Ils sont américains, allemands, australiens, hollandais etc., se sont installés en Turquie en toute légalité et, pour certain, ont fondé une famille en Turquie, certain depuis des dizaines d’années. Mais ils étaient chrétiens et, de ce seul fait, ils sont désormais placés sous le code N-82, désignant dans la loi turque les menaces à la sécurité intérieure (article 59 du Code pénal turc). Un beau jour, alors qu’ils rentrent d’un déplacement hors du pays, le passage à la douane leur est refusé et les voilà bloqués à la frontière, irrémédiablement coupés de leur vie en Turquie. Parfois, de plus en plus, c’est l’expulsion pure et simple alors même qu’ils se trouvent dans le pays.
Depuis 2020, c’est près de trois cents personnes qui ont été victimes de ce brusque retournement des autorités à leur égard.
Faut-il le préciser ? Tous les « droits subjectifs » et « libertés individuelles » reconnus par la Convention européenne des droits de l’Homme (Conv. EDH) – droits à une vie familiale normale, à une vie privée etc. – et dont nos tribunaux font un si large usage, n’ont eu aucune force en l’espèce.
En tout cas pas devant les juridictions turques : par plusieurs arrêts, la cour constitutionnelle a validé tant le placement sous le régime N82 que les expulsions qui s’en sont suivie, sans jamais expliciter clairement en quoi ils ne relevaient pas d’une discrimination pure et simple.
Ainsi le motif, pour le moins léger, d’une de ces décisions selon laquelle « il n’existe aucune ingérence dans la liberté de religion » puisque « les requérants n’ont soulevé aucune plainte selon laquelle, durant la période où ils ont vécu en Turquie, ils auraient rencontré le moindre empêchement à accomplir leurs pratiques religieuses » (Cour constitutionnelle, formation plénière, 15 février 2024, n° 2019/40761).
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Il faut dire que situation avant l’expulsion n’était évidemment pas l’objet de la plainte, mais plutôt le pourquoi de cette expulsion ; et là, mystère : les infortunés ne sauront jamais ce qu’ils sont censés avoir commis de répréhensible ni pourquoi ils étaient qualifiés de « menaces ».
Des recours devant la CEDH (Wiest v. Türkiye, n° 14436/21, notamment) sont toujours pendants mais les institutions européennes, les politiques, médias et autres organes portant prompts d’ordinaire, à condamner toute sorte de discrimination ne semblent pas être empêchés de dormir par cette violation flagrante des droits de leurs citoyens.
Ce n’est pas faute d’avoir été alertés, pourtant. Le European Centre for Law and Justice, notamment, défend les chrétiens de Turquie depuis 25 ans, de toutes dénominations, auprès des Nations Unies et de la CEDH. Selon son président Grégor Puppinck, interrogé par l’Incorrect : « Les pays européens ferment les yeux sur leur persécution institutionnelle et leur terrible agonie. Ils se contentent de publier, de temps à autre, une résolution parlementaire, tandis que les condamnations de la CEDH restent souvent sans effet. A l’occasion de la visite du Pape Leon XIV, nous avons publié un rapport décrivant précisément cette persécution ».
L’aboutissement d’une longue tradition ottomane qui jusqu’ici visait les chrétiens autochtones.
Rien de nouveaux ici, sous le soleil de l’Egée ; seulement l’aboutissement d’une œuvre d’épuration de longue haleine qui a commencé à l’encontre des populations chrétiennes autochtones, arméniennes et grecques.
Après le génocide arménien et des grecs pontiques pendant la seconde guerre mondiale, puis l’expulsion des rives de la mer Egée d’un millions et demi de grecs qui y vivaient depuis cinq mille ans (1923), la République turque a patiemment poursuivi la réduction de toute présence chrétienne à portion congrue.
Le cas de Constantinople en donne une illustration parlante : après qu’une « loi sur les fondations » de 1935 ait imposé la constitution d’une liste de toutes les propriétés détenues par des non-musulmans dans la ville, cette déclaration, censée n’être qu’un simple inventaire, fut considérée à partir des années 60 comme le seul titre de propriété valable dont pouvait se prévaloir les chrétiens. Dès lors, toute acquisition faite après 1936 fut annulée sans réelle compensation et il devint en outre, de ce fait même, impossible d’en acquérir de nouvelles.
Ce n’est là qu’un exemple, des plus sournois et efficace, des multiples vexations et violences destinées à les pousser à partir. L’ancienne capitale de l’Empire Romain, qui comptait encore 200 000 grecs en 1924 n’en compte aujourd’hui plus que 2000.
Une saignée qui a un impact direct sur le monde chrétien dans son ensemble : depuis 1924, le patriarche œcuménique de Constantinople, nécessairement orthodoxe donc, doit être élu parmi les citoyens turcs ce qui, en pratique, limite donc les éventuels candidats aux membres de cette communauté moribonde. La nationalité peut être accordée à un candidat extérieur, certes, mais la République turque n’a qu’à supprimer cette faveur quand elle le souhaite : son droit de vie ou de mort est total.
Un véritable étau juridique, qui écrasera lentement mais implacablement le cœur du christianisme oriental à moyenne échéance.
Cela ne date pas de la République. Avant sa chute, les dernières décennies de l’empire Ottoman ont été marquées par la question des « sujets chrétiens de la Porte », comme l’on disait alors. Au cours de cette période de modernisation relative par la réforme, dite des Tanzimat (1839–1876), les multiples décrets, ou firmans, censés instituer l’égalité entre chrétiens et musulmans (Hatt-i-Chérif de 1839 et Hatt-i humayun en 1856 principalement), pris pour calmer les révoltes internes et apaiser les capitales européennes, restaient pratiquement lettre morte. Les réclamations trop bruyantes se sont soldées par de nouveaux massacres (Arkadi en Crète et Damas en 1860, en Anatolie entre 1894 et 1896).
Une inquiétante non-réciprocité
Faut-il s’en alarmer ?
D’aucun pourrait arguer que la Turquie fait bien ce qu’elle veut des étrangers vivant sur son sol ; que c’est un droit que tout patriote défend pour soi comme pour les autres. On pourrait aller plus loin et dire qu’en fin de compte, si la Turquie perçoit le christianisme comme une menace, c’est son affaire.
S’il n’est pas ici question d’apporter une vérité urbi et orbi, plusieurs éléments plaident contre un souverainisme par trop universel.
D’abord, interdire son territoire à un étranger que l’on avait auparavant accueilli et qui n’a rien commis de répréhensible, ne dispense pas de respecter ses biens, de limiter le bouleversement que cela induit dans sa vie, de respecter sa dignité etc. C’est le ius gentium ou droit des gens, loi non écrite de bon sens s’imposant à toute nations civilisées vis-à-vis de ceux qui vivent paisiblement chez elle, qu’importe d’où ils viennent.
De plus, opérer une discrimination évidente à l’encontre d’une religion plutôt qu’une autre – alors, encore une fois, qu’aucun trouble ne lui est reproché – est un droit que la Turquie a elle-même accepté de limiter en adhérant volontairement à la Convention Européenne des Droits de l’Homme, garantissant en principe la liberté de conscience. Une convention qui réunit 43 nattions chrétiennes sur 46 (sauf la Turquie, l’Albanie et l’Azerbaïjan), au sein desquels les citoyens turcs, et musulmans en général, y compris les plus dangereux, sont largement protégés par cet instrument de droit international – jusqu’à l’absurde, diront certains.
Il y a là une absence de réciprocité qu’il est injustifiable pour les Etats concernés, tant vis-à-vis de leurs citoyens que des autres Etats partie, de laisser prospérer sans réagir.
Quant aux grecs et arméniens, qui étaient présents depuis la haute antiquité et a fortiori bien avant l’arrivée des turcs au Xème siècle, la question est davantage historique et morale : l’occident peut-il rester indifférent au sort de chrétiens expulsés de la terre des ancêtres de leurs ancêtres ? S’il se conçoit lui-même comme le paradis du relativisme et de la neutralité religieuse, le monde européen est vu par le reste de l’univers comme incarnant encore la chrétienté, et chaque attaque contre celle-ci est perçue comme un affront – donc une victoire – contre celui-là.
Ils pensent cela à raison, du reste : une parenté nous lie indiscutablement à ces Eglises des premiers siècles pour ne pas dire des premières décennies. C’est encore plus vrai concernant ces hellènes dont la langue est autant celle de nos mythes, d’Homère à Sophocle, que de nos vérités : l’Ancien comme le Nouveaux Testament. Les Saints Ignace d’Antioche, Jean Chrysostome, Basile de Césarée et Grégoire de Naziance sont aussi nos saints et les Conciles de Nicée, Constantinople, Ephèse ou Chalcédoine ont aussi fixé notre doctrine.
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Revenons au présent : la Turquie est un partenaire et un voisin, qui ne brille par ses qualités ni de voisin, ni de partenaire.
Alors qu’elle est toujours candidate à l’UE, elle occupe militairement la partie Nord d’un autre pays membre, Chypre, depuis 1974, dont elle a expulsé les habitants grecs ; membre de l’OTAN et soi-disant alliée, elle soutient les islamistes en Syrie et en Lybie, intimide les bâtiments de guerre français par des illuminations radar et s’est complu à envoyer sur les frontières de l’UE des milliers de « migrants » jusqu’à obtenir le versement d’un tribut de plusieurs milliards d’euros pour les retenir. Bouclier contre l’Iran – du moins est-ce ainsi qu’elle se présente – elle soutient l’Azerbaïjan dans son d’invasion de l’Arménie.
Autrement dit, la Turquie est, pour les européens, autant un appui qu’une menace dont il est doublement indispensable de se faire respecter. Les américains y parviennent, bon an mal an, et encore leur faut-il composer avec une mauvaise volonté évidente de la part d’un allié versatile. Quant aux européens, il est clair qu’elle ne se sent pas obligée par la parole qu’elle leur concède.
Ses continuelles incursions en territoire grec et chypriote (la partie encore libre, s’entend) laisse augurer de contentieux graves à l’avenir. Il est en fait pratiquement certain qu’elle cherchera à envahir au moins une partie des îles de la mer Egée quand l’occasion se présentera.
Lorsque cela arrivera, la chrétienté aura peut-être vu la terre où naquirent ses premiers saints et ses premiers conciles disparaître à jamais, interdite, derrière la Sublime Porte close.




