coup de machette dans la pastèque, elle s’ouvre. La cathédrale, c’est pareil. Pour contraindre la force, on met des butées, des contre butées, des pilastres, avec ce principe génial de contradiction gothique : plus on charge la contrebutée de tourelles et de clochetons, plus on l’alourdit en donnant l’impression contradictoire de la dentelle ! Et ainsi, par effet de contrariété des forces, la flèche s’élève comme la solution de l’équation. À la croisée des transepts, elle donne la solution aux poussées : elle jaillit. Péguy chante ce principe de geyser gothique dans Les Tapisseries : « Un homme de chez nous a fait ici jaillir la flèche, unique au monde. » Pour Péguy, théophanie. Pour Simone, déclin.
Et vous êtes d’accord avec cette hypothèse ?
Sylvain Tesson : Je vois bien ce que Simone Weil veut dire de la douceur occitane, de la pureté cathare, et a contrario de l’hybris gothique. D’ailleurs, réfléchissons au 15 avril 2019.
Si la cathédrale a failli s’écrouler, c’est parce que la flèche en s’écroulant a percé la croisée des transepts. Or la flèche était du XIXe : elle constituait une représentation imagée moderne du Moyen Âge. Elle est venue se planter dans la masse gothique. La représentation a failli tuer la volonté pour parler en des termes schopenhaueriens. Cela prouve que la modernité peut tuer l’expression originelle. Simone Weil oppose l’arrogance gothique à la tendre douceur romane. Le nouveau à l’immémorial.
« Le gothique est une technique qui sert un discours et une idée. C’est le triomphe du vide sur le plein »
Sylvain Tesson
Vous me demandez ce que je pense de la thèse de Simone Weil, de Spengler ou de Julien Gracq, c’est-à-dire le pacte faustien gothique. C’est amusant intellectuellement, c’est stimulant, mais j’aime le gothique quand même. Merveille que cette proposition du XIIe siècle. Pour une fois, c’est une technique qui sert un discours et une idée. Le triomphe du vide sur le plein. L’entrée de la lumière. La végétalisation des formes…
En outre, pour l’alpiniste, c’est une incitation extraordinaire, parce que ces principes de contrebutée, et la verticalité gothique invitent à monter. D’où les escalades de Quasimodo, grimpant sur la façade de Notre-Dame dans le début du roman de Victor Hugo. On se rend compte (on le savait) que Victor Hugo n’était pas du tout un escaladeur, parce qu’il décrit Quasimodo se servant des aspérités ornementales ! Ce que, évidemment, l’alpiniste ne fait pas, parce qu’il provoquerait un effet de bras de levier et casserait les gargouilles ! L’alpiniste ne s’aide que des lignes de force et de structures : pilastres, arcs-boutants, cheminées, contreforts…
Où étiez-vous le jour où la cathédrale a brûlé ?
Stéphanie Tesson : Devant. Moi, j’y suis arrivée au moment où la flèche tombait. J’étais avec notre Papa, on a dîné. Puis après, j’y suis retournée à 1 h 00 du matin et là, j’ai vu le ballet des prêtres comme de grands corbeaux affolés dans les cendres. Il y avait plein de journalistes autour. Moi, j’allais de groupe en groupe et j’entendais des phrases folles : « Ils ont badigeonné la forêt hier d’une peinture dont on ne sait pas si elle est anti-feu ou pas. » C’était un grand prêtre en soutane qui disait ça. Dans le spectacle de Sylvain, il y a tout un chapitre qui s’appelle « Corps et Flammes », qui est la préface du livre Sauver ou périr de Sébastien Spitzer sur les pompiers et l’histoire de l’incendie. Sylvain, a beaucoup été en contact avec les pompiers après l’incendie.
Sylvain Tesson : Ce qui est exprimé dans mon spectacle et lu par les comédiens, c’est le lien que j’avais avec la cathédrale par l’escalade. Un lien organique, sensuel et donc spirituel si on ne tranche pas entre le corps et l’esprit. Après mon accident, ma rééducation s’est faite en partie dans les tours de Notre-Dame. Je montais les marches jusqu’au sommet de la Tour Sud, par les escaliers ouverts aux visiteurs.
Ça m’a permis de retrouver mes forces. Les médecins appellent cela « la rééducation » comme les membres du politburo soviétique. Au début, c’était l’Himalaya et puis, peu à peu, les forces revenaient. Et donc, la cathédrale que j’avais utilisée pour mes potacheries d’adolescent grimpeur, rimbaldien – « j’ai tendu mes cordes de clocher à clocher et je danse » –, je lui ai imploré un secours.
Je ne sais pas s’il s’agit de spiritualité. J’étais dans une forme de supplication presque physiologique aux choses qui n’existent pas ou qu’on ne voit pas et qui nous procurent malgré tout leur force. C’est ce qu’on dit dans ce spectacle.
En outre, on pose cette question : de quoi cet incendie était-il le signe ? Moi, je n’ai pas la foi comme ma sœur, je ne crois ni aux dieux ni au diable, je crois aux pissenlits, aux asticots. C’est ça, pour moi, la vie éternelle. Mais je vois dans cet incendie le signe d’une impéritie. En tout cas, je veux y voir un symbole. Je ne dis pas qu’il y a un signe, mais je dis qu’il faut se forcer à voir les signes. Faire de l’événement un approfondissement. Faire de ce qui se passe un symbole. Sinon le monde se dessèche et l’Histoire se stérilise.
Sylvain Tesson en 4 questions
Votre première émotion théâtrale ou littéraire ? L’enfant et la rivière d’Henri Bosco.
Le comédien mort que vous auriez aimé voir interpréter vos textes ? Patrick Dewaere.
Si votre vie était une pièce ? Peer Gynt d’Ibsen, absolument ! À fond dans la lande !
Qu’est-ce que vous admirez chez votre sœur Stéphanie ? Le côté médiéval, la folie romane.
N’est-ce pas le rôle de l’écrivain de transformer le chaos en signes ?
Sylvain Tesson : Peut-être. De se dire que le monde est un alphabet. J’aime me forcer à voir des signes. Les chrétiens ont vu dans l’incendie l’apocalypse, les symbolistes comme moi un signe de l’arrogance de notre époque. Quelle est cette société pas sérieuse qui prétend aller sur Mars et qui a augmenté l’homme mais qui n’est pas foutue de conserver un mikado de chêne qui a traversé les siècles ? Mais je n’ai pas assez de foi (trois fois hélas) pour voir une vision eschatologique, une expiation de notre inconduite dans les flammes. Ce sont les chrétiens qui disent cela. Les pompiers cependant ont vu quelque chose quand même. Eux qui ont tout de même la tête sur les épaules disaient : « On n’a pas combattu qu’un incendie, ce soir-là, il y avait un peu plus. » Le général Gallet parlait d’une « bête ».
Stéphanie Tesson : On a vu l’autre jour la photo de Thomas Goisque, des échafaudages entremêlés, une photo qui a fait le tour du monde… On la projette dans le spectacle. Eh bien c’est un peu ésotérique, un peu dingue, mais on voit clairement écrit le mot fire dans la forme des décombres.
Nous avons assisté aussi à quelque chose d’étonnant : l’aumônier de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), le père Jean-Marc Fournier, se précipitant dans le brasier pour sauver le Saint-Sacrement et beaucoup de Français priant et chantant devant les flammes, puis la convocation de tous les savoir-faire ancestraux pour reconstruire une cathédrale gothique. Le vieux monde ne serait donc pas mort ?
Sylvain Tesson : Premièrement, le geste contemporain a déjà eu lieu, c’est l’incendie ! Deuxièmement, le nouveau monde est revenu, passé les vingt-quatre heures de ferveur privée et d’initiatives publiques. Ce fut la discorde ! C’est une passion française. Les larmes n’étaient pas séchées, les flammes pas éteintes qu’on entendait : « Quoi ! tant d’argent donné si vite pour la restauration de Notre-Dame, scandale ! » Enfin, troisièmement, les politiques ont voulu aller vite, c’est-à-dire mettre l’éternité du chantier dans l’intervalle du quinquennat. Il fallait que ça soit cinq ans. Oublions tout cela : il y a eu dans ce chantier des réussites immenses, comme la restauration, que l’on doit à des personnes comme Pierre Villeneuve (l’architecte en chef des monuments historiques) ou le général Georgelin, puis son assistant, qui ont décidé que ce serait la main qui l’emporterait sur la machine et que le chantier serait un chantier-école, comme ça l’était au XIIe siècle. L’impulsion fut digne des idées de Suger.
Stéphanie Tesson : On est revenu à une sorte de genèse, au respect des traditions. On a pour une fois évité de casser dans un geste d’orgueil démesuré porté par l’idée du progrès tout ce que le passé peut nous apporter comme leçons. C’est malheureusement ce que le siècle nouveau a tendance à faire un peu trop. Le mot « respect » me paraît être la clé de ce changement. Une clé peu utilisée aujourd’hui…
« Notre père était un amoureux passionné de la vie. Il voulait exalter l’instant »
Stéphanie Tesson
Sylvain Tesson : On n’a pas encore assisté aux cérémonies nous autres les amants de Notre-Dame, les croyants et les sympathisants, les chrétiens du parvis, les passeurs périphériques, les étudiants des Beaux-Arts, les grimpeurs de Gargouille, enfin tous ceux qui aiment Notre-Dame. Mais je suis certain que l’on entendra les édiles se gargariser, exposer leur fierté. Il faut quand même rappeler qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’une restitution, une restauration, un retour à l’identique. Calmons-nous !
Stéphanie Tesson : La croix est plantée, comme le dit Sylvain dans son texte, tout ne bouge pas, il y a des choses qui demeurent. C’est en revenant aux racines qu’on peut créer une cohérence, une fluidité d’évolution, parce qu’on a quand même une fâcheuse tendance à être dans l’interruption. Mon petit-neveu nous dit souvent : « Vous n’êtes pas du siècle passé. Vous êtes de l’ancien millénaire ». Nous sommes « diplodocusés » par la jeune génération ! Pour eux, la rupture de l’an 2000 est fracassante, c’est une véritable frontière incarnée par l’écran.
Justement, le théâtre n’a-t-il pas vocation à incarner des textes, à transmettre organiquement ?
Stéphanie Tesson : Il n’y a qu’un seul mot : la vie. Un mot cher à notre père. Il nous a toujours incités à profiter de la vie, à transmettre la vie, à vivre la vie intensément. Notre père était un amoureux passionné de la vie. Il voulait exalter l’instant. Le Théâtre de Poche, pour lui, c’était ça : répéter sans cesse cette frénésie quotidienne; faire jaillir, comme la flèche de Notre-Dame, à partir de l’actualité, une traduction artistique, poétique, esthétique et politique de l’instant. Le Théâtre de Poche tel qu’il l’a voulu, c’est sept jours sur sept, trois cent trente jours par an et huit spectacles par semaine. C’est unique à Paris. D’autant plus qu’il produisait avec trois allumettes. Nous faisons du recyclage perpétuel. Les décors sont réutilisés, les acteurs passent d’une scène à l’autre, comme Samuel Labarthe qui enchaîne la lecture de Notre-Dame à peine sorti de son Usage du monde de Nicolas Bouvier. Le lendemain de la mort de Michel Legrand, Macha Méril acceptait la proposition de notre père de monter un cabaret-hommage imaginé par notre sœur. Quand la crise sanitaire est arrivée, on a créé avec Christophe Barbier un « théâtre de l’épidémie » en traversant l’Histoire. Notre père aimait beaucoup mélanger le monde des journalistes et le monde des comédiens. On a accueilli au Poche Claire Chazal, Laurent Joffrin, Elisabeth Quin, Patrice Carmouze, et Christophe Barbier qui ne quitte pas l’affiche, pour notre joie. Notre Papa voulait faire écrire et polémiquer les comédiens et faire jouer les journalistes, ce qui donne un carrousel étonnant de brassage des genres et de renversements des rôles. D’autant plus qu’à l’heure des règlements, des chartes et des protocoles, rien ne se passe jamais comme prévu : au Poche, tous les soirs on improvise !
Sylvain Tesson : C’est vrai que ce n’est pas très « cathédrale des chartes », mais tu as raison ! Il a voulu toute sa vie mettre le théâtre dans ses journaux et mettre ses journaux dans le théâtre. En cela, il était très moderne, dans sa versatilité et sa volatilité, jusqu’à parfois dérouter ses lecteurs. C’était une volatilité vitale et non opportuniste car il avait des convictions profondes.
Stéphanie Tesson : Des valeurs.
Sylvain Tesson : Oui, des vertus. L’opinion était pour lui l’écume du temporel, c’était le prétexte à faire un bon mot. Mais en revanche, là où il n’était pas moderne, c’est qu’il tenait le verbe pour le plus beau miracle qui a été offert à l’homme pour rebâtir le monde. Si bien que pour lui, un paysage bien dit par Shakespeare était finalement supérieur à sa captation par notre appareil sensoriel. Il trouvait qu’une tempête shakespearienne était plus effrayante que celle qu’on peut vivre au milieu du Pacifique.
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Stéphanie Tesson : C’était sa pièce préférée, La Tempête de Shakespeare et la jouer en ce moment au Poche est une sorte d’hommage, d’ailleurs.
Sylvain Tesson : Je n’étais pas absolument en accord avec lui, car je trouvais que sentir le monde sur sa peau est aussi important que l’entendre dire par un génie de la langue, mais j’aimais sa dévotion au verbe. Ce que perpétue Stéphanie. Et en cela, ils ne sont pas modernes. Ils le sont dans leur rapidité et leur mouvement permanent, mais ne le sont pas dans ce primat absolu du verbe sur toute autre manière de transmettre le monde. D’ailleurs Stéphanie, tu le dis très bien, les cathédrales et le théâtre ont des points communs. Celui d’être en voie de disparition : car la fréquentation de l’une et de l’autre, de la nef et de la salle, est moindre. Mais les deux ont également en commun d’être des temples du verbe. Certes il ne vient pas du même endroit, l’un vient du ciel et l’autre vient de l’esprit des dramaturges, mais c’est une proposition de compréhension des choses et de la vie.
Stéphanie Tesson : Et de foi ! Parce qu’il faut croire au théâtre. Notre père était un joueur, un joueur aux valeurs indestructibles avec un respect infini pour l’homme. Il n’embauchait pas sur un CV mais sur un regard. Il interrogeait, sentait, demandait toujours d’où on venait et parlait des heures de son pays, de son Nord natal, de la Thiérache. Il possédait cet instinct animal doublé d’une expérience et, surtout, de ces ingrédients en voie de disparition : l’autodérision et la dérision. On ne savait jamais très bien où il était, mais il y avait une telle bonté chez lui, un tel amour de la vie et des autres, qu’on ne pouvait pas se tromper si on le suivait. Il nous a profondément aimés, il nous a profondément transmis l’amour de la vie. Mais le pilier de notre éducation était notre mère car, sans elle, il n’aurait jamais été lui. Elle était l’ombre qui donne au soleil son éclat et qui permet de ne pas se brûler. Ils avaient en commun cette espèce de vérité brûlante qui les habitait.
Votre ami, l’écrivain Olivier Fribourg, a qualifié votre famille de « famille shakespearienne ». Vous retrouvez-vous dans cette définition ?
Sylvain Tesson : Dans le sens où il y avait la coexistence de la tragédie et de la comédie, du bouffe et du profond, oui. Mais il n’y a pas eu de Richard III chez nous, on ne s’assassinait pas les uns les autres ! Il n’y avait pas les Atrides comme dans le théâtre grec ! En revanche, il y avait le baroque la fantaisie shakespearienne, cette dinguerie carnavalesque merveilleuse, qui venait peut-être du Nord, de la Picardie de notre père. Il aimait rêver. Dans ces pays de briques et de pluie, il y a un amour profond du carnaval, des beffrois, des pendus et des masques. C’était très important chez lui. Alors évidemment, les modèles économiques de la presse quotidienne s’accommodent assez mal de la gestion des carnavals dans les rues des pays wallons. Quand on fait de son journal un carnaval, ça tient moins longtemps que quand on en fait une start-up en ordre !
« Nous avons atteint un tel degré de sensibilité que nous ne sommes plus que des réseaux nerveux, des fleurs sensitives qui ne peuvent plus supporter le moindre regard de travers »
Sylvain Tesson
Stéphanie Tesson : Un autre mot le caractérisait : liberté. Il a fait du Théâtre de Poche un journal animé, un journal vivant. Souvent le soir avant une représentation, il montait sur scène pour faire une introduction et parfois même à la fin d’un spectacle, alors que les acteurs n’avaient même pas soufflé les bougies et étaient encore en costume, il disait aux spectateurs : « Je voudrais que vous reveniez tous les soirs au Poche les yeux fermés ! » Il adorait s’introduire dans la fiction du théâtre et jouer avec la vérité. C’est en cela qu’il était très shakespearien, dans cette fusion des genres, des dimensions et des formes théâtrales : il appelait cela une chimie ! Et c’était un alchimiste…
Sylvain Tesson : Par exemple, il a fait des cabarets politiques sans micros, sans caméras, si bien que les intervenants, se sentant très libres devant quatre-vingts personnes, arrivaient à la profondeur de leur vérité. Il a fait venir François Hollande, Éric Zemmour – qui fut l’un de ses premiers collaborateurs au Quotidien de Paris –, ou Claude Cabanes, vieux communiste merveilleux avec sa voix de fumeur de Gitanes. Ils venaient s’écharper dans la vérité et la conversation et personne ne dégainait son « appareil satanique » (dit-il en pointant du doigt notre smartphone, ndlr) pour aller clamer sur la place publique comment il a été offensé. Nous avons maintenant atteint un tel degré de sensibilité que nous ne sommes plus que des réseaux nerveux, comme des mimosas pudiques, des fleurs sensitives qui ne peuvent plus supporter le moindre regard de travers. Là, il y avait des regards de travers, des sourires en coin et des baffes qui se perdaient !
Stéphanie Tesson : Ce n’étaient pas les salons du XVIIIe mais plutôt les saloons éclairés d’un western. On s’est beaucoup amusés ici, avec lui, avec les artistes qu’il attirait par son énergie, sa confiance, sa légèreté si profonde… Qu’est-ce qu’on a pu faire comme folies ! C’était une cour de récréation à taille humaine où brûlaient l’esprit et l’exigence de l’œuvre et des poètes. Il adorait les grands textes et nous essayons de maintenir cette tradition.
Sylvain Tesson : « Nous voulons demeurer ce que nous sommes », la devise du Luxembourg. C’est incroyable.
Stéphanie Tesson : C’est l’impasse qui débouche sur la liberté, un slogan qu’il aimait.
Le théâtre n’est-il par le dernier endroit de liberté, comme s’il fallait recréer des espaces intimes pour parler librement, loin du tribunal permanent d’Internet ?
Sylvain Tesson : Il faut pouvoir accepter d’écouter sans enregistrer. C’est tout le malheur de cet appareil (désignant encore une fois notre pauvre smartphone qui n’avait rien demandé, ndlr), c’est-à-dire de la grande matrice de l’encerclement numérique, c’est qu’elle ne pardonne pas. Et en cela, elle est satanique. Il n’y a pas de pardon dans la puce comme il n’y en a pas dans l’intelligence artificielle.
« Aujourd’hui comme au temps de la Terreur, le tribunal devient collectif »
Stéphanie Tesson
Stéphanie Tesson : Elle autorise une surveillance. Elle remplace le miroir qui permet de se regarder soi au lieu de surveiller les autres. Elle empêche le retour à cette chose magnifique qu’on a réduit aux dimensions d’un doigt : l’honneur. À partir du moment où on est soi-même son propre garant, son propre directeur de conscience – « conscience », encore un mot qui a disparu – sa propre verticalité, on n’a pas besoin d’aller au tribunal. Aujourd’hui comme au temps de la Terreur, le tribunal devient collectif. Quelques heures avant qu’il ne meure, nous avons demandé à notre père qui il estimait parmi ses contemporains et il a répondu : « François Cheng, parce qu’il a eu ce mot : “Il faut être son propre exemple” ». C’est un peu devenu notre credo.
C’est vrai qu’aujourd’hui la censure n’est plus verticale mais horizontale. Ce sont vos pairs qui vous dénoncent…
Stéphanie Tesson : Il n’y a plus d’amour. Mais au Poche, il y a un phénomène étonnant : ce sont ces grands artistes qui viennent s’y réfugier à la fin de leur vie, parce qu’ils y retrouvent l’écho de quelque chose qu’ils ont connu : une gaieté, une liberté et une humanité perdues. Ce fut le cas de Michael Lonsdale qui y a joué son dernier spectacle. De Judith Magre qui vient tous les lundis dire du Baudelaire, avec la même voix enchanteresse qui traverse les décennies.
Sylvain Tesson : Tu fais bien ton recrutement. « Venez jouer au Poche, en général on y meurt ! » C’est la malédiction de Toutânkhamon !
Stéphanie Tesson : C’est le théâtre des morts immortels…
Sylvain Tesson : Mais pour revenir sur la liberté, notre père, par ses journaux, a toujours tenté de faire sauter les préventions de l’expression parce qu’il pensait qu’il y avait une hygiène quasiment physiologique dans l’idée de dire les choses spontanément. Il a beaucoup fait sauter de barrières, il a beaucoup fait pour le 6e arrondissement, que ce soit le théâtre, les librairies, les revues, et lorsque nous avons demandé aux autorités compétentes l’autorisation de nommer cette petite allée, qui ne fait de mal à personne, qui est une impasse et qui finit sur les poubelles du Théâtre de Poche, « allée Philippe Tesson », Emmanuel Grégoire (ancien premier adjoint à la mairie de Paris) a refusé de le faire ! Et il a refusé au nom des propos « dérangeants » que notre père aurait tenu à la suite de l’attentat de Charlie Hebdo. Propos dont il s’est expliqué, propos qui lui ont valu une batterie de procès, procès qu’il a tous gagnés, mais non ! Il était marqué du sceau de l’infamie, comme Milady dans Les Trois Mousquetaires, non par la fleur de lys mais la grande disqualification actuelle de l’inconduite morale. Si bien que cette allée ne porte aucun nom.
Stéphanie Tesson : Mais c’est très bien parce qu’on ne veut plus que le nom de notre père soit associé à cette municipalité ! On attendra qu’elle change pour lui donner un boulevard (rire).
Stéphanie Tesson en 4 questions
Votre première émotion de théâtre ? Il y avait cette marionnette extraordinaire d’André Tahon, Papotin, et j’étais passionnée par l’immuabilité des marionnettes par leur innocence, leur pureté. Je me suis dit à l’âge de trois ans : je veux être une marionnette.
Le livre inadaptable que vous aimeriez adapter ? Knulp de Hermann Hesse… j’y arriverai sans doute un jour : c’est un livre sur la nécessité d’aller au bout de ses choix !
Le comédien mort que vous auriez aimé mettre en scène ? Laurent Terzieff, mais il m’aurait été impossible de le mettre en scène, c’est une œuvre vivante. Je l’aurais contemplé.
Si votre vie était une pièce ? Eh bien, La Tempête, de Shakespeare.
Quelles évolutions avez-vous vues, justement, dans le théâtre, entre les débuts de votre père et aujourd’hui, que ce soit dans l’offre ou dans le public qui le fréquente ?
Stéphanie Tesson : Notre père a toujours pensé à la transmission et à la vertu pédagogique du théâtre. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup avec les écoles et tous les soirs une classe assiste à une représentation. C’est un genre d’éducation en direct, sur scène, avec du vivant ! Mais la crise sanitaire a été une vraie rupture. Sans oublier les obstacles terribles dressés par la mairie de Paris. On ne peut plus traverser la Seine en voiture. On revient à une sorte d’état de siège parisien.
Sylvain Tesson : Toute la petite ceinture fournissait le public des théâtres, c’est-à-dire des personnes pas fortunées mais lettrés. Aujourd’hui, à cause des problèmes d’urbanisme et des changements de la sociologie des espaces géographiques, c’est très compliqué. C’est une analyse que pourrait faire Christophe Guilluy : la fracture française du public du théâtre.
Stéphanie Tesson : On a observé un resserrement du public de quartier. Nous axons d’ailleurs notre publicité dans les sixième, quatorzième, cinquième et septième arrondissements. On sent que Paris est coupé en deux rives, comme si la Seine créait une barrière.
Sylvain Tesson : Oui, l’oscillation entre la banlieue et Paris, c’est fini, mais ça, vous le savez… Maintenant, les couronnes sont quasiment matérialisées.
Stéphanie Tesson : Mais au profit d’un regain d’intérêt de la jeunesse. Ça, c’est le point positif ! Nos places à 10 €, pour les jeunes, c’est une initiative formidable, d’autant qu’on a pu compter sur la merveilleuse mobilisation des professeurs. On les salue parce que quand les profs emmènent leur classe au théâtre, ils en font l’un des derniers lieux de liberté par rapport à l’éducation. Ils sont tellement entravés dans leur façon de procéder… Et puis, on bénéficie de la fidélité d’un certain public qui reste très attaché à l’image de notre Papa : des journalistes, des intellectuels, des artistes qui choisissent de venir au Poche, pour des raisons moins idéologiques que culturelles.
Sylvain Tesson : Oui, ce sont des nostalgiques du temps où ce n’était pas incorrect d’être nostalgique.
Stéphanie Tesson : On y rencontre des anarchistes et des communistes, des conservateurs et des libres-penseurs, mais il s’agit avant tout de gens qui aiment la vie, la vie sans écrans, sans barrage, qui défendent la possibilité d’être soi, de parler en toute confiance de choses très révolues avec ceux qui les ont vécues, de faire la fête encore un peu dans une insouciance consciente de sa valeur.
Vous dites que c’est attaché à l’image de votre père, mais il n’y avait pas de défiance vis-à-vis de lui. Tout le monde l’aimait. Mais on a quand même l’impression, au-delà de la difficulté d’accéder aux théâtres et de toutes les conneries d’Hidalgo, qu’il y a une nouvelle défiance vis-à-vis du monde de la culture, à cause de son élitisme ou de son snobisme. Alors peut-être un peu moins au théâtre…
Stéphanie Tesson : Dans « Philippe », il y a « philanthrope ». Sa générosité était remarquable.
Sylvain Tesson : Il était très vieux. Il avait connu la guerre et il venait de la paysannerie, de la Thiérache, terre de betterave. Alors là, ça fait un axe, quand même : les Allemands, la betterave, le malheur et le sucre ! On comprend certaines choses quand on est enfant : le panzer et le légume ! Il avait vu la France mourir et se relever. Il savait ce que c’était que le crachin pendant la récolte des betteraves sucrières. C’est dur la Thiérache, c’est l’Ardenne qui s’écroule ! Et donc ce que vous appelez l’élitisme ou le snobisme, étaient absents chez lui. Et c’est pour ça, d’ailleurs, que ma sœur dirige ce théâtre comme il le faisait, tout le monde met la main à la pâte, c’est un bateau. Les acteurs, le soir après La Tempête, dévissent les praticables et rangent les lampes.
Stéphanie Tesson : Il y a aussi un problème économique terrible vis-à-vis du théâtre : 32 € la place, pour des parents qui veulent venir au théâtre, ça fait quand même 64 € pour passer une soirée, c’est coûteux. Alors, on fait des tas de promotions, mais nous, on a des bouches à nourrir et ce théâtre est exclusivement privé. Il y a un seul spectacle qui fonctionne avec l’aide du Fonds de soutien, aujourd’hui très menacé par le ministère de la Culture, un spectacle sur huit, qui a une petite subvention. Mais sinon, tout le théâtre fonctionne avec l’argent que nos parents ont gagné à la sueur de leurs fronts pendant toutes ces années où la presse florissait et où ils ont eu cette espèce de merveilleux épanouissement de leur entreprise culturelle. Mon père animait ce théâtre avec son argent, en mécène, on oublie aussi ce mot, « mécène », et en mécène passionné. Il ne comptait pas. À la réouverture des théâtres, pendant le Covid, il attendait les gens à l’entrée : « Baissez votre masque, buvez un verre ! » Et il servait lui-même le vin aux spectateurs. Quand il y a des retards pour les ouvertures de salle, on sert des verres, on chante, les gens adorent cette atmosphère familiale. L’équipe du Poche est composée d’artistes, qui se mettent volontiers à chanter dans le foyer. Parfois les gens demandent : « On peut danser ? »
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Pour un profane, le théâtre contemporain, c’est soit le théâtre privé qui est boulevardier et réservé aux personnes âgées, soit le théâtre public qui est réservé à une élite hermétique. Y a-t-il un théâtre possible entre ces deux extrêmes ?
Stéphanie Tesson : Nous, on se dit toujours que déjà, le théâtre n’est plus un fait culturel, puisqu’aujourd’hui, il n’y a plus un homme politique, à commencer par le ministre de la Culture, qui prononce le mot « théâtre ». Ça fait quand même six mois qu’on n’a pas entendu le mot « théâtre » dans un discours politique ou médiatique. C’est un peu dingue, déjà. Alors que la vie politique et sociale a commencé par le théâtre en Grèce ! C’est l’acte citoyen par excellence, qui fédère les membres de la Cité, la « res publica ». Le théâtre, c’est le lieu d’où l’on voit et où on peut tout dire. C’est le lieu où l’on se rassemble. Donc, il n’y a plus de clivage, il n’y a plus de communautarisme, il y a la même communion que dans les églises. C’est pour ça que, pour moi, il y a une alliance profonde entre les deux. La communauté d’un public devant un fait théâtral qui prend l’illusion pour vérité et, d’un autre côté, l’acte de jouer, qui est acte absolu de foi, tout cela nous ramène à l’expérience de l’église. Dans La Tempête, il y a cette phrase géniale : « Vous subissez les envoûtements de l’île qui ne vous permettent pas de croire ce qui est vrai. » Le grand maître de cette relativité des perceptions entre illusion et réalité, c’est Pirandello, notamment avec sa pièce prophétique Les Géants de la montagne.
Les univers-gigogne ?
Stéphanie Tesson : Oui, mais surtout cette espèce de cri de désarroi des artisans et des comédiens devant l’arrivée des géants qui étaient, à l’époque, les fascistes, mais que l’on peut transposer autrement, en leur faisant porter la notion de déshumanisation engendrée par l’intelligence artificielle par exemple. Comme si tout à coup, les écrans cassaient l’acte théâtral d’incarnation. Si je le mettais en scène, je monterais le dernier acte au cinéma pour marquer cette rupture entre deux mondes, le monde incarné et le monde de la représentation superficielle de l’écran. C’est magnifique, le système de vérité de Pirandello, de mise en abyme de la vérité « moins réelle mais plus vraie ». Grâce à ce qu’il s’y passe, le théâtre nous met à l’abri de tout. Moi, je vis avec un truc Fischer Price en guise de téléphone, je ne sais même pas où il est, et je ne sais même pas qui est le président des États-Unis aujourd’hui, vous voyez ? Mais ce n’est pas grave tout ça, c’est tellement éphémère. Ici, on recrée tous les jours un petit univers. Et en fait, toute cette famille de forains, d’artistes, c’est très féllinien aussi. On est tout le temps dans le jeu, dans le théâtre, dans une espèce de fraternité. C’est très agréable, c’est la troupe ! Depuis que nous sommes enfants, notre Papa nous a foutus dedans. Sylvain ne vous le dit pas mais quand il avait 12 ans, il jouait le personnage de la petite bonne qui voulait être rosière dans une comédie d’Eugène Labiche. Moi, je jouais le rôle du Papa qui ne voulait pas marier sa fille. Donc, on avait toujours cette interpénétration du jeu, du réel et de la fiction dans notre vie entière. On riait tout le temps, et on ne savait plus très bien ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas. Ça n’avait aucune importance, car tout avait la même valeur à partir du moment où on était sincère, où on s’aimait et où on disait ce qu’on avait sur le cœur. « Il faut toujours tout dire », nous disait notre père. Il disait : « Ce n’est pas grave. Il faut toujours tout dire. Et soyons gais ! » Avec ça, on peut vivre bien. Ce sont des blasons inusables.
LA TEMPÊTE, de William Shakespeare, traduction et mise en scène de Stéphanie Tesson, Avec Pierre Val, Marguerite Danguy des Déserts, Jean Dudant, Quentin Kelberine, Aurélien Palmer, jusqu’au 31 décembre au Théâtre de Poche Montparnasse (du mardi au samedi à 21 h, dimanche 17 h).
Survivants d’un naufrage, Alonso, roi de Naples, son fils Ferdinand et Antonio, roi de Milan, ainsi que de nombreux serviteurs, échouent sur une île où règne Prospero, un mage-ermite. Ce dernier y a trouvé refuge avec sa fille Miranda et deux esprits obligés de le servir, Ariel et Caliban. Il s’avère que c’est Prospero qui, avec l’aide de la magie et la force des esprits, a provoqué une effroyable tempête pour faire échouer le navire transportant Antonio et ses comparses, car celui-ci n’est autre que son propre frère qui l’a destitué de son trône, douze ans auparavant.
Dans une mise en scène dépouillée avec comme seuls mots d’ordre « spontanéité et simplicité », et revêtant une allure parfois enfantine, Stéphanie Tesson revisite la dernière pièce de Shakespeare en mettant l’accent sur la truculence de la langue ainsi que l’interprétation vive et pleine de contraste de sa troupe de comédiens hauts en couleur. Renouant avec la tradition de ces acteurs qui interprètent aussi des femmes, saluons l’excellente prestation de Jean Dudant qui, en Miranda ou en roi de Naples, révèle avoir un vrai sens du comique et une grande précision de jeu.
N’oublions pas celle qui est à la barre de cette fable poétique, fantastique et burlesque : Stéphanie Tesson. Avec ses traits graphiques, sa présence hiératique, et pourvue d’une diction parfaite, la comédienne, qui jouait Prospero le soir où nous avons assisté à la pièce, confère au personnage toute la complexité et l’autorité nécessaires. Une pièce compactée où s’équilibrent à merveille les dimensions philosophique, politique et comique, et que porte, d’un bout à l’autre, une énergie jubilatoire. Zoé Leuchter