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Victor Lefebvre : « Wikipédia est devenue une bulle de filtre idéologique »

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Publié le

23 avril 2025

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Omniprésente, mais opaque : Wikipédia façonne notre accès à l’information sans que l’on comprenne vraiment qui l’écrit ni selon quelles règles. Dans La Face cachée de Wikipédia, Victor Lefebvre dévoile les mécanismes, les biais et les dérives idéologiques de l’encyclopédie « libre » la plus consultée au monde.
© DR

Pourquoi consacrer un livre à Wikipédia ? Est-ce une forme de règlement de comptes, après votre bannissement ?

Pas pour moi. Je n’ai jamais été contributeur sur Wikipédia. En revanche, mon co-auteur, Michel Sandrin, lui, l’a été – intensément même – avant d’être banni. Ce bannissement définitif, sans possibilité de retour, a été l’un des éléments déclencheurs du livre. Il avait eu le tort de s’exprimer sur ce qu’il percevait comme une dérive idéologique de l’encyclopédie. Mais notre livre ne se limite pas à son cas personnel. C’est une enquête sur le fonctionnement réel d’un outil omniprésent, incontournable, mais très méconnu. Wikipédia est le septième site le plus visité en France, et pourtant rares sont ceux qui savent qui écrit les articles ou comment les décisions éditoriales sont prises.

Justement, comment fonctionne Wikipédia ? Est-ce vraiment une encyclopédie « libre » ?

En théorie, oui. N’importe qui peut créer un compte, modifier une page, apporter du contenu. Mais dans les faits, une infime minorité a la main sur le contenu. La version francophone compte plus de cinq millions d’inscrits, mais seuls 0,32 % d’entre eux sont considérés comme actifs, c’est-à-dire ayant effectué au moins une modification dans les trente derniers jours. Et si l’on parle de contributeurs très actifs – ceux qui réalisent au moins cinq modifications mensuelles –, on tombe à 0,1 %. Selon l’ancienne présidente de Wikimédia France, le noyau dur qui fait tourner l’encyclopédie ne dépasse pas 150 personnes. Ce sont elles qui orientent le contenu visible par tous.

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Et qui sont ces personnes ?

Des hommes, pour l’écrasante majorité. Plutôt jeunes, diplômés, citadins – souvent des ingénieurs, informaticiens, doctorants. Une étude menée par le sociologue Léo Joubert montre que ces profils dominent largement la sphère wikipédienne. Ce n’est pas problématique en soi, mais cela crée une forme d’homogénéité culturelle et idéologique, qui a des conséquences sur le traitement de certains sujets sensibles.

Le pouvoir éditorial est-il concentré ?

Il y a une hiérarchie implicite. Certains contributeurs deviennent administrateurs, un statut qui leur permet de trancher les conflits, bloquer des utilisateurs ou protéger des pages. Mais la plupart des décisions se prennent par consensus communautaire. En réalité, ce « consensus » est souvent fabriqué à très peu : une poignée de contributeurs, très présents, très actifs, et souvent très militants. Ce n’est pas une démocratie au sens strict, c’est un système semi-autogéré où les plus investis finissent par avoir raison.

Ce qui donne lieu à ces fameuses guerres d’édition…

Exactement. Une guerre d’édition survient lorsqu’un article fait l’objet de modifications contradictoires à répétition. Trois « reverts » (modifications annulant la précédente) suffisent à déclencher l’alerte. Cela peut concerner des sujets anodins – faut-il écrire « chicon » ou « endive » ? –, mais plus souvent, ce sont les pages liées à l’actualité, à la politique, ou à l’histoire qui cristallisent les tensions : Israël/Palestine, colonisation, figures politiques controversées, etc. Dans ces cas-là, l’administrateur peut intervenir pour figer temporairement la page.

En quoi Wikipédia se distingue-t-elle d’une encyclopédie classique ?

La grande différence, c’est que le contrôle est a posteriori. N’importe qui peut publier une information. Si elle est fausse ou contestable, elle sera retirée… plus tard. Cela crée des failles. Pourtant, les études montrent que le taux de fausses informations reste comparable aux encyclopédies traditionnelles. Une fake news reste en ligne en moyenne 1 minute 30. Sur les sciences dures, Wikipédia est très fiable. C’est sur les sujets chauds que les biais apparaissent.

Vous parlez d’un biais dans le choix des sources. Pourquoi est-ce si structurant ?

Parce que sur Wikipédia, toute information doit être étayée par une source secondaire dite « fiable ». Mais le choix des sources admises n’est pas neutre. Il existe un Observatoire des sources, très consulté par les contributeurs, qui classe les médias selon leur fiabilité. Ce classement réserve d’étranges surprises : StreetPress, Loopsider ou Arrêt sur images sont jugés fiables sans nuance. En revanche, Valeurs Actuelles, L’Incorrect, ou même Le JDD ne le sont pas. Ce tri a des conséquences concrètes : les sources jugées « non fiables » ne peuvent pas être utilisées, même pour appuyer un fait exact.

Vous évoquez une forme de manipulation douce : le « cherry picking ».

C’est la sélection orientée de sources pour produire un biais sans mentir. On ne falsifie pas, on sélectionne ce qui arrange. C’est très courant. Par exemple, la fiche de Houria Bouteldja met l’accent sur des sources indulgentes, atténue les critiques. À l’inverse, Sonia Mabrouk est décrite comme proche de la mouvance identitaire, à partir de sources exclusivement à gauche. Il ne s’agit pas de mensonge, mais d’une construction orientée du réel.

Le collectif féministe des « Sans pages » illustre cette logique militante ?

Oui, c’est un cas révélateur. Ce groupe milite pour la visibilité des femmes et des personnes LGBT sur Wikipédia. Leur action est soutenue par Wikimédia France, qui leur a accordé 30 000 euros de subvention. Elles ne se contentent pas de créer des pages : elles influencent des votes internes, participent à des campagnes de pression. On l’a vu lors du débat sur le maintien du deadname – le nom d’une personne trans avant transition. Un vote a bien eu lieu, mais certains militants ont rameuté des soutiens via les réseaux sociaux pour peser. Le statu quo a été maintenu de justesse, mais cela montre à quel point Wikipédia est perméable à l’activisme organisé.

Ce type d’entrisme se retrouve aussi à droite, dites-vous.

Le cas du contributeur « Cheep », révélé par Vincent Bresson dans Au cœur du Z, est instructif. Il modifiait discrètement des pages sensibles, comme celles de Pétain ou Laval, pour minimiser leur rôle dans la Shoah. Il s’agissait d’une opération pilotée par l’équipe de communication d’Éric Zemmour. Le compte a été banni, mais il illustre une réalité : avec méthode, on peut influencer discrètement le contenu de Wikipédia.

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Peut-on encore faire confiance à Wikipédia ?

Oui, dans 99 % des cas. L’encyclopédie est globalement fiable. Mais elle n’est pas neutre. Elle reflète les biais de ses contributeurs, qui forment un milieu homogène, souvent orienté à gauche. Ce n’est pas dramatique en soi, mais cela mérite d’être connu. Wikipédia a un monopole de fait sur la connaissance généraliste en ligne. Et ce monopole mérite un regard critique.

Avez-vous votre page Wikipédia, désormais ?

Pas encore, mais je suis curieux de voir comment elle sera rédigée, si elle voit le jour. Ce sera un test intéressant de la neutralité de l’encyclopédie !

La face cachée de Wikipédia, de Michel Sandrin et Vincent Lefebvre, éditions du Cerf, 20€

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