Alain Finkielkraut – Je suis frappé par la ferveur, même en France, pour la monarchie anglaise. Pendant plusieurs jours, tous les programmes des chaînes d'information en continu étaient consacrés à la mort de la reine. Les funérailles d’Élisabeth II ont battu des records d’audience. Ce spectacle m’a remis en mémoire la grande méditation d’Ortega y Gasset dans La Révolte des masses : « La monarchie n’exerce en Angleterre une fonction des plus déterminées et autant efficace : la fonction de symboliser. En face de la turbulence actuelle de tout le continent, le peuple anglais a voulu affirmer l'énorme permanence qui règle sa vie ». Et Ortega y Gasset conclut : « Ce peuple circule dans tout son temps ; il est véritablement seigneur de ces siècles dont il conserve l’active possession ». C'est à cette présence du passé que nous sommes très sensibles. Dans les pages qui précèdent, Ortega y Gasset fait du droit à la continuité historique le droit fondamental de l’homme, « si fondamental qu’il est la définition même de sa substance ». Au nom de l’ouverture à l’Autre, l’Europe en vient aujourd’hui à renier ce droit. À travers les obsèques d’Élisabeth II, nous rendons hommage à une continuité dont nous savons qu'elle est en péril.
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Pierre Manent – Je partage l'appréciation d’Alain Finkielkraut et son admiration pour le texte d'Ortega y Gasset, mais ce que ce dernier décrit n'est pas ce que nous voyons parce que le peuple anglais – nous y incluons les autres peuples du Royaume-Uni ! – qui a marqué une sincère ferveur pour sa reine, d'ailleurs largement partagée chez nous, ne circule plus dans l’ensemble de son temps historique. Lui aussi a rompu avec cette continuité qui reliait l’Europe moderne à la chrétienté. Il est vrai que le roi Charles III, d'une belle voix, et avec une fermeté que l'on n'attendait pas, a affirmé sa résolution de défendre la foi, la vraie foi protestante. Il y a une énorme distance entre un tel discours et la réalité du corps civique anglais qui est peut-être le plus déchristianisé de tous les peuples européens. Cet attachement anglais aux rites et symboles a donc quelque chose de réconfortant mais aussi de troublant : le sentiment est sincère, mais de quelle continuité se font-ils les gardiens ? Est-ce que le déploiement de ferveur autour de la reine témoigne de la continuité de la vie britannique, ou bien est-ce la dernière flamme de quelque chose qui, en réalité, est en train de s'éteindre ? [...]
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