Skip to content

Haro sur le « système technicien » !

Par

Publié le

27 avril 2020

Partage

[vc_row][vc_column][vc_column_text css=”.vc_custom_1587990013380{margin-right: 25px !important;margin-left: 25px !important;}”]

Les mauvaises nouvelles ont beau pleuvoir, il en existe pourtant au moins une bonne : la mise en cause du système de gestion de la santé publique et hospitalière. La bonne nouvelle est que les masques sont en train de tomber aux yeux de tous.

 

Il suffit en effet de rassembler les réactions critiques venues de toutes parts pour obtenir l’image du faisceau de licteur, ce paquet de verges entourant une hache qui servait d’emblème symbolique aux officiers, à la fois appariteurs et bourreaux, qui marchaient devant les hauts magistrats romains. Des verges pour punir, une hache pour exécuter les condamnations à la peine capitale : tout y est. Nous y sommes déjà pour les verges. Pour les têtes à couper, on attendra.

 

Lire aussi : Culture en confinement

 

En ce qui concerne les causes du désastre, elles sont sinon connues du moins vécues par les professionnels de santé depuis quelques lustres. Mais si la philosophie peut nous aider à les explorer à fond, je pense que c’est en exploitant le concept de « système technicien », thématisé par le philosophe bordelais Jacques Ellul en 1977. Concept qu’il faut associer à celui de Gestell, forgé par Heidegger, dès 1954, pour caractériser l’essence de la technique moderne comme « Machin qui nous encadre ».

La question de fond qui se pose à nous est donc celle-ci : en quoi notre système de santé publique, incarné au premier chef par ses hôpitaux, mais aussi ses Ehpad, a-t-il été phagocyté par le système technicien ?

 

Un petit tour sur l’agora

 

À quoi venons-nous d’assister sur la place publique ? D’abord à un retournement de nos priorités aussi brutal et rapide que celui qui se passe pour la crêpe que l’on fait sauter dans la poêle. En un discours présidentiel, elles n’étaient plus à l’économie et à la finance, mais à la survie —  et cela « quoi qu’il en coûte », comme l’a martelé Emmanuel Macron. On nous a même sorti Descartes de la naphtaline pour certifier philosophiquement que la santé est « sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Et l’on a retrouvé par là l’impératif premier de l’éthique du politique (qui n’est pas forcément celui des politiciens) : préserver de la mort le peuple dont il a la charge.

On a également tiré à vue sur la « mondialisation », que l’on ferait mieux de nommer « globalisation », parce qu’il s’agit d’une version du système technicien qui n’a rien à voir avec le « monde », avec ce qui fait du monde un monde, c’est-à-dire le lieu où habite l’homme — ce qui se dit en grec êthos. En incriminant la « mondialisation », on visait à la fois le facteur de propagation d’une épidémie présentée comme la conséquence d’une bizarrerie culinaire chinoise (quelle idée de bouffer du pangolin acheté vivant au marché !), et notre dépendance voulue et assumée à l’égard de l’Asie pour la production de masques, de médicaments et d’équipements divers — tous ceux qui nous font cruellement défaut aujourd’hui.

 

On a également tiré à vue sur la « mondialisation », que l’on ferait mieux de nommer « globalisation », parce qu’il s’agit d’une version du système technicien qui n’a rien à voir avec le « monde », avec ce qui fait du monde un monde, c’est-à-dire le lieu où habite l’homme — ce qui se dit en grec êthos.

 

On s’est aussi confronté au système technicien dans un autre registre : celui de la technosphère, dans laquelle nous vivons en immersion, au point de nous faire oublier notre appartenance à la biosphère, c’est-à-dire à la vie. D’où le choc que nous avons éprouvé en constatant avec horreur qu’un virus n’était pas qu’un logiciel malveillant caché au fond de nos ordinateurs, mais un facteur d’infection de nos organismes. Un facteur qui peut nous apporter la mort, et pas seulement provoquer des bugs. D’où le sentiment que le monde aseptisé produit par la révolution numérique, dont dépendent notre internet et notre informatique, pouvait se mélanger avec celui de la vie. Comme si le virus était un « alien » surgi tout soudain de la machine pour venir nous infecter, comme on l’a vu au cinéma.

Mais comme l’a montré le philosophe américain Michael Harder, la réciproque est encore plus vraie : les échanges physiques et les échanges numériques à l’échelle mondiale sont maintenant à ce point mélangés que c’est la réalité elle-même qui est devenue « virale ». Ce qui confirme l’omniprésence et l’unité foncière du « Système technicien ».

Ajoutons maintenant les réactions positives auxquelles nous assistons depuis le début de l’épidémie et l’on obtient, par contraste, ce qui mérite d’être valorisé.

Que signifient les applaudissements adressés aux Blouses blanches, le soir à 20 heures ? La primauté absolue des hommes et des femmes de terrain sur le système et les technocrates qui le servaient, alors que ces derniers les considéraient il y a quelques semaines comme des emmerdeurs. Hommages étendus aux infirmières libérales, ambulanciers, paramédicaux, etc., tous ceux qui prennent des risques pour nous servir. Auxquels on a associé les caissières de supermarchés, les livreurs à domicile, les routiers qui alimentent les circuits de distribution, les agriculteurs qui nous nourrissent, et bien d’autres encore. Autant de « petites gens », comme on dit, généralement aussi mal payés que les personnels de santé. Nombre d’entre eux devaient faire partie des Gilets jaunes, aujourd’hui rhabillés par nos soins en Gilets blancs (ce qui n’exclut aucunement le retour des jaunes à la fin de l’épisode, qui leur aura fourni de nouveaux sujets d’enragement).

 

Lire aussi : Le journal de confinement : un genre de merde

 

Et quand éclatent les controverses, que constatons-nous ? L’apparition sur le devant de la scène d’individus capables d’imposer leur volonté au système, tel Didier Raoult, incarnation vivante de l’anti-système. Ce qu’il doit à son look, ses coups de gueule, la position marginale de son Institut par rapport au système qu’est l’Inserm, sa localisation à Marseille et non à Paris, épicentre du système jacobin franco-français.

Pour ses adversaires, c’est un imposteur doublé d’un gourou. Pour ses admirateurs, il n’est pas Zorro, le sauveur masqué. Tel qu’il se présente, il est plutôt une réincarnation du druide Panoramix (la mère de Raoult est bretonne). J’y vois pour preuve ceux qui font la queue devant son Institut pour profiter de sa potion magique. Celle qui a permis à Astérix et Obélix, équipés d’un char de course made in Gaule, de gagner la course transitalique contre le vilain Coronavirus, le champion des Romains (1). Un champion dont le visage est masqué, et qui multiplie les coups tordus pour gagner.

Pareille coïncidence, ça ne s’invente pas… Mais le plus important est encore la révolution qui a eu lieu au sein même des établissements de santé : la prise de pouvoir des médecins et des soignants, au nom de leur mission spécifique, contre la bureaucratie régnante.

On trouvera dans la situation qui a été faite aux Ehpad, négligés de bout en bout, des éléments qui vont dans le même sens. Mais là, on touche proprement au tragique. On a d’ailleurs entendu parler de familles prêtes à arracher leurs vieux parents à leur mouroir potentiel, où ils disparaîtront sans accompagnement, sans toilette mortuaire, sans rites funéraires. Ce qui nous reconduit directement au conflit décrit par Sophocle entre l’êthos de la famille, défendu par Antigone, qui veut enterrer son frère au nom de lois non écrites, et l’êthos du pouvoir politique, représenté par Créon. Rien qu’à s’en tenir là, il y a remise en cause du « Système technicien » sous différentes versions.

 

Des palinodies révélatrices

 

On peut cependant aller déjà bien plus loin dans le dévoilement en analysant la mascarade à laquelle se sont livrés nos responsables officiels à propos de la pénurie des masques de protection. Elle nous révèle en effet immédiatement ce que l’analyse détaillée présentée dans l’épisode suivant nous apprendra : qu’en calquant ses formules de management sur le modèle de l’entreprise moderne, qui est nécessairement mondialisée, il faut éliminer les stocks, qui stérilisent les ressources, au profit des flux.

Si l’on reprend point par point cette palinodie à propos des masques, elle équivaut à ce que l’école d’autrefois appelait une « leçon de choses ». Si l’on n’en retenait que le versant comique, on se trouverait dans une pièce de Feydeau, alors que le contexte était tragique.

 

Que démontre son déroulé dans le temps ?

 

Sitôt que le besoin de masques s’est fait sentir, on a vite compris que nos responsables officiels s’avançaient eux-mêmes masqués, et que le premier argument invoqué, celui de l’inutilité des masques, n’était qu’un piteux cache-sexe qui dévoilait tout : « Les masques sont inutiles puisque nous sommes incapables d’en fournir ». Les mêmes ont ensuite commencé à s’emmêler les pinceaux en croyant lâcher du lest : « On ne dispose pas des moyens dont on devrait disposer parce qu’ils sont inutiles ».

L’éthique utilitariste qui prévaut dans notre système de santé publique nous est ainsi apparue sous sa version inversée, qu’on pourrait qualifier d’« inutilitariste ». Ce qui en fait le revers de l’avers de la même pièce.

Quel était en réalité le vrai message ? Fourni de manière subliminale, il nous rappelait le dogme qui est au cœur du système : « Il ne faut pas de stocks, mais uniquement des flux ». Un message qui exprimait donc la position du système en vigueur, qui se servait des officiels comme de ventriloques. Lesquels se gardaient bien, toutefois, de lever le gros lièvre qu’était la suppression de l’Eprus en 2016, sous le ministère de Marisol Touraine, chez qui Jérôme Salomon avait occupé le poste de « conseiller sécurité sanitaire ». L’Eprus, une institution chargée précisément des stocks de précaution en cas de menace sanitaire grave.

 

Pour le système en place, que sont en effet les personnes âgées hébergées dans les Ehpad ? Du stock à l’état pur. Car si les malades alités dans les hôpitaux sont un stock, tout est fait pour qu’ils libèrent la place au plus vite. Tandis que tout est fait dans les Ehpad pour que les personnes âgées restent le plus longtemps possible en vie, rivés à l’institution jusqu’à leur mort.

 

Le piquant de l’affaire est qu’une fois admis qu’il fallait des masques, on nous a annoncé qu’un pont aérien avait été mis en place depuis la Chine pour nous en apporter. Mais qu’est-ce qu’un pont aérien ? L’agent numéro 1 des flux mondialisés… Confirmation est ainsi faite du triomphe du flux, grâce auquel on aura enfin des stocks.

Triomphe du flux, mais aussi des chiffres. Car à quoi se résume l’information officielle ? À l’indication chiffrée des millions de masques commandés (pour le moment en complet décalage avec leur arrivée dans les services qui en ont besoin). Parallèlement, nous avons droit, quotidiennement, à une litanie de chiffres concernant les flux de patients dans les hôpitaux et les services de réanimation, ceux du reflux étant tout aussi quotidiennement espérés. Des chiffres certainement exacts, et pourtant faux si c’est la vérité de la situation qui est visée. Parce que pour la plupart d’entre eux, à part celui des morts, ils n’ont aucun sens.

Ajoutons que le système, vicelard, n’en est pas resté là. Quand certaines Régions, dont celle d’Ile-de-France, ont réussi à se procurer des masques bien plus rapidement que l’État, ce dernier s’est empressé de les réquisitionner dès leur arrivée. Pour les centraliser, les redistribuer à sa guise, en prenant le temps qu’il faudra pour que la machinerie administrative transforme les stocks en flux, fût-ce au compte-gouttes.

 

Lire aussi : Le “boubou”, marcheur sénescent

 

Si l’on observe maintenant ce qui s’est passé du côté des Ehpad, où l’absence de masques avait des conséquences terribles, pour les personnels d’abord, quantités d’autres personnes ensuite (dont les familles, interdites de visites), le même tableau vire carrément au noir. Pour le système en place, que sont en effet les personnes âgées hébergées dans les Ehpad ? Du stock à l’état pur. Car si les malades alités dans les hôpitaux sont un stock, tout est fait pour qu’ils libèrent la place au plus vite. Tandis que tout est fait dans les Ehpad pour que les personnes âgées restent le plus longtemps possible en vie, rivés à l’institution jusqu’à leur mort.

Ajoutons à cela que les malades des hôpitaux, une fois remis en état, appartiennent pour nombre d’entre eux à la partie « utile » de la société, alors que les personnes âgées sont par définition des inutiles sociaux. Dans un contexte où se combinent jeunisme et âgisme pour fixer l’échelle des valeurs à attribuer aux personnes, on se rend compte que notre système de santé publique, obsédé de productivité, est incliné à diviser la population en deux catégories : les productifs et les improductifs.

On peut alors adapter aux Ehpad le discours sur l’inutilité des masques, ce qui donne la formule suivante : « On ne dispose pas de masques pour des inutiles, parce qu’ils ne sont pas utiles ».

La même formule vaut naturellement pour les établissements chargés de patients psychiatriques, certains cumulant vieillesse et psychiatrie, pour cause de maladie d’Alzheimer. Le résultat est le tableau dramatique que nous offre, par exemple, le centre hospitalier Émile Roux. Car si bien des hôpitaux ressemblent depuis quelques années à des bateaux ivres, Émile Roux fait plutôt penser au radeau de la Méduse.

 

Dominique Folscheid

1 Cf. l’album Astérix et la Transitalique, prophétique…

[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]

EN KIOSQUE

Découvrez le numéro du mois - 6,90€

Soutenez l’incorrect

faites un don et défiscalisez !

En passant par notre partenaire

Credofunding, vous pouvez obtenir une

réduction d’impôts de 66% du montant de

votre don.

Retrouvez l’incorrect sur les réseaux sociaux

Les autres articles recommandés pour vous​

Restez informé, inscrivez-vous à notre Newsletter

Pin It on Pinterest