La lecture de votre passionnant roman m’a fait immédiatement penser au mot « hyper réalisme », dont mes parents m’expliquaient, quand j’étais enfant, qu’il s’agissait d’une œuvre d’art encore plus réelle que la réalité. Tel est le sentiment que l’on éprouve en vous lisant, avec un plaisir teinté d’un léger malaise, le sentiment d’être, derrière une glace sans tain, le témoin clandestin d’une scène à laquelle on ne devrait pas assister. Comment faites-vous pour parvenir à un tel niveau de réalisme ?
C’était l’un de mes objectifs de faire éprouver au lecteur le sentiment vertigineux de passer dans les coulisses, de participer aux réunions des ministres, des préfets. Je voulais qu’il passe de l’autre côté de la barrière. Un côté que l’on connaît très mal de l’extérieur car il est dissimulé par les voiles de la déclamation, de la communication et de la représentation. J’ai voulu déchirer ces voiles.
Plus techniquement, j’ai joué du formatage propre aux hauts fonctionnaires, que je critique dans mon livre. Mais, moi aussi, j’ai été formatée et je sais, au bout de plus de trente ans à fréquenter ministres, conseillers et parlementaires comment ils pensent et réagissent.
J’ajoute que, trait de caractère peut-être, je déteste les approximations. En particulier, dans le genre policier, où il me suffit parfois de dénicher une erreur pour refermer un livre que je me délectais pourtant de dévorer. Du coup, je complète mes connaissances et mon expérience par une documentation très solide.
Enfin, je voulais éviter le roman à thèse et essayer de dire la vérité telle qu’elle peut être vécue. J’assume la spécificité du livre, d’être très ancré dans la réalité des institutions, des acteurs de l’administration, des processus de décision.
Votre livre fourmille de ces « petits faits vrais » dont raffolait Stendhal, ces anecdotes révélatrices, comme la scène où le directeur du cabinet, s’adressant au Premier ministre, omet volontairement la négation pour lui faire comprendre son état d’esprit…
C’est aussi que la politique est un théâtre où chacun joue un rôle pour exister, briller, supplanter les autres et durer. C’est le propre des hommes politiques mais aussi de leurs conseillers. Il faut imaginer la sourde lutte pour les postes au sommet. Un cabinet ministériel, c’est avant tout un tremplin pour accéder à des fonctions prestigieuses. Vu de l’intérieur, c’est un peu dérisoire, bien sûr, mais c’est bien ainsi que cela se passe.
L’administration a le temps devant elle pour rogner les ailes des téméraires et glacer les cœurs des valeureux.
Ces petits faits vrais sont peut-être aussi une réminiscence de mes lectures favorites. Je pense – sans m’y comparer – à Balzac, à Mauriac, à Bernanos, à Chardonne ou à Bloy. Permettez-moi une citation de ce dernier, dans son roman Le Désespéré : « C’est toujours une allégresse chez le docteur quand Dulaurier s’y présente. De part et d’autre, on se placarde de sourires, on se plastronne de simagrées affectueuses, on se badigeonne au lait de chaux d’une sépulcrale sensibilité. » Pour parler d’un contemporain que j’admire, j’aimerais écrire comme Patrice Jean.
Il vous arrive aussi de vous lâcher, comme lorsque, décrivant un personnage qui vous est manifestement sympathique, vous déclarez qu’« être clivant, c’est-à-dire avoir des idées personnelles, est l’un des pires défauts dans une société moutonnière régie par les médias du politiquement correct ».
Combien de fois ai-je entendu dans la bouche de collègues la critique suprême : « Lui, il est vraiment clivant. » La personne en question pouvait être honnête, brillante, avoir une vision, une capacité de travail hors-norme, tout cela allait très rapidement être ramené à rien en raison de ce caractère « clivant ». Pourtant, c’est le caractère qui est la valeur des décideurs, ce n’est pas leur connaissance de la réglementation ou leur soumission au Conseil d’État. Je ne suis pas loin de penser comme Giulano da Empoli pour qui « aujourd’hui, le “parti des avocats” est totalement dépassé ». Ce n’est pas une mauvaise chose, car c’est ce parti, disons des juristes, qui nous a enfermés dans un univers bureaucratico-progressiste où la décision politique en faveur du peuple n’est plus possible.
Dans l’État en pleine décadence que vous décrivez, on a l’impression que les sentiments dominants sont le mépris, l’ambition et la lâcheté, et que les personnes sincèrement dévouées à leur mission, sans parler des véritables hommes d’État, sont tragiquement minoritaires… Sommes-nous descendus aussi bas ?
On revient au formatage dont j’ai parlé. La formation puis la hiérarchie formatent les personnes. N’oublions pas qu’en dépit de quelques évolutions plus cosmétiques que réelles, nous restons dirigés par une administration très hiérarchique dont le fonctionnement fait parfois penser au livre de Balzac Les Employés. Les mamelles de l’administration restent le culte du précédent et la pusillanimité. Le tout assaisonné d’une vision dévoyée de l’intérêt général ramené à l’intérêt particulier non de l’État mais du ministère, de la direction, de la sous-direction ou du bureau auquel on appartient. Et l’administration a le temps devant elle pour rogner les ailes des téméraires et glacer les cœurs des valeureux.
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Pour les politiques, il faut y ajouter l’effondrement de leur niveau intellectuel et culturel. Il est vrai que par des lois successives, ils ont peu à peu taillé dans le maquis de leurs avantages. Désormais, pourquoi être politique ? Risquer sa vie de famille, son avenir professionnel suppose un idéal à poursuivre. Or, les idéologies se sont effondrées et les acteurs politiques sont dans la nasse de l’impossibilité de décision, coincés entre le groupe politique majoritaire, l’administration, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, l’Union européenne… Si je veux être honnête jusqu’au bout, je dirais aussi que nous avons les politiques que nous méritons.
Vous avez choisi un héros catholique assumé dans votre livre, pourquoi ?
C’est d’abord suite à l’étonnement que si peu de place soit faite aux catholiques dans les fictions écrites ou audiovisuelles, alors qu’ils sont nombreux et jouent un rôle considérable pour faire avancer notre société. Par ailleurs, je crois que la laïcité telle que nous la vivons en France, c’est-à-dire une œuvre d’éradication du catholicisme, voire de toute spiritualité, n’est pas la solution mais une partie du problème que nous pose l’islam aujourd’hui.
Peu de temps avant la disparition de Gérard de Villiers, l’auteur de SAS, je lui avais demandé à l’occasion d’un entretien, s’il se concevait plutôt comme un romancier prenant pour objet des questions politiques, ou comme un politique utilisant la forme romanesque pour dire des choses qui lui tenaient à cœur. Quelle serait votre réponse à une telle question ?
En termes de richesse de documentation, la comparaison me flatte. J’ai indubitablement commencé par utiliser la forme romanesque dans un but politique : dessiller les yeux de mes contemporains et leur faire prendre conscience que l’avenir de notre pays et, au-delà, de notre civilisation, est entre leurs mains. Que ce sont les tempéraments qui nous sauveront, pas les procédures.
Mais, au fil de l’écriture, j’espère m’être muée en romancière prenant pour objet des questions politiques. Le polar est une occasion pour toucher les tripes du lecteur. Tous les grands auteurs de romans policiers, en tout cas ceux que je révère : Ellroy, DOA, Camilleri, Izzo, écrivent des livres politiques.
