Nous allons quitter la cave où nous travaillions depuis des années, où vous nous écriviez, vous nous attendiez ; parfois, même, où vous nous adressiez, des menaces de mort. Aux murs, on trouve encore crucifix, portrait de Leonarda en Joconde et règles de grammaire. Au plafond, une boule à facettes qui ne verra vraisemblablement plus de surboum endiablée organisée par les stagiaires. Oh, cela m’inspire une poésie subventionnée, du genre de celles que Rim Battal pond chaque matin au café. Attendez… « Pierres brutes / Cris étouffés / Souvenirs au frigo / Nous quittons les lieux / Laissant un peu nos peaux / Au passage / Dehors / Rim se frotte / Sous la lune d’hiver ». Ce départ me rend sentimental, que voulez-vous…
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L’énorme pouf disparaitra, qu’a apporté ici Juliette, et où Arthur parfois s’enfonce, en fin de bouclage, pour caresser son téléphone d’un air confiant. Plus de chants tardifs, de sabre giflant l’air, de livres déchirés, de voisine en colère, de bouteilles roulant sur le sol, de nuées de tabac se distordant autour d’un visiteur effaré. C’est ainsi. Ce ventre secret n’accouchera plus, chaque mois, d’un nouveau magazine prêt à parcourir la France. Il accueillera de nouveaux habitants, moins remuants, qui dilueront dans leur quotidien le souvenir sulfureux de nos nuits épiques.
Ah, ça y est ! J’en ai un autre ! « L’enceinte est tombée / Un air la bouleverse / Au milieu de la table / Décâblée / Elle hurle / Son tube oublié / C’est comme un déclic / Là-haut Rim s’astique. » La nostalgie anticipée est un bon stimulant pour les muses, ai-je l’impression. Sur la porte entrouverte de l’armoire une dizaine de montages montrent des membres de la rédaction, passés ou présents, à la place de héros de comédie ou de princes historiques en tenues d’apparat.
Ce ventre secret n’accouchera plus, chaque mois, d’un nouveau magazine prêt à parcourir la France. Il accueillera de nouveaux habitants, moins remuants, qui dilueront dans leur quotidien le souvenir sulfureux de nos nuits épiques
Des livres s’entassent non loin, parfois en double, éventuellement an- notés par Ange au stylo rouge d’un sarcasme ou d’un encouragement (ce cancre flamboyant aime jouer à l’instituteur). Les cartons de charcuterie du Berry voisin ne s’ouvriront plus pour conclure les réunions sur un fond de « plops » victorieux. Nicolas, qui s’abstient pour Carême d’aucune boisson alcoolisée, déchire ses sachets de thé à l’aide d’un tire-bouchon. Des exemplaires du Nouveau Conservateur gisent tailladés en divers coins de la salle après avoir servi de planches à découper. C’est à cela qu’on juge de la solidité des points de vue exprimés dans cette revue.
Ne bougez pas… Ça vient ! «Des rires se mêlent / Sous la voute / Et puis vite / L’averse les rompt / De ses rafales / Mais Rim Battal / Trempée / Ne peut s’empêcher / De se toucher. » Ah ! L’eau dégouline du toit sur la poubelle! Oh, et puis ce n’est pas si grave, cela permettra de laisser des lieux propres. Sur les portes blanches des placards à l’entrée sont punaisées cinq ou six lettres. L’une est une déclaration d’amour. Les autres comportent des litanies d’insultes. Trophées dérisoires, que nous n’aurons pas la patience de transporter. Marc replie son ordinateur après avoir studieusement démoli l’un ou l’autre des clowns funèbres dont les vaticinations nous fatiguent.
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Il va falloir récupérer quelques bibelots, tout de même, en plus de nos piles de numéros antérieurs, de la cafetière et du micro-ondes où Rémi aime à réchauffer ses plats surgelés de chez Picard (il est devenu un fin connaisseur de ces compositions sous vide). Allez, puisqu’il faut partir, je vais prendre une dernière photo de cette grotte. Ça fera une illustration pour mon édito, parfaitement adéquate. C’est beau un numéro qui s’achève. Comme lui, nous ne savons où nous irons demain. Sans doute pas à l’Élysée, contrairement à Rim, c’est que nous sommes un peu plus subversifs qu’elle. Et nous voici bientôt migrants. Allez ! Fermons la porte ! Inspirons l’air pur! Nous irons bientôt faire trembler d’autres murs.