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Augustin Frison-Roche : retour à l’art sacré

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Publié le

11 février 2025

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À rebours de la tendance minimaliste de l’ancienne génération, le jeune peintre qui redore les églises de France a renoué le lien entre art et transcendance.
© Benjamin de Diesbach

Son exposition au collège des Bernardins, Épiphanies, rencontre un succès qui confirme à quel point Augustin Frison-Roche est devenu depuis quelques années le nouveau jeune espoir d’un art sacré dépassant largement les limites des églises qui sollicitent son talent. Néo-symboliste, sa peinture ornementale et mystique évoque quelques grands Français du tournant du XIXe siècle comme Redon ou Moreau, notamment par les tons pastel ou les espèces de décalques qu’elle cultive, mais sa puissante stylisation des motifs comme le recours à l’or conjuguent aussi sur ses tableaux un hiératisme atemporel avec une efficacité résolument moderne. Frison-Roche propose ainsi une nouvelle formule figurative et des images aussi saisissantes que stratifiées ; des images propices à fixer l’œil blasé du spectateur contemporain pour l’ouvrir de nouveau à la merveille et au mystère. Entretien panoramique avec un artiste doué de hautes perspectives.


Votre vocation s’est révélée après une bifurcation, puisque vous avez d’abord fait votre khâgne et une licence d’Histoire. Quels ont été les éléments déclencheurs de ce changement de voie ?

Je viens d’une famille où la voie artistique n’était pas tracée d’avance, il a fallu que je dégage un chemin au fil du temps et des rencontres pour admettre que ce pouvait bien être une voie et un métier. Ce n’était pas un milieu bourgeois, mes deux parents étant militaires, donc un milieu où les questions de confort et d’argent n’ont jamais été considérées comme les valeurs suprêmes, ce qui constitue en général l’obstacle le plus important pour une carrière artistique. Le milieu militaire, au contraire, favorise l’audace, et c’est en effet quelque chose qui m’a aidé. J’avais commencé des études littéraires en vue de préparer le concours de Saint-Cyr, puis j’ai eu la chance d’avoir de l’asthme. Ce qui m’a fermé les portes de l’armée m’a poussé à assumer ma vocation profonde.

Baudelaire évoquait la trilogie du prêtre, du poète et du guerrier. Chez vous, les trois vocations entretiennent un lien assez tangible, par votre famille militaire et vos commanditaires ecclésiastiques. Comment percevez-vous ce lien ?

Oui, ces liens sont évidents entre le monde artistique, militaire et sacerdotal, je suis tout à fait d’accord avec la vision de Baudelaire. Je ne fais pas de distinction fondamentale entre art sacré et art profane (d’ailleurs, j’utilise plutôt le terme de « sujet religieux ») parce que pour moi, l’art ne peut pas être dissocié d’une recherche de transcendance, une recherche d’un au-delà des apparences. C’est un peu le thème de cette exposition : « Épiphanies ». Moi, en tant que chrétien, catholique, je sais ce que je veux faire apparaître, mais je pense que tout peintre, tout poète, en fait, et qu’il soit croyant ou non, est dans cette quête de transcendance.

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : Distillations

Votre art fait immédiatement songer à Redon, Moreau, Klimt, à beaucoup de peintres symbolistes de la fin XIXe siècle. Entretenez-vous un lien spécial avec cette période ?

Je revendique une esthétique très baudelairienne : la recherche du beau motif, de la fleur rare. J’ai vraiment une attirance pour ces thèmes qu’on retrouve évidemment chez Redon, Moreau et Klimt, comme le rapport au décoratif. Cette période fin-de-siècle redécouvre tout un monde de formes, mais mes influences débutent à l’art pariétal, à l’art préhistorique, j’aime son rapport au trait. Je suis aussi inspiré par l’Art déco et sa recherche de représentation sacrée, hiératique, majestueuse ; par le gothique et le roman, évidemment. Mais même dans la période baroque, finalement, qui m’était plus éloignée, je me rends compte que je vais y puiser des formes. Il n’y a aucune période que j’exclus comme moyen de progresser dans ma création, même si, effectivement, je ne me retrouve pas dans le discours d’un Léonard de Vinci et cette dissociation progressive entre art et sacré qui s’installe à partir de la Renaissance. Il y a néanmoins de grands artistes quel que soit le contexte ; et des choses à prendre partout et en tout temps. 

Justement, dans une époque comme la nôtre, c’est-à-dire post-moderne, où il n’y a plus ni école, ni tradition officielle, ni d’avant-gardes, comment se situer de manière pertinente ?

Je pense que la position de l’artiste aujourd’hui est beaucoup moins simple que dans des époques où de grands mouvements s’affirmaient, effectivement. Il faut évoluer sans cadre, et le réinventer. Cela étant, je suis paradoxalement très heureux de vivre à une époque comme la nôtre où il y a tout à faire avec la possibilité d’explorer des voies singulières, hors de tout cadre formel donné.

Le peintre Adrian Ghenie explique avoir bénéficié, parce que né dans la Roumanie communiste, d’un enseignement technique encore valable, au contraire de ce qu’il s’est passé à l’Ouest…

Le choix idéologique du Bloc de l’Est a été celui du réalisme contre le choix occidental de l’abstraction. Ces choix artistiques étaient très politiques et le triomphe du Bloc de l’Ouest a entraîné l’hégémonie de l’abstraction et de la démarche conceptuelle qui étaient bien mieux calées, justement, sur les mécanismes du marché libéral et de la spéculation. Moi, je pense que ni l’une ni l’autre direction ne représente une voie véritable, mais ce qui avait du moins perduré dans le Bloc de l’Est, c’étaient des écoles académiques qui formaient à dessiner, ce qui n’existe plus en France. Sans tomber dans l’académisme, il faut sortir de la répétition sans fin de la logique d’avant-garde qui, en faisant table rase du passé, a fini par assécher la création. Aujourd’hui, faute d’enseignement technique, tout le monde donne l’impression de recommencer du début, et le résultat est souvent assez basique. La technique n’est pas une fin en soi; elle ne garantira jamais de faire un bon tableau, mais c’est un outil indispensable. Peindre sans technique c’est un peu comme vouloir écrire un roman sans maîtriser la grammaire, ou avec 200 mots de vocabulaire. Face à ce problème il n’y a la plupart du temps que des chemins de traverse. Moi, j’ai pu me former auprès d’un artiste peintre, François Peltier, qui maîtrisait sa technique, mais ce n’est pas toujours évident de trouver un enseignement solide aujourd’hui.

« Il n’y a aucune période que j’exclus comme moyen de progresser dans ma création, même si, effectivement, je ne me retrouve pas dans cette dissociation progressive entre art et sacré qui s’installe à partir de la Renaissance »

Augustin Frison-Roche

Est-ce que le cadre des Bernardins, pour lesquels vous avez créé cette exposition, a influencé votre travail ?

Oui, ne serait-ce que dans le choix du thème de l’Épiphanie. Un thème auquel je voulais me confronter depuis longtemps et qui rejoignait directement le Collège des Bernardins. Pourquoi ? Parce que l’adoration des mages a tout de suite été perçue par les pères de l’Église – je pense aux nombreux sermons de Saint-Augustin sur l’Épiphanie – comme le signe de l’ouverture au monde et de l’universalité du Christianisme. Cette confrontation au monde que j’ai représentée sur la grande toile de l’adoration des mages, pièce maitresse de l’exposition, est aussi le moyen de rencontrer un public divers, parfois loin de ces réalités et de ces thèmes. Faire de la poésie, du foisonnement des images, des formes et des couleurs autant de portes d’entrée vers un autre monde.

Pauline de Préval vous compare à un « imagier médiéval ». Ce que vous décrivez là, c’est une démarche médiévale, autant transcendante que pragmatique.

Oui, on a perdu cette habitude de la prise en compte de l’usage de l’œuvre d’art. Car elle a un usage ! Moi, j’y suis habitué parce que quand j’ai une commande pour une église, je dois tenir compte de l’usage liturgique et d’un certain nombre de contraintes pour que le tableau trouve tout son sens. Aujourd’hui, je ne me trouve pas devant un public du Moyen Âge et je dois tenir compte de l’ignorance des gens en matière de culture religieuse. Je dois encore prendre en considération la place qu’ont prise les écrans dans la vie actuelle. C’est très difficile d’arrêter un spectateur habitué à une image rétroéclairée, dynamique, pour le fixer devant un tableau. On est obligé de réinventer des choses, des compositions ou des détails pour le prendre au piège ! Par exemple, à Saint-Malo, j’ai élaboré un jeu de superposition d’images : on voit de loin la composition générale puis on découvre des images dans l’image avant d’en deviner d’autres. 

S’agit-il de récompenser la faculté à rester devant une image fixe ?

Oui, parce qu’on vit dans un monde saturé d’images de mauvaise qualité. Il est plus facile de s’émerveiller au XIIe siècle, en pénétrant dans une église peinte avec des formes et des couleurs à peu près absentes à l’extérieur. L’image publicitaire est très souvent extrêmement simple et plate, se limitant à la violence de ses contrastes. L’image que j’essaie de produire doit pouvoir retenir longtemps, elle ne doit pas simplement illustrer une idée mais être une pensée en elle-même, ou un point de départ à un vagabondage de l’imagination. Quand je travaille, j’ai l’intuition d’une première image qui est corrigée par une autre image, puis par une autre encore, jusqu’à atteindre une image profonde. J’aime garder la trace de cette recherche dans les effets de palimpseste et par là, inviter le spectateur à retrouver ce cheminement.

Lire aussi : Notre-Dame, un miracle français : entretien avec Pauline de Préval

L’art comme épiphanie, c’est-à-dire comme apparition, n’est-ce pas le contraire de l’art comme submersion visuelle comme on le voit de plus en plus au sein de ces abjectes expositions immersives ?

La liturgie aussi est immersive, en quelque sorte, mais il y a en effet une mauvaise immersion avec ce côté ludique, racoleur, qui joue en définitive sur des émotions qui sont très simples. Évidemment, que l’art doit produire une émotion, mais la surprise ou le dégoût sont des émotions très faciles à susciter, par des contraste violents ou par des image crues. Or il y a tout un courant  artistique qui joue essentiellement sur ces émotions primaires. Une émotion plus subtile, liée à la beauté, exige beaucoup plus de travail.

On parle beaucoup d’écologie aujourd’hui, mais souvent, c’est pour préserver une nature perçue comme un simple stock de ressources. Vous révélez sans cesse, au contraire, une nature symbolique et sacrée. N’y a-t-il pas un combat à mener au nom de la nature en termes de représentation, voire même, sur ce point, contre les écologistes actuels ?

On ne peut pas faire l’impasse sur cette problématique écologique, mais c’est vrai qu’elle est toujours abordée d’un point de vue matérialiste, or, ce qu’on est en train de détruire, ce ne sont pas seulement des ressources, c’est aussi un capital poétique. Le problème, c’est qu’avec une vision matérialiste, qui est en effet celle de beaucoup d’écologistes, on va protéger les ressources mais créer une nature tout aussi inhumaine. Un environnement avec des éoliennes, pour plus respectueux qu’il soit des ressources de la nature, est mortifère d’un point de vue poétique. Je reviens encore à Baudelaire : « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas. » On va donc mourir aussi sûrement si on ne préserve pas le pouvoir poétique de la nature. Et on pourrait même étendre cela à la question politique. La politique doit retrouver une charge poétique qu’il a perdu. Tout doit faire rêver, tout doit émerveiller, même le politique. Il ne s’agit pas, évidemment, d’avoir un discours naïf, mais Gustave Thibon disait, par exemple, que si l’on remplaçait dans les contes et les histoires pour enfant le mot « roi » par les mots « président de la République », on pouvait mesurer tout ce qu’on avait perdu de charge poétique.

« Tout doit faire rêver, tout doit émerveiller, même le politique. »

Augustin Frison-Roche

La collaboration entre les artistes et l’Église a été très féconde pendant des siècles, or elle semble s’être beaucoup étiolée au siècle dernier, l’Église se contentant parfois de devenir une simple ONG avec une option « spi », mais débarrassée de la beauté qui l’avait tant fait rayonner. Assiste-t-on actuellement à un mouvement inverse, à un retour en grâce de la beauté ?

Oui, je pense que nous sommes à l’amorce d’un changement sur ce point. C’est une question de génération, car cette sensibilité à la beauté est surtout perceptible chez les plus jeunes parmi les prêtres. Ce n’est pas simple, mais je vois de la lumière au bout du tunnel, alors que la génération qui m’a précédée est demeurée toujours dans une appréhension très intellectuelle des choses et un point de vue esthétique caractérisé par le minimalisme. À cela s’ajoute le problème de la formation des prêtres : au séminaire, il n’y a rien sur l’art, rien ! Donc s’il n’y a pas de parcours personnel, les prêtres, souvent responsables de la commande,  se trouvent paradoxalement assez démunis sur cette question. Pourtant, les mauvais choix dans ce domaine peuvent avoir des répercussions dramatiques. Quand on voit le logo de l’année jubilaire par exemple, en plus de se demander s’il y a un graphiste dans la barque de Saint Pierre, on mesure sans peine face à cette croix à l’éternel déhanché tout ce que l’Église perd en crédibilité. Une génération entière a par ailleurs accueilli ce minimalisme post-68, avec tout un cadre idéologique selon lequel on n’allait pas mettre d’argent dans une œuvre d’art parce qu’il valait mieux le donner aux pauvres – ce qui, au passage, est l’argument de Judas. La génération précédente subissait aussi l’influence de toute une société, car durant les années Jack Lang, toute forme de peinture figurative à visée esthétique était presque considérée comme réactionnaire !

La beauté était réactionnaire…

Voilà, la beauté était réactionnaire. Et c’est encore un discours qu’on entend souvent mais ce discours n’est plus hégémonique. À cette vision assez protestante des choses, s’ajoute une vision plus catholique, car les catholiques ont toujours entretenu une autre culture esthétique prenant le risque de la figuration. Et cette vision est portée par une nouvelle génération de prêtres. Cette attente d’un retour à la beauté et d’une image de qualité, où fidèles et clergé se retrouvent de plus en plus, s’est faite plus pressante et cela me rend optimiste.


ÉPIPHANIES, Augustin Frison-Roche – Exposition au collège des Bernardins (Paris V) jusqu’au 26 février.

ÉPIPHANIES, Augustin Frison-Roche, texte de Christiane Rancé, Klincksieck, 112 p., 27,50 €

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