Un pesant sentiment de solitude se répand actuellement en France et en Occident, particulièrement dans la Génération Z. Ce phénomène ne fait aucun bruit mais, à en croire les données statistiques, apparaît comme un sujet crucial, auquel il semble impératif de s’intéresser pour traiter avec acuité la réalité sociale de notre temps. Selon une étude de l’Ifop de janvier 2024, 62 % des 18-24 ans se sentent régulièrement seuls. Ceux qu’on nomme familièrement les « zoomers » éprouvent régulièrement un profond sentiment d’isolement alors même qu’ils entrent progressivement dans la vie active. Déjà Platon et Aristote affirmaient que l’amitié, la philia, le lien social, familial et fraternel, est un pilier pour unifier une communauté. La solitude qui se développe, dans cette perspective, doit inévitablement être le symptôme d’une dissolution de notre communauté politique, à l’issue de laquelle il ne puisse plus rester qu’une somme d’individus isolés, sans liens communautaires substantiels qui les unissent et leur permettent une appartenance à un corps social vigoureux.
On peut d’abord donner une première interprétation de ce phénomène par un bref rappel historique. Il prend ses racines dans la Révolution française, qui marque la naissance de l’individualisme abstrait, puis s’étend au XXesiècle avec l’émergence d’un nouvel objectif, le bonheur individuel, atteint grâce à l’émancipation (pour ne pas dire déliaison), au confort économique et à la consommation. Cette solitude s’accroît encore avec le développement incontrôlé de la technique, et de ses conséquences sur les comportements et sur notre manière de penser. On assiste notamment à l’émergence de la technocratie, une gestion politique technique et impersonnelle. Les statistiques évoquées traitent néanmoins d’un sentiment de solitude, et il nous importe ici de comprendre l’importance bien spécifique de ce sentiment.
« L’essence politique de l’homme doit être recherchée dans les sentiments plutôt que dans un ensemble de relations objectives », écrit Pierre Boutang à la fin de La Politique considérée comme souci. Dans cet essai, Boutang accorde une place centrale au sentiment d’appartenance à une communauté. Il y aurait un phénomène, une tension au sein de la subjectivité humaine, intériorisée dans les sentiments ; un fait métaphysique qui puisse circonscrire l’existence de la politique dans le rapport au monde. Une phrase peut résumer ce fait métaphysique, à savoir la situation paradoxale du rapport de l’homme à la politique : « L’homme naît dans une communauté qu’il n’a pas choisie. Cet événement contingent et relatif constitue pour lui un engagement nécessaire et absolu. » L’homme ne choisit pas la communauté politique particulière à laquelle il appartient, et s’engage pourtant de façon inconditionnelle à son service.
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Dans la perspective de Boutang, l’engagement de l’homme au service de sa cité se réalise au nom de la résolution d’un souci politique. Le monde au sein duquel nous évoluons étant matériel et fini, cette cité se trouve inévitablement confrontée à des périls. Elle n’est jamais parfaitement harmonieuse et risque souvent de disparaître, se trouve menacée par des dangers, extérieurs par d’éventuelles invasions, ou intérieurs par une possible dissolution ; il appartient donc à ses membres de lutter sans relâche pour assurer la survie et la continuité de la cité dont ils héritent – ce qui constitue l’objet du souci politique. Et c’est dans cette lutte perpétuelle menée au service du bien commun que se manifeste clairement le sentiment d’appartenance à la communauté politique. À son sujet, Boutang parle d’une « présence originelle du rapport aux autres », dans laquelle aucune conception contractuelle de la société ne peut prévaloir, mais où conformément à l’héritage maurrassien qu’il revendique fièrement, l’appartenance à la nation se comprend comme un donné naturel, en tant qu’elle s’acquière par la naissance et par la filiation. Le souci politique selon Pierre Boutang « implique le lien avec les autres, le rapport avec autrui, comme nécessaire à l’accomplissement de l’homme ». Le combat patriotique mené au nom du bien public de la cité doit donc inévitablement s’effectuer en compagnie des hommes qui composent cette communauté ; cette lutte affermit les liens communautaires ; ces liens renforcés, par l’effet d’un cercle vertueux, permettant ensuite une lutte encore plus efficace. Le sentiment de solitude au sein d’une nation forte et d’une santé vigoureuse ne semble donc avoir aucun droit de cité.
On peut essayer d’interpréter ce sentiment d’isolement – de détachement de la communauté politique – en s’intéressant aux travaux de Baptiste Rappin pour les mettre en regard avec la thèse de Boutang. Dans un article intitulé Société industrielle, management et déconstruction : une tentative d’articulation, Baptiste Rappin montre comment le management, devenu l’expression la plus récurrente du capitalisme contemporain, opère une déconstruction de la société en sapant tout ce qui peut relever en elle d’un ancrage ou d’une institution.
Rappin établit une distinction conceptuelle fondamentale entre l’institution, « liée à la verticalité et à l’assise », et l’organisation, un « espace de connaissance et d’agencement des connaissances, [qui] n’a d’autres finalités que le changement et l’innovation perpétuelle ». Il complète cette distinction par une phrase très éclairante : « Dans une société d’organisations qui n’a pas d’équivalent historique, les appartenances traditionnelles et institutionnelles se trouvent à chaque instant menacées d’être inadaptées au rythme de l’exception permanente. » Au nom de son objectif d’efficacité, tout ce qui a valeur d’autorité, d’institution, d’ancrage ou de maintien sur le long terme doit être abattu et réinventé. L’organisation concurrence et détruit dans la structure sociale tout ce qui peut faire figure d’ossature instituée afin de garantir l’efficience de son fonctionnement. Toutes les structures sociales conventionnelles subissent alors cette transformation managériale et organisationnelle : « La logique organisationnelle s’infiltre, au nom de l’efficacité, dans l’école et dans l’université, dans l’armée, dans l’hôpital, dans le travail social, dans les ministères, dans les collectivités, dans le droit (qui alors s’assouplit), et sape les principes sur lesquels chacun d’eux bâtit son édifice et son histoire. »
Dans une société où tout ce qui fait figure d’institution doit être voué à la dissolution et à l’arasement, il semble que le lien social doive s’effondrer dans les mêmes proportions.
Dans une société où tout ce qui fait figure d’institution doit être voué à la dissolution et à l’arasement, il semble que le lien social doive s’effondrer dans les mêmes proportions. Pour éprouver un sentiment d’appartenance à une même communauté, les personnes qui la composent doivent se retrouver sur un ensemble de valeurs et de normes sociales partagées, qui fondent l’amitié entre ses membres. Ils doivent se trouver sous l’influence d’un même héritage, de mêmes institutions, d’une même autorité.
L’oikos au premier plan, puis la matrice sociale et culturelle partagée, assoient leur autorité sur les membres de la communauté familiale et politique, et permettent l’unification des liens sociaux puissants et pérennes. Selon une déduction imparable, la fraternité suppose la paternité, l’amitié suppose l’autorité – la philia suppose l’arkhè. À ce propos, Baptiste Rappin, dans son Abécédaire de la déconstruction, commente les Politiques de l’amitié de Jacques Derrida : « L’amitié est le fondement du politique ; or l’amitié, assimilable à la fraternité, procède du registre familial, c’est-à-dire de la filiation ; donc le politique se pense à partir de la souche et du sang. » Dans la perspective déconstructrice d’un Derrida, l’autorité devrait être renversée pour libérer ceux sur lesquels elle s’exerce, mais également les émanciper des liens communautaires que cette influence fait naître : « L’amitié se trouve ainsi affranchie, non seulement libérée du joug de la finalité ou du principe, mais en sus délivrée du lien social et communautaire, de telle sorte que l’on trouve ici établie la disjonction de l’homme et du citoyen, de l’amitié et de la communauté qui étaient si intimement mêlées dans la philosophie d’Aristote : “Communauté sans communauté, amitié sans communauté des amis de la solitude. Nulle appartenance. Ni ressemblance ni proximité” écrit ainsi Jacques Derrida. »
Derrida est ici très explicite quand il parle des « amis de la solitude ». Au regard de cette analyse, la gauche est inévitablement ridicule et hypocrite lorsqu’elle prétend créer du lien social, ce lien social si essentiel à la communauté politique qu’elle s’évertue à dissoudre et détruire par son combat mortifère pour l’émancipation – au sens où elle se veut rupture d’avec les liens communautaires. On trouve ici une explication du sentiment de solitude qui se répand et s’accroît en France et en Occident : un déficit d’autorité palpable dans les familles et les institutions politiques, auquel il faudrait remédier.