Rodrigo Ballester est directeur du centre d’études européennes du Mathias Corvinus Collegium à Budapest, ancien fonctionnaire européen et membre de cabinet à la Commission européenne.
Ce n’est même plus un secret de polichinelle : en filtrant sans le démentir un document interne dans le Financial Times dans lequel il menaçait de « couler » l’économie hongroise si Budapest s’opposait à l’aide financière à l’Ukraine, Bruxelles a fait son coming out et a admis suffisamment haut ce que beaucoup pensent tout bas : ses cris d’orfraie sur l’État de droit et la protection du budget européen ne sont qu’un mauvais prétexte pour se livrer à un chantage politique contre les gouvernements récalcitrants.
Ou plutôt, contre le seul pays qui reste désormais dans son collimateur, la Hongrie. Car depuis qu’une coalition aussi hétéroclite que pro-européenne dirige la Pologne, il semble que les problèmes « systémiques » d’État de droit y aient miraculeusement disparu et que rien n’empêche désormais les 137 milliards confisqués jusqu’à présent de couler en direction de Varsovie. Un deux poids deux mesures éhonté qui ne fait sourciller personne, surtout que Bruxelles n’est pas à une contorsion près. Pedro Sánchez, le Premier ministre espagnol en sait quelque chose, lui qui peut se permettre de piétiner au quotidien la séparation des pouvoirs, violer la constitution et blanchir les délits de terrorisme et de corruption sans que Bruxelles ne s’en émeuve.
« À travers ces sanctions, l’UE se livre donc à un exercice d’arbitraire juridique, de sadisme social et de cynisme politique sans précédent »
Rodrigo Ballester
Car il semble bien qu’au nom de « l’État de droit », tous les abus politiques sont désormais permis. Et il en est un qui se distingue par son cynisme et son indécence : l’exclusion au nom de l’État de droit de la majorité des universités hongroises des programmes Erasmus et Horizon. Depuis un an, 180 000 étudiants hongrois, des milliers de professeurs et de chercheurs sont exclus de ces deux programmes phare de l’Union européenne et sont donc utilisés par Bruxelles comme de la chair à canon politique.
Cela ne choque personne ? Et pourtant, il a de quoi s’indigner. Tout d’abord, pour les raisons invoquées par l’UE, aussi fallacieuses que juridiquement arbitraires. On reproche dans un premier temps la présence de politiciens dans les conseils d’administration de certaines universités, ce qui est monnaie courante dans bien d’autres pays. Et comme ces quelques politiciens (à peine 10 %) ont démissionné il y a un an, et bien la Commission s’attaque désormais à la durée du mandat et à la composition des conseils d’administration, questions pour lesquelles l’UE n’a pas l’once d’une compétence. Mais qu’importe, s’il suffit d’invoquer « l’État de droit » pour s’en fabriquer une sur-mesure, imposer des sanctions exorbitantes pour des infractions totalement imaginaires et infliger une punition collective à des milliers d’étudiants et de professeurs qui n’y sont pour rien et à des universités qui n’ont commis aucune entrave ?
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C’est d’autant plus d’infâme qu’Erasmus n’a jamais été utilisé comme un levier politique. C’est pourquoi la Turquie ou la Serbie sont des membres à part entière du programme et que les étudiants et les universités d’Iran, de Cuba, du Venezuela ou du Soudan peuvent en bénéficier sans que leur participation n’ait jamais été remise en cause ou ait fait l’objet d’une tractation politique. Aujourd’hui, de fait, ces 21 universités hongroises sont traitées exactement comme les universités russes, ce qui en dit long sur l’ampleur du chantage.
À travers ces sanctions, l’UE se livre donc à un exercice d’arbitraire juridique, de sadisme social et de cynisme politique sans précédent tout en piétinant ses propres dogmes sur la non-discrimination, mobilité et dialogue interculturel. Le tout, au nom de l’État de droit, notion fumeuse et malléable au service d’une idéologie, qui permet également à la Commission de bloquer quelques milliards de plus car Budapest proscrit l’idéologie de genre dans les écoles.
« En filigrane, nous assistons à la politisation éhontée du budget européen et au fait accompli de l’inexorable siphonnage des compétences nationales sous le prétexte fallacieux de l’État de droit »
Rodrigo Ballester
Et pourtant, ce chantage se déploie paisiblement, dans l’indifférence générale, voire le docte acquiescement des institutions bruxelloises, des ministères nationaux et des cercles académiques. Une complaisance effarante, car ces sanctions ne portent pas seulement sur le sort des étudiants hongrois. En filigrane, nous assistons à la politisation éhontée du budget européen et au fait accompli de l’inexorable siphonnage des compétences nationales sous le prétexte fallacieux de l’État de droit.
Aujourd’hui, le coupable idéal est la Hongrie et ses étudiants, ce qui est bien commode. Mais en fermant les yeux sur ce chantage, la seule question que nous pourrons nous poser dans un avenir proche est de savoir quel gouvernement national sera le prochain sur la liste.