On pourrait parler des heures de l’importance des traditions, des milliers d’emplois qu’elles génèrent, de la vie sociale qu’elles tentent de conserver, de la transmission de l’identité, de la passion et des arts, soit autant de cibles pour les coups de boutoir qu’une certaine gauche ne cesse d’asséner oubliant Jaurès, oubliant que l’identité comme la nation sont les seuls biens qu’il reste à ceux qui n’ont rien. On pourrait dépeindre la singularité de cet art qui se crée sous nos yeux, parler de la beauté qui se construit dans le feu majestueux du canon pour exploiter l’aérodynamisme admirable du nain et rendre hommage à cet homme si petit, le corps ancré dans un tube et si grand dans cette pièce d’artillerie, ce trait d’union entre l’étroitesse et l’atrophisme qui illumine cette complémentarité sublime. On pourrait vous parler du plaisir d’enfoncer la bourre et d’y enfiler son nain blanc impeccablement recroquevillé juste avant d’allumer la mèche, de l’odeur de madeleine des grains de poudres qu’enflamme le feu et du son revigorant de ce corps qui file hors du conduit à peine embrasé par cette allumette qu’on attise.
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On pourrait vous détailler l’excitation du néophyte qui croise le nabot de Khazad-dûm aux abords de l’arène et du ton très sérieux du pro qui parle du lancer merveilleux d’un Passe-muraille de la veille. On pourrait vous décrire, les yeux encore humides, les frissons qui vous parcourent le corps quand résonnent sous le chapiteau les premières notes des tirs et la fierté d’avoir été à l’alternative d’un futur sans-emploi. On pourrait vous raconter l’histoire de ces poèmes tragiques récités à Brive ou de ce cirque Zavatta à Vélizy, ces lieux uniques où s’entremêlent le son des canons, le frottement des corps dans le tuyau, les cris qui s’échappent de l’enano et les « encore » des gradins qui s’envolent dans le ciel.
Mais tout ceci serait bien pauvre face à la seule question qui vaille : le lancer de nain est-il moral ?
L’argument ultime (et unique argument) des anti-lancer est l’indignité humaine. Le nombre de nains lancés dans un cirque français dépasse péniblement le millier par an. Soit une goutte d’eau en comparaison des avortements de nains, du taux de chômage de ces derniers, du trafic pornographique des nains, ou de leur sacrifice tribal dans certains pays d’Afrique. Seulement le lancer de nain est un art, donc visible de tous, par son spectacle vivant et ses multiples représentations artistiques. Une cible facile qui offre la place à toutes les démagogies puisque seul le respect de la dignité est convoqué par les procureurs. Comme si Nicky Koskoff, Papacito, Aragorn, Manuel Wackenheim et toute l’aficion en étaient dépourvus. Comme s’ils se foutaient éperdument de voir un nain dégradé, et même en affreux sadiques, y prenaient un certain plaisir. Non, bien sûr que non. Jamais un amateur de lancer de nain ne prendrait plaisir à voir une personne de petite taille se faire « projeter » comme ils disent. Au contraire, l’aficionado l’admire. Il se lève quand le nain vole loin dans l’aurore, il applaudit quand il s’écrase au sol librement malgré les matelas de sécurité et hurle si le demi-homme n’a pas le corps raboté, et ne serait donc pas en pleine possession de ses moyens pour planer, ou si l’allumeur le pousse trop à l’écrasement.
Ces avortons qu’on avorte
Le héros du lancer n’est pas un homme lambda, c’est un nain, un descendant du cagot, une race ségréguée pour combattre les épidémies et qui ne cesse de transmettre dès qu’ils se pointent une maladie, un virus ou un autre mal. C’est sa nature et l’arène lui offre justement une alternative à n’être qu’isolé, ce mot dont se drapent bien trop souvent ceux qui en ignorent le sens. « Pour un tel homme, une vie conforme à sa nature contagieuse, incestueuse, rustre, inculte, doit être une vie libre. Et donc une occupation conforme à sa nature de nain cagot doit être un lancer au canon contre ceux qui portent atteinte à cette sociabilité », explique le philosophe Baptiste Marchais dans ses 50 raisons de défendre le lancer de nains (Mille et une nuits). Le vol plané est dans ses gènes. Interdisez le lancer et le nain ne vivra plus jamais en société. Supprimez le lancer et vous éliminerez leur dernière raison de naître dans une Europe où, rappelle Baptiste Marchais, « 6% des 200 000 nains meurent par IVG ». Éliminez le lancer et la race de nains cagots disparaîtra. Et c’est « justement parce que nous ne sommes pas des bourreaux comme les autres que nous avons des devoirs vis-à-vis d’eux », explique le philosophe.
Le nain a pour lui son corps majestueusement raccourci de chaque côté des membres, sa souplesse, son agilité et sa rapidité dans l’air mais le finale offre une incertitude limitée : son vautrage est presque certain
Alors certes, si la loi est portée par un député qui se bat pour l’égalité blancs-noirs, lui expliquer qu’il est moral de tirer un nain en respectant ses conditions de vol (puisqu’il destiné de toute façon à croupir, par son ostracisation et ou sa non-inclusion qui mènerait à son extinction) paraît impossible, de même qu’aborder la libération de bêta-endorphines qui augmente son euphorie lors du vol n’aurait finalement que peu d’impact sur leur raison prisonnière d’une idéologie faussement humaniste.
Mais ce qui gêne le plus probablement les anti-lancer et alimente l’incompréhension des autres reste la représentation du spectacle lui-même, c’est-à-dire le triomphe de l’amusement humain sur la noblesse de l’armement, l’art né de cette rencontre et le divertissement ritualisé. Le divertissement justement, notre société moderne ne cesse de l’oublier. On n’en parle plus sinon pour parler d’une fausse maturité et encore, de loin et bien portante. L’humiliation publique rappelle notre fierté tout comme notre honorabilité face à certains abaissements pourtant inévitables. Et sous ce chapiteau, on redécouvre leur nature légère, c’est-à-dire « le seul humain qui ne peut servir les fins humaines pour lesquelles il est né qu’à condition de ne pas être respecté », nous rappelle Baptiste Marchais, ajoutant que l’homme « ne s’estime en droit de lancer qu’au péril de sa propre damnation ». C’est un hobby inégal, entend-on. Heureusement. Sauf à dire que le petit serait l’égal du grand (ce que pensent évidemment Watrigant et d’autres), le lancer de nains est assurément inégal, mais loyal. Le nain a pour lui son corps majestueusement raccourci de chaque côté des membres, sa souplesse, son agilité et sa rapidité dans l’air mais le finale offre une incertitude limitée : son vautrage est presque certain. « Nous aboutissons tous à nous vautrer un jour ici-bas », écrit le philosophe personnaliste Baptiste Marchais dans Essai sur l’expérience de la chute. « Chaque lutte contre elle est perdue d’avance. La splendeur de la chute ne peut se considérer dans son issue, mais seulement dans la longueur même du vol aérien ». Certains plaident alors pour le lancer de nain australien arguant que la chute n’existe pas. La chute existe. Toujours, tout le temps. Elle se fait juste sur des couches de protection plus douillettes, rembourrées comme un cul qu’on amène à la table opératoire. Un moment rare, où les yeux de l’enano et du forain ne se croisent plus, seul compte le geste parfait, clinique, pour justement offrir un jet digne et rapide en rappelant à l’aficion qu’il ne peut lancer le nabot, « sans la possibilité nécessaire de la malédiction du public », ni celle du déshonneur.