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Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l’histoire du Maghreb, Pierre Vermeren a récemment publié Déni français (Albin Michel, 2019), ouvrage dans lequel il explique notamment que l’inconscient collectif politique de notre pays ne cesse de porter la marque de la guerre d’Algérie qu’il n’a pas digérée et n’arrive pas à penser l’islam en tant que religion aujourd’hui. Suite de l’entretien.
Vous expliquez qu’au sortir de la guerre d’Algérie, l’appareil d’État français congédie sa longue histoire coloniale, les administrations coloniales sont démantelées, des fonctionnaires spécialisés dans le monde arabe sont mutés ou mis en retraite, de sorte que l’État se sépare de sa compétence très poussée sur le monde musulman…
Oui, l’État a délibérément perdu cette expertise longuement acquise sous la colonisation, car de Gaulle et ses hauts fonctionnaires sont persuadés en 1962 que la France n’aura plus jamais à faire avec cette histoire et ces populations. Mais l’installation en Europe de populations musulmanes qu’ils ont pourtant orchestrée, les a rattrapés. Il est vrai qu’ils la considéraient comme temporaire. Mais le regroupement familial change tout à partir de 1979. De Gaulle était déjà mort depuis longtemps, et tout le monde a feint l’ignorance jusqu’aux années 1980. Que ce soit en France ou en Afrique du nord, le lien s’est distendu avec les populations musulmanes. C’est ce qui explique que l’on soit passé à côté des enjeux religieux de la guerre civile algérienne entre 1992 et 2002. On n’a pas vraiment compris non plus les événements du 11 septembre, qu’on a mis sur le dos des Américains alors même que la guerre en Irak a été faite à leur suite.
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On a effectivement décroché. La Guerre Froide avait polarisé toutes les énergies vers le monde communiste, et on a refoulé le religieux dans la sphère privée : c’est l’ensemble de la société qui est restée sur des idées anciennes. Mais l’offensive islamiste a profondément transformé l’islam maghrébin dans les années 1980-1990, à tel point que les islamistes algériens ont tenté une révolution islamiste dans leur propre pays contre le gouvernement du FLN. Nos dirigeants et nos ONG s’intéressaient au développement, à la géopolitique, en excluant le facteur religieux.
L’offensive islamiste a profondément transformé l’islam maghrébin dans les années 1980-1990, à tel point que les islamistes algériens ont tenté une révolution islamiste dans leur propre pays contre le gouvernement du FLN.
Les printemps arabes n’ont pas été compris non plus. Le gouvernement français a été très surpris que les Maghrébins réclament le respect de valeurs qui sont celles des démocraties d’Europe (liberté, dignité, fin du mépris et de la corruption, élections libres…). Aussi, quand les organisations islamistes ont voulu faire main basse sur ces révolutions pour instaurer leur théocratie, cela nous a paru normal, et nos gouvernants se sont empressés de faire ami-ami avec les Frères musulmans (en Égypte, en Libye, en Tunisie, en Syrie), au grand dam des démocrates, des féministes et des libéraux de ces pays.
Quant aux populations musulmanes de France, et aux affaires islamiques en particulier, elles ont été confiées par nos dirigeants après 1962 aux autorités consulaires algériennes, puis à partir des années 1990 aux autorités marocaines, en ce qui concerne leurs ressortissants. Pas plus qu’on ne s’intéressait aux musulmans de cette région, on ne s’intéressait aux musulmans immigrés ici, en se disant que les États d’origine s’en occuperaient. Cela a contribué à accroître le communautarisme dans notre pays. Pour combler ce vide, Sarkozy a créé le Conseil français du culte musulman (CFCM), mais il a immédiatement été « pris en charge » par l’Algérie et le Maroc, puis la Turquie et les Frères musulmans, qui veulent aujourd’hui le garder sous leur contrôle.
Les Occidentaux ne comprennent pas que le monde arabe peut ne pas nous aimer. Comment expliquez-vous cette naïveté qu’ont les Occidentaux devant le sentiment qu’ils peuvent susciter dans le monde ?
L’Occident porte le poids du « péché » colonial. On a tourné la page après la décolonisation mais au Maghreb l’histoire coloniale est encore très présente dans les mentalités, entretenue par les États eux-mêmes parce que ces sociétés ont été humiliées. Cela peut expliquer en partie le surgissement de la Chine en Afrique, pays exempt du « péché » colonial (oublions le Tibet).
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De plus, l’islam est considéré par les musulmans comme l’aboutissement de la Révélation : les musulmans sont le peuple élu par Dieu. C’est pourquoi, leur soumission à un peuple chrétien pendant la période coloniale leur paraît proprement odieuse. Cette question est instrumentalisée par les islamistes qui rappellent ce moment historique et appellent à le venger. Certes, ces pensées ne sont pas les seules, et bien des Maghrébins rêvent de vivre une vie démocratique et décente en Europe à défaut de pouvoir le faire chez eux. Mais de là à penser que tout le passé est oublié, c’est très naïf.
Est-ce par rejet du christianisme ou par amour du vide de soi que certains accueillent l’islam de manière inconditionnelle ?
On sait avec quelle ressentiment ont été rejetées en France des pratiques anthropologiques et religieuses comme le carême ou l’autorité morale du clergé, qui ont été largement en usage en France jusqu’au milieu du XXe siècle. À l’inverse, le ramadan, qui est une exigence coranique rigoureuse, est considéré par certains de nos contemporains comme une expérience exotique et innocente, envisagée sous l’angle du folklore culturel, voire de la purification du corps, à la limite du new age. Peut-être que le vide spirituel créé par la sortie de la société chrétienne comme norme collective suscite un désir envers une autre religion, mais il me semble que ce ne soit que marginalement le cas.
Le ramadan, qui est une exigence coranique rigoureuse, est considéré par certains de nos contemporains comme une expérience exotique et innocente, envisagée sous l’angle du folklore culturel, voire de la purification du corps, à la limite du new age.
Nous acceptons en revanche des pratiques d’orthodoxie et d’anthropologie islamique très rudes (le voilement des petites filles, l’interdiction de rompre le jeûne en public, le contrôle des femmes à travers le voile, les mariages contraints, la virginité au mariage etc.) parce qu’en fait, nous ne les prenons pas au sérieux. Ce serait une sorte de folklore populaire religieux et transitoire voué à disparaître. Mais j’ai vécu sept ans au Maroc et je ne voyais pas à Rabat de petites filles voilées comme on en voit à la mosquée de Bordeaux le samedi. On ne veut pas voir que l’islamisme est une révolution qui impose ses codes et ses normes à une partie des musulmans ; et qu’il ne s’agit nullement de tradition, mais de reconquête identitaire et idéologique.
Venons-en au conflit syrien, vous dites que « les quatre hommes qui ont conduit la politique arabe néo-conservatrice de la France entre 2011 et 2017 (Sarkozy, Juppé, Hollande et Fabius), n’avaient ni intimité ni vraie connaissance du monde arabe », ce qui est une rupture par rapport à leurs prédécesseurs. Les Français ont-ils péché par idéologie ou par méconnaissance ?
La méconnaissance est certaine. Vers 2011-2012, les Français redécouvraient qu’ils avaient joué un rôle historique en Syrie quand leur pays était la puissance mandataire jusqu’en 1945. Qui se rappelle en France qu’on a bombardé Damas le 8 mai 1945 ? Quand j’ai appris que François Hollande proposait de bombarder Damas en 2013, je me suis dit qu’on ne se rendait pas compte des conséquences locales de cette politique de la canonnière. Car les peuples orientaux ont la mémoire longue.
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De plus, La France n’a pas les moyens de ses ambitions car elle n’a plus une armée pour se lancer dans une vraie guerre loin de ses bases dans une région surarmée. Les Anglais suivis des Américains ayant refusé une intervention armée en Syrie en août 2013, les Français se sont trouvés seuls, obligés de constater leur incapacité. Les néoconservateurs du Quai d’Orsay sont persuadés que tous les malheurs de la Syrie proviennent de ce revirement américain de dernière minute, sans lequel on en aurait fini depuis longtemps avec le régime de Damas.
Tout était prêt, en 2013, pour que les islamistes prennent le pouvoir à Damas, avec le soutien des Saoudiens, qui voulaient ainsi reconquérir leur leadership régional en faisant contrepoids à l’Iran.
Je suis sceptique sur cette vision des choses : je pense que tout était prêt, en 2013, pour que les islamistes prennent le pouvoir à Damas, avec le soutien des Saoudiens, qui voulaient ainsi reconquérir leur leadership régional en faisant contrepoids à l’Iran. La République islamique d’Iran est le premier soutien de l’Irak depuis la guerre américaine de 2003. Le refus de penser les religions en France se retrouve aussi dans le champ des relations internationales. Pour les Saoudiens, que la Syrie et l’Irak soient dirigés par des chiites alliés de l’Iran est insupportable. L’Arabie saoudite et le Qatar voulaient instaurer un régime islamiste sunnite à Damas, ce qui n’a finalement pas été réalisé.
Qui domine l’Islam en France ? Quelle tendance, quels pays ? Quels sont les rapports de force ?
Si l’on compte en termes de lieux de culte, il y a environ 2500 mosquées en France : 100 à 150 sont aux mains des salafistes, 200 relèvent des Frères musulmans, 700 de l’Algérie, entre 500 et 700 aux mains du Maroc, et 200 dans l’escarcelle de la Turquie, à quoi il faut ajouter quelques mosquées africaines minoritaires, à Mayotte et à la Réunion. L’islam de France est l’objet d’une âpre bataille d’influence de la part de ces États et de ces mouvements idéologiques, comme les Frères musulmans soutenus par le Qatar, ou les salafistes soutenus par des princes saoudiens. Le Maroc et l’Algérie gardent le contrôle de l’essentiel de la situation, envoient des imams permanents et pour le ramadan, contrôlent leurs émigrés en France qui sont à la fois une source de revenu pour leur pays, et un levier d’influence en France.
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L’islam français est à dominante prolétarienne, non seulement parce qu’il y a une immigration islamique d’origine prolétaire en France, mais aussi parce que la bourgeoisie musulmane de France n’est pas très pratiquante (certains ont fui leur pays pour échapper précisément à la tutelle de l’islam, d’autres pratiquent le soufisme chez eux…). C’est l’inverse du catholicisme français où les fidèles sont aujourd’hui plutôt issus des catégories sociales aisées. Cette prolétarisation de l’islam en France permet aux États des pays d’origine de maintenir plus facilement leur tutelle sur les populations, notamment par l’envoi d’imams et le contrôle exercé par les consulats. Et les islamistes ont davantage de facilités pour souffler sur les braises d’une population fragile et donc plus facilement manipulable.
Vous citez, en conclusion, Boualem Sansal qui affirme : « la belle, riche et naïve Europe a quelque chose de la mythique Agapia, havre de paix et d’amour où le mal n’existe pas parce que tout simplement il est nié ». Sommes-nous rousseauistes au point de croire que le mal n’est pas niché au cœur de l’homme ?
La sortie de la religion du peuple français a donné à penser que l’homme était naturellement bon, et que le mal est extérieur à lui, et que par conséquent on pouvait l’anéantir. J’ai cité Boualem Sansal pour montrer qu’une fraction de l’intelligentsia du Maghreb est stupéfaite de voir l’attitude des Français vis-à-vis des islamistes. Il y a une forme de rousseauisme en effet. Je pense que les attentats du Bataclan et de Charlie Hebdo ont un peu ouverts les yeux en nous rappelant l’existence irréductible du mal et le caractère tragique de l’histoire.
Propos recueillis par Benoît Dumoulin
Pierre Vermeren : Déni français, notre histoire secrète des relations franco-arabes, Paris, Albin Michel, 2019.
Possibilité d’acheter l’ouvrage ici ou ici.
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