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Entretien avec Philippe Forget : l’obsession identitaire

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Publié le

14 juin 2018

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Alors que l’évocation des crises identitaires saturent les médias, que la crainte de conflits communautaires polarisent les forces politiques et paralysent nos États, le philosophe Philippe Forget propose une réflexion originale et stimulante au carrefour de la stratégie, de la politique et de la philosophie de la culture. 

 

Tout discours collectif semble aujourd’hui dominé par la logique victimaire des minorités. Les injonctions morales ou les mots d’ordre communautaires s’imposent, de #PrayForParis à #BalanceTonPorc. En amont, cette nouvelle donne ne traduit-elle pas la victoire de réseaux, condamnant l’État-nation à l’obsolescence ?

Oui, le rôle des réseaux sociaux est devenu stupéfiant. Il y a un demi-siècle, l’affaire Weinstein serait restée un fait divers, anecdotique. Or, durant des semaines, le consommateur d’informations et opinions a été matraqué de « moraline » inquisitrice. Par les réseaux sociaux, les campagnes de propagande acquièrent encore plus d’efficacité que par les seuls mass médias officiels, car elles se diffusent comme une épidémie mentale parmi les myriades d’individus connectés techniquement mais séparés civilement. Une société des écrans est par définition une société séparée et séparatrice, qui a cessé de pratiquer la conversation civile, le commerce commun d’opinions vives. Parallèlement, la diminution énorme du nombre de cafés sur le territoire national n’a fait qu’aggraver ce phénomène et témoigne de l’expansion continuelle d’une société d’isolation.

Ce sont donc des vagues de mots d’ordre, de slogans, de formules simplistes, qui déferlent dans l’immanence opaque des ludions connectés. Ces vagues sont bien entendu agencées par des officines spécialisées ; au besoin, on invente même des essaims d’individus branchés qui intensifient l’excitation idéologique de la masse réticulée. Enfin, le processus est couronné par les appareils médiatiques qui « font » l’événement, le légitiment, le publicisent et le relancent à leur tour. Vous me rétorquerez que les opinions contraires, « mal-pensantes », peuvent justement fleurir  et se coaguler au sein du tohu-bohu réticulaire. Certes, de larges zones intempestives de liberté peuvent y être constituées, mais l’enjeu sérieux est de faire boucle, de donner forme au monde extérieur, vécu, actif et partagé, celui où s’instituent et gouvernent les normes de comportement. D’un côté donc, une zone éthérée de liberté virtuelle ; de l’autre, l’espace réel du pouvoir temporel. Historiquement et politiquement, seul le dernier compte. Dès lors, la liberté n’est aujourd’hui qu’un état virtuel au sein du mouvement réel de la domination.

 

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Diabolique au sens étymologique, le pouvoir animateur des écrans et réseaux libère l’appareil d’Etat de la Nation et de sa volonté unitaire. En tant qu’organisation de quadrillage et de domestication des peuples, l’État se porte donc à merveille. Grâce aux techniques de communication, il a prodigieusement renforcé son emprise. Protéiforme, il est devenu une hydre technocratique et communicationnelle. Hybridé au dispositif planétaire des réseaux du rendement, il veille à l’usure de la nation. Celle-ci comme la liberté se trouvent logiquement jetées dans les limbes du virtuel. Et rien ne dit que leur virtualité puisse signifier un quelconque potentiel. Exister politiquement, c’est se manifester publiquement et fortement. Les minorités savent exister. Il semblerait que la prétendue majorité, virtualisée, en ait perdu la force.

« L’incantation identitaire, serinée et assénée, apparaît chez ceux qui cherchant une compensation à la pauvreté de leur vie, croisent par cette illusion abaisser la liberté d’autrui. » Philippe Forget

L’existence politique de la République – de la chose publique elle-même – semble désormais dépendre de ses relations avec une minorité religieuse. La guerre déclarée par un pourcentage infime de combattants, certes adossés à une idéologie ancienne et une solide sociologie, suffit à infléchir notre vie démocratique. Comment envisagez-vous le phénomène islamique ?

S’il n’y avait qu’une seule minorité religieuse pour menacer l’existence de la République ! Cela fait des décennies que la République est désaxée, démembrée.  Par exemple, la démocratie médiatique a institué la parité des genres au détriment de l’égalité des individus. Qu’il n’y ait plus un seul genre humain mais deux, et que cette discrimination constitue la norme de la représentation politique, traduisent bien notre régime d’oxymores politiques. Le tribalisme de sexe, de mœurs, de couleur, sévit et chaque groupe croit détenir une valeur universelle et politique. L’individu ne vaut plus par ses œuvres, son effort, mais par son origine ou son signalement. Ainsi l’une signale qu’elle est bien une femme et surtout une femme ; l’autre un « gay » et surtout un « gay » ; enfin un troisième, un immigré et surtout un immigré, etc. Ils se voient mobilisés comme tels, sans répit, par le dispositif médiatique et idéologique. Chaque tribu doit assurer son rôle revendicatif dans le cirque des appartenances particulières, des « idiotismes » obnubilés. Et cela face à la masse sidérée d’une majorité invisible, mais frappée de silence coupable ou hébété. Alors, les notions d’intérêt et de sphère publics perdent leur sens.

La volonté générale ne cesse d’être usée et déviée par le ressentiment actif des minorités. Sous leur vigilance, le corps historique et moral du peuple n’en aura jamais fini de payer pour le mal et la faute qu’il recèle. C’est toute une confiance anthropologique fondamentale pour la persistance d’un peuple qui est ici éreintée. Dans cette course à la division identitaire, l’assignation religieuse forme un ressort efficace. Le signalement islamique a toute sa place dans la ruine spectaculaire de l’unité civique de la nation. Le tribalisme religieux ne constitue pas, à mes yeux, un problème de fond pour le système technocratique ; il l’alimente même. La guerre dont vous parlez a pour résultat d’apeurer toujours mieux les consommateurs. Du coup, assoiffés d’apaisement, ils consentent à l’existence d’une société musulmane « modérée » au sein de leur propre lieu historique et politique. Au même moment, faute d’une culture forte, ils sont tentés de se regrouper autour de fétiches chrétiens. L’expansion islamique sanctionne le suicide organisé de notre vie républicaine. Tout cela devrait déboucher à terme, sur des concordats et une partition, plus ou moins explicite, du pays ; et au fond, un chaos endémique. Une sorte de sud-américanisation est devant nous.

« Les sociétés traumatisées par un passé ne savent plus se figurer un avenir. Elles revendiquent une identité dont le ressort ne s’alimente pas à la créativité mais à la répétition lancinante d’une seule identification. »Philippe Forget

Face au basculement démographique, et à la montée objective de l’islamisme que vous dénoncez, la « défense de l’identité » semble indispensable. Vous récusez pourtant dans un essai court mais dense les risques de L’obsession identitaire. N’est-ce pas contradictoire ?

Je constate, en effet, la progression démographique, territoriale et culturelle de l’islam. Progression qui s’accentuera à la mesure de l’irrigation migratoire que l’Union Européenne stimule. Les Français s’en inquiètent ; cependant sous une forme curieuse. Depuis des années, le terme d’  « identité » ne cesse d’agiter l’opinion. Nos concitoyens auraient-ils perdu leur identité à cause de l’islam militant ? Mais c’est leur propre affaissement historique qui efface leur  caractère. Regardons ailleurs en Europe ! Confrontés à la même submersion, les Italiens se sentent certes menacés par des hordes intrusives qui parsèment leurs villes et dont ils jugent les mœurs barbares ; les Catalans, cohabitant avec un pourcentage élevé d’immigrés, veulent, eux, affirmer leur indépendance au nom de leur histoire et de leur culture. Pourtant, ni les uns ni les autres n’interprètent leur situation en regrettant leur identité ; et il me semble, pas davantage les Britanniques ou les Allemands, sans doute tentés de se réfugier dans un tribalisme autochtone. 

Il y a quelque chose de désastreux à parler d’identité quand il s’agit de verticalité historique et politique. Verrait-on une constitution politique parler d’identité, notion administrative, « les papiers d’identité », plutôt que d’exercice de la souveraineté ? En fait, cette notion connaît un usage lancinant parce qu’elle révèle un profond sentiment d’échec historique chez les Français. Les islamistes ne prennent l’identité de personne, ils avancent seulement là où le désert de l’esprit fait office de paix civile. Les Français n’ont-ils pas consenti à abandonner leur souveraineté populaire et laïque, au saccage de leur école, à la chute de leur culture, de leurs industries, à la culpabilité de leur histoire et même de leur langue (je pense à l’écriture inclusive et au bannissement de certains mots), et au bout du compte, au dégoût de toute ambition et puissance communes. En seraient-ils là s’ils avaient continué à transmettre la vigueur rabelaisienne, l’esprit voltairien, la vertu rousseauiste, le progrès hugolien ? Un ressentiment impuissant les parcourt depuis qu’ils ont renoncé à poursuivre  les idéaux modernes. 

Tout cet affaissement s’est produit sous la férule tant d’une gauche dévoyée et nihiliste que d’une droite cynique et affairiste. Prenant l’obéissance à l’État tutélaire pour une vertu, les citoyens ont eu la faiblesse de se livrer à une classe parasitaire, misérable de médiocrité et d’impudence. Et ce n’est pas une politique imbue de contrition, de contrainte,  qui insufflera le dynamisme nécessaire à un peuple usé par l’idéologie. Punition, contrition, oblation et soumission pointent les quatre motifs du diabolisme moral et politique dont le venin décompose la puissance et l’élan populaires. Fièvre aggravante du virus nihiliste, l’islam militant  se verra subjugué par le seul peuple porté par l’appel du futur. Une population désirant agir « à la manière des écrevisses », selon le bon mot de Nietzsche, contredirait la flèche du temps et confirmerait sa disparition.

« L’avenir d’une culture peut être jugé à ses modes de déploiement. Partant, le génie qualifie l’identité. Si le génie ouvrier est la source de l’identité, le style en est l’expression même. »Philippe Forget

La notion de créativité est donc pour vous centrale, impliquant la production d’outils et d’œuvres. La question de la Technique, sous-jacente, semble pourtant devenue équivoque. Dès 1990, votre travail sur L’homme machinal évoquait la « trahison » du progrès par la technique…  

Liberté créatrice et maintien d’une personnalité populaire et nationale sont, en effet, liés. En revanche, le fixisme identitaire menace mortellement la créativité commune. Être un Français ne saurait impliquer une assignation identitaire, voulant m’imposer des traits canoniques, momifiés, que je devrais reproduire ou restaurer. Une personnalité émerge d’une manière de faire, d’être, elle irradie dans un style ; et ce style ne peut être objectivé, normé politiquement, à peine d’être nécrosé. L’appartenance se construit, elle ne naît point d’incantations paresseuses. Face aux zélotes de l’Autre, au fétichisme « altéritaire », les obnubilés de la racine, les fétichistes de l’origine ne sont que leurs frères ennemis en morbidité historique. Tous deux renient le génie créateur des peuples. Or, ce génie se manifeste par la médiation d’une culture ; précisément, un savoir qui cultive une croissance éclatante des êtres. Ainsi, il n’y a de culture que vivante et métamorphique, laquelle poursuit une tradition à la seule mesure d’un esprit novateur et rénovateur. Une politique de la culture est légitime du moment qu’elle sait féconder de hautes formes du futur. Ezra Pound voyait juste : la poussée créatrice de la vie exige une poétique de la politique.

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Former  ce qui vient vers nous, savoir l’habiter avec ses forces titanesques : tel est l’enjeu d’une politique de puissance, propre à l’ambition d’une nation dynamique, moderne et anticipatrice. Une nation qui comprend son passé, en honore des visages, y discerne un sens ; qui sait s’alléger des mémoires traumatiques et bondir de jeunesse : cette nation renaîtra si elle devient la force ouvrière d’un monde repensé et reconstruit. Si nous voulons maintenir une « nostrité », l’accroître, arrêtons d’être hantés par l’originel et affirmons une forme originale ! En Occident, c’est de la puissance démiurgique et réfléchie que naît le Nous du peuple. Partant, la communauté des bâtisseurs doit affronter et surmonter le mouvement de la Technique. Le système techniciste et technocratique a défiguré le progrès en nous enfermant dans la spirale des besoins et des moyens. Il appartient à une nation créatrice de mobiliser et orienter les forces techniques vers une perfection de la forme humaine. Giordano Bruno et Goethe enseignent toujours que nous marchons sur des épaules de géant. Par le rêve, l’ambition et l’intelligence, sachons chevaucher les puissances du futur. Le seul dépassement de soi garde vive la trajectoire historique d’un peuple. 

 

Philippe Forget est docteur en philosophie, ancien chercheur en science politique à l’Institut universitaire européen de Florence. Fondateur et directeur de la revue L’Art du comprendre. 

Il a notamment publié avec Gilles Polycarpe un essai d’anthropologie philosophique et stratégique, Le réseau et l’infini (Economica, 1997), et un dense plaidoyer pour le dépassement créateur de L’obsession identitaire (Berg International, 2016).

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