On pense d’abord qu’on s’est trompé de lieu ou de jour. C’est un dimanche de mai, le genre de dimanche qu’on aimerait passer en terrasse, entre amis, car la chaleur n’est pas encore trop caniculaire et qu’une petite brise rafraîchit ponctuellement l’atmosphère. Pourtant, le Camping de La Garenne semble désert. Ici, c’est un campement mixte, croit-on savoir : on y trouve à la fois des sédentaires et des saisonniers, des proprios et des locataires. Tous vivent dans la cinquantaine de bungalows qui occupent cette langue de terre dans les hauteurs de Villers-Saint-Paul, juste derrière la forêt d’Halatte, une région encore verdoyante, pas loin du Vexin, chantée par Nerval en son temps.
Pourtant, ici, non seulement personne ne semble profiter de son dimanche après-midi sur sa terrasse, mais en plus les stores et les volets sont unanimement clos. On manque de faire demi-tour… et puis une silhouette s’approche de nous : un homme courtaud, d’une soixantaine d’années, erre près de la clôture. Il semble vaguement effaré, comme s’il ressortait d’une longue guerre de tranchées, l’air un peu hagard. Il nous dira s’appeler Alfonso. Il n’est là que depuis deux mois, il ne semble pas encore habitué aux us de la communauté – comme cette habitude dominicale qui consiste à se claquemurer chez soi dès que pointe le soleil.
Alfonso a tout l’air d’un naufragé, arrivé là un peu par hasard, au détour d’une vie accidentée et après vingt ans de bons et loyaux services dans les chaudronneries d’Argenteuil, là où le soleil ne se couchait jamais et avait une odeur de braise. « C’est mon fils qui m’a conseillé de venir ici, finit-il par lâcher, un peu dépité. L’avantage, c’est que c’est propre et que c’est calme. » Il nous conduit jusqu’à son mobil-home, un des plus petits du coin – ici nous sommes dans le coin des saisonniers et les habitations sont réduites à leur plus simple expression : des cubes de parpaings et des panneaux d’isolation empilés comme des tranches de gruyère sous les toitures basses. « Voilà, c’est ici. » Effectivement : c’est propre et c’est calme. Mais c’est à peu près tout.

L’homme paraît toujours aussi minuscule, même dans son minuscule salon, comme si la simple idée de vivre ici le faisait encore rapetisser. Il nous désigne son canapé comme pour nous inviter à s’asseoir – mais de toute évidence les salons de mobil-home ne sont pas faits pour recevoir, ce sont des pièces à vivre, à vivre uniquement, à vivre seulement. Il se tient debout, toujours un peu gauche dans la lumière livide qui filtre par les stores. Pourtant, dehors le soleil est rayonnant, mais ici, il est comme filtré par le malheur et l’isolement. Il n’en reste sur Alfonso et sur son petit intérieur qu’un teint blanchâtre, une coruscation d’hôpital. On se décide vite à mettre fin à son supplice, on le sent un peu gêné de nous avoir fait entrer ici, sans avoir rien à nous proposer d’autre que sa silhouette gâtée sur une dalle de linoléum. Je demande, un peu pour nous sortir de l’impasse : « Vous avez des bons rapports avec vos voisins ? » Son visage se débrunit un peu : « Bien sûr, il y a ma voisine qui est très gentille, venez je vais voir si elle peut vous parler. »
On cligne des yeux en sortant des bungalows, dehors la lumière est cruelle, elle se reflète sur les lames de parpaings, on comprend peu à peu pourquoi les terrasses sont désertes. Personne n’a envie de partager un verre sous ce soleil albigeois, qui coule comme de l’acier liquide sur les toits et sur les sculptures en stuc. Malheureusement, la voisine d’Alfonso ne semble pas disposée à nous recevoir. Elle considère avec méfiance ma carte de presse et mon incompréhensible dégaine – un sweat de l’Inter de Milan et une gueule de bois authentique. « Personne ne nous a prévenus donc je préfère ne rien dire. D’habitude la direction nous prévient quand il se passe quelque chose. La télé est venue il y a quelques mois, on a tous été prévenus. » Elle a raison. L’équipe de C à Vous a déjà fait un reportage ici en janvier, que j’avais trouvé un peu complaisant. Un peu trop « C à vous », en somme. Je commence à suspecter que la direction encadre solidement ce genre de reportage et ne laisse pas parler n’importe qui. D’où notre infiltration qui flirte avec le vandalisme.
Des miroirs suspendus à des bouts de ficelle chancellent dans la brise et arrachent des clignements de soleil.
Pas grave, on décide d’aller vers le quartier des propriétaires. Ici, les mobil-home sont personnalisés, les terrasses sont décorées parfois avec un sens maniaque du détail. On repère très vite cette terrasse où des dizaines d’animaux en plâtre nous dévisagent avec leurs regards idiots d’animaux creux, placés entre des pavements en morceaux de porcelaine qui rappellent un peu la maison du facteur Cheval. Des miroirs suspendus à des bouts de ficelle chancellent dans la brise et arrachent des clignements de soleil. C’est presque inquiétant, mais la personne qui nous répond se montre la plus affable du monde : Thierry, peintre en bâtiment, est un homme d’une cinquantaine d’années, moustache pimpante et œil vif. Lui aussi tient à regarder notre carte de presse – une manie dirait-on, dans ce camping – mais ce sésame nous fait vite rentrer dans le Saint des saints. « J’ai refait tout le mobil-home moi-même, nous prévient-il. Cela fait vingt ans que je suis dessus. » Il nous prévient aussi, au détour d’une phrase, d’autre chose : « Il faut que je vous dise, ma femme a trente ans de plus que moi. Nous nous sommes rencontrés ici en 2004. Elle vivait dans une caravane, en bas du camping, quand le terrain d’à côté n’avait pas été racheté. Ça a été une sorte de coup de foudre. » Il nous fait rentrer : son salon a quelque chose de kubrickien, on dirait l’intérieur d’un cerveau. Par un centimètre de mur qui ne soit pas recouvert par une photographie, une breloque, un bibelot bien briqué. Tout est si maniaquement disposé qu’on a peur de faire le moindre mouvement, de briser cette harmonie intime que Thierry semble être le seul à connaître. Thierry et sa femme, bien sûr. Sa femme qui trône sur le canapé, alors que tonitrue à côté d’elle le générique de The Expendables sur un écran plat encastré dans le mur. Effectivement, elle pourrait facilement être sa mère. Elle nous considère avec cet effarement légèrement matois qu’ont parfois les vieilles femmes. Avec eux, on revient sur leur vie.

Comme beaucoup dans le camping – c’est presque un élément de langage –, ils insistent sur les motivations de leur choix. « On aurait pu vivre ailleurs, déclare Thierry avec une certaine morgue. Mais moi, franchement, les HLM, les banlieues, ça ne me convient pas. Ici on est à l’air libre. On est comme en vacances toute l’année. Il y a la forêt juste derrière… et regardez le voisinage : personne ne vient nous embêter. » C’est ce qui nous sidère le plus, en effet. On dirait que dans ce quadrillage de bungalows, reconfigurant un étrange urbanisme tribal revu par l’individualisme, personne ne se connaît vraiment, que les rapports entre voisins sont inexistants… et que chacun s’affaire plutôt à pimper son intérieur. Une icône de la vierge entourée de coquillages, des pages jaunies de Télé 7 Jours encadrées avec soin, des photos de classe qui fleurent bon les années 90 – à l’époque où tous les gosses étaient coiffés comme Richard Dean Anderson – et des pièces de macramé qui moussent comme de l’écume figée, un peu partout… Ici étrangement, le collectif semble avoir disparu, ne reste que ces minuscules salons, espaces mentaux entretenus névrotiquement. « Allez voir les voisins de ma part », nous souffle Thierry, qui semble réellement ravi de nous aider.
Chantal s’approche. Elle a soixante ans, elle tire derrière elle une bouteille d’oxygène.
Le mobil-home qui jouxte celui de Thierry est à l’opposé de la petite maison de poupée que le peintre et sa femme-mère ont tenté de reproduire. La terrasse couverte laisse entrevoir un véritable capharnaüm. La porte est ouverte et à notre appel une tête se redresse dans l’ombre. Chantal s’approche. Elle a soixante ans, elle tire derrière elle une bouteille d’oxygène, elle respire à l’aide de canules qui laissent dans ses narines des sillons rougeâtres. Ses oreilles sont dévorées par le psoriasis mais dans ses yeux brûle un feu délétère « C’est mon côté gitane, nous confiera-t-elle, on m’a donné deux ans à vivre, or ça fait huit ans que je me trimballe ce putain de cancer – un carcinome ovarien, il paraît. » Une meute de chiens minuscules – impossible de discerner leur race dans l’obscurité qui règne ici – s’égaye à ses pieds dès qu’elle fait un mouvement. « Schlaffen ! », qu’elle hurle pour les calmer. « Vous avez des origines germaniques ? » demandai-je, candide. « Pas du tout, mais ils comprennent que l’allemand, allez savoir pourquoi. » Son mari ne tarde pas à arriver. Pascal est routier et il fait bien 150 kg.
C’est un Ch’ti, un vrai, d’ailleurs dans cette parcelle de l’Oise adossée à la Picardie, beaucoup des naufragés d’ici sont des nordistes – et plutôt fiers de l’être. Le couple nous raconte son histoire, qui semble commune à la Garenne : un remariage tardif, un exil choisi dans cette enclave à l’abri des regards, où ces couples parfois singuliers peuvent vivre leur amour peinards, loin des jugements. Et ils ont l’air de s’aimer, malgré la maladie qui ronge Chantal, et malgré un épineux problème tout droit sorti d’une émission de Julien Courbet mais qui leur pourrit la vie : « Mon mari a fait mettre des cloisons de placo pour mettre la terrasse à l’ombre, mais la directrice, cette pourriture, veut qu’on les fasse retirer car elles ne seraient pas conformes… Alors qu’il s’agit de ma santé, vous comprenez ? Avec mon cancer et mes névropathies, je ne supporte plus la lumière du soleil… Je ne peux quand même passer ma vie calfeutrée dans le salon ! » « Ici, c’est pas vraiment le paradis, confirme Pascal. Vous savez que dans le champ juste à côté, ils ramassent des betteraves toute la nuit avec leurs machines ? Quand ils font ça, c’est presque impossible de dormir. » La fière gitane se met alors à pleurer à chaudes larmes et nous demande si on peut faire quelque chose. On bredouille qu’on parlera d’elle, bien sûr. Le couple finit par s’enlacer comme un duo d’étudiants… On fait nos adieux, un peu chamboulés.

Plus loin, un type au teint de pansement fume au pas de sa porte. Marqué, cerné, on reconnaît immédiatement celui qui a passé une grande partie de sa vie à la rue. « J’étais SDF à Beauvais pendant 20 ans, confirme-t-il. Finalement, le 115 m’a trouvé une place ici, avec un collègue – un type que je connaissais pas mais ça se passe plutôt bien », conclut-il avec un air sombre. Il ne nous laissera pas rentrer. « Pourquoi vous êtes venus ici, au juste ? » Mine de rien, Éric vient de nous poser une colle. Qu’est-ce qu’on est venus chercher ici ? Un portrait d’une France oubliée, enclavée, déclassée, naufragée, que personne ne veut regarder en face – peut-être parce qu’elle est trop blanche, trop proche de nous, peut-être parce qu’il pourrait s’agir de nos mères, de nos oncles ? On ne sait pas vraiment. Lorsqu’on repart, le soleil continue à taper, impassible, et toutes les portes se sont déjà refermées.
On pense d’abord qu’on s’est trompé de lieu ou de jour. C’est un dimanche de mai, le genre de dimanche qu’on aimerait passer en terrasse, entre amis, car la chaleur n’est pas encore trop caniculaire et qu’une petite brise rafraîchit ponctuellement l’atmosphère. Pourtant, le Camping de La Garenne semble désert. Ici, c’est un campement mixte, croit-on savoir : on y trouve à la fois des sédentaires et des saisonniers, des proprios et des locataires. Tous vivent dans la cinquantaine de bungalows qui occupent cette langue de terre dans les hauteurs de Villers-Saint-Paul, juste derrière la forêt d’Halatte, une région encore verdoyante, pas loin du Vexin, chantée par Nerval en son temps.
Pourtant, ici, non seulement personne ne semble profiter de son dimanche après-midi sur sa terrasse, mais en plus les stores et les volets sont unanimement clos. On manque de faire demi-tour… et puis une silhouette s’approche de nous : un homme courtaud, d’une soixantaine d’années, erre près de la clôture. Il semble vaguement effaré, comme s’il ressortait d’une longue guerre de tranchées, l’air un peu hagard. Il nous dira s’appeler Alfonso. Il n’est là que depuis deux mois, il ne semble pas encore habitué aux us de la communauté – comme cette habitude dominicale qui consiste à se claquemurer chez soi dès que pointe le soleil.

Alfonso a tout l’air d’un naufragé, arrivé là un peu par hasard, au détour d’une vie accidentée et après vingt ans de bons et loyaux services dans les chaudronneries d’Argenteuil, là où le soleil ne se couchait jamais et avait une odeur de braise. « C’est mon fils qui m’a conseillé de venir ici, finit-il par lâcher, un peu dépité. L’avantage, c’est que c’est propre et que c’est calme. » Il nous conduit jusqu’à son mobil-home, un des plus petits du coin – ici nous sommes dans le coin des saisonniers et les habitations sont réduites à leur plus simple expression : des cubes de parpaings et des panneaux d’isolation empilés comme des tranches de gruyère sous les toitures basses. « Voilà, c’est ici. » Effectivement : c’est propre et c’est calme. Mais c’est à peu près tout.
Lire aussi : Doxa éducative, un projet totalitaire : entretien avec Marie-Estelle Dupont
L’homme paraît toujours aussi minuscule, même dans son minuscule salon, comme si la simple idée de vivre ici le faisait encore rapetisser. Il nous désigne son canapé comme pour nous inviter à s’asseoir – mais de toute évidence les salons de mobil-home ne sont pas faits pour recevoir, ce sont des pièces à vivre, à vivre uniquement, à vivre seulement. Il se tient debout, toujours un peu gauche dans la lumière livide qui filtre par les stores. Pourtant, dehors le soleil est rayonnant, mais ici, il est comme filtré par le malheur et l’isolement. Il n’en reste sur Alfonso et sur son petit intérieur qu’un teint blanchâtre, une coruscation d’hôpital. On se décide vite à mettre fin à son supplice, on le sent un peu gêné de nous avoir fait entrer ici, sans avoir rien à nous proposer d’autre que sa silhouette gâtée sur une dalle de linoléum. Je demande, un peu pour nous sortir de l’impasse : « Vous avez des bons rapports avec vos voisins ? » Son visage se débrunit un peu : « Bien sûr, il y a ma voisine qui est très gentille, venez je vais voir si elle peut vous parler. »
On cligne des yeux en sortant des bungalows, dehors la lumière est cruelle, elle se reflète sur les lames de parpaings, on comprend peu à peu pourquoi les terrasses sont désertes. Personne n’a envie de partager un verre sous ce soleil albigeois, qui coule comme de l’acier liquide sur les toits et sur les sculptures en stuc. Malheureusement, la voisine d’Alfonso ne semble pas disposée à nous recevoir. Elle considère avec méfiance ma carte de presse et mon incompréhensible dégaine – un sweat de l’Inter de Milan et une gueule de bois authentique. « Personne ne nous a prévenus donc je préfère ne rien dire. D’habitude la direction nous prévient quand il se passe quelque chose. La télé est venue il y a quelques mois, on a tous été prévenus. » Elle a raison. L’équipe de C à Vous a déjà fait un reportage ici en janvier, que j’avais trouvé un peu complaisant. Un peu trop « C à vous », en somme. Je commence à suspecter que la direction encadre solidement ce genre de reportage et ne laisse pas parler n’importe qui. D’où notre infiltration qui flirte avec le vandalisme.

Pas grave, on décide d’aller vers le quartier des propriétaires. Ici, les mobil-home sont personnalisés, les terrasses sont décorées parfois avec un sens maniaque du détail. On repère très vite cette terrasse où des dizaines d’animaux en plâtre nous dévisagent avec leurs regards idiots d’animaux creux, placés entre des pavements en morceaux de porcelaine qui rappellent un peu la maison du facteur Cheval. Des miroirs suspendus à des bouts de ficelle chancellent dans la brise et arrachent des clignements de soleil. C’est presque inquiétant, mais la personne qui nous répond se montre la plus affable du monde : Thierry, peintre en bâtiment, est un homme d’une cinquantaine d’années, moustache pimpante et œil vif. Lui aussi tient à regarder notre carte de presse – une manie dirait-on, dans ce camping – mais ce sésame nous fait vite rentrer dans le Saint des saints. « J’ai refait tout le mobil-home moi-même, nous prévient-il. Cela fait vingt ans que je suis dessus. » Il nous prévient aussi, au détour d’une phrase, d’autre chose : « Il faut que je vous dise, ma femme a trente ans de plus que moi. Nous nous sommes rencontrés ici en 2004. Elle vivait dans une caravane, en bas du camping, quand le terrain d’à côté n’avait pas été racheté. Ça a été une sorte de coup de foudre. » Il nous fait rentrer : son salon a quelque chose de kubrickien, on dirait l’intérieur d’un cerveau. Par un centimètre de mur qui ne soit pas recouvert par une photographie, une breloque, un bibelot bien briqué. Tout est si maniaquement disposé qu’on a peur de faire le moindre mouvement, de briser cette harmonie intime que Thierry semble être le seul à connaître. Thierry et sa femme, bien sûr. Sa femme qui trône sur le canapé, alors que tonitrue à côté d’elle le générique de The Expendables sur un écran plat encastré dans le mur. Effectivement, elle pourrait facilement être sa mère. Elle nous considère avec cet effarement légèrement matois qu’ont parfois les vieilles femmes. Avec eux, on revient sur leur vie.
Lire aussi : Aide sociale à l’enfance : maisons closes pour mineurs
Comme beaucoup dans le camping – c’est presque un élément de langage –, ils insistent sur les motivations de leur choix. « On aurait pu vivre ailleurs, déclare Thierry avec une certaine morgue. Mais moi, franchement, les HLM, les banlieues, ça ne me convient pas. Ici on est à l’air libre. On est comme en vacances toute l’année. Il y a la forêt juste derrière… et regardez le voisinage : personne ne vient nous embêter. » C’est ce qui nous sidère le plus, en effet. On dirait que dans ce quadrillage de bungalows, reconfigurant un étrange urbanisme tribal revu par l’individualisme, personne ne se connaît vraiment, que les rapports entre voisins sont inexistants… et que chacun s’affaire plutôt à pimper son intérieur. Une icône de la vierge entourée de coquillages, des pages jaunies de Télé 7 Jours encadrées avec soin, des photos de classe qui fleurent bon les années 90 – à l’époque où tous les gosses étaient coiffés comme Richard Dean Anderson – et des pièces de macramé qui moussent comme de l’écume figée, un peu partout… Ici étrangement, le collectif semble avoir disparu, ne reste que ces minuscules salons, espaces mentaux entretenus névrotiquement. « Allez voir les voisins de ma part », nous souffle Thierry, qui semble réellement ravi de nous aider.
Le mobil-home qui jouxte celui de Thierry est à l’opposé de la petite maison de poupée que le peintre et sa femme-mère ont tenté de reproduire. La terrasse couverte laisse entrevoir un véritable capharnaüm. La porte est ouverte et à notre appel une tête se redresse dans l’ombre. Chantal s’approche. Elle a soixante ans, elle tire derrière elle une bouteille d’oxygène, elle respire à l’aide de canules qui laissent dans ses narines des sillons rougeâtres. Ses oreilles sont dévorées par le psoriasis mais dans ses yeux brûle un feu délétère « C’est mon côté gitane, nous confiera-t-elle, on m’a donné deux ans à vivre, or ça fait huit ans que je me trimballe ce putain de cancer – un carcinome ovarien, il paraît. » Une meute de chiens minuscules – impossible de discerner leur race dans l’obscurité qui règne ici – s’égaye à ses pieds dès qu’elle fait un mouvement. « Schlaffen ! », qu’elle hurle pour les calmer. « Vous avez des origines germaniques ? » demandai-je, candide. « Pas du tout, mais ils comprennent que l’allemand, allez savoir pourquoi. » Son mari ne tarde pas à arriver. Pascal est routier et il fait bien 150 kg.

C’est un Ch’ti, un vrai, d’ailleurs dans cette parcelle de l’Oise adossée à la Picardie, beaucoup des naufragés d’ici sont des nordistes – et plutôt fiers de l’être. Le couple nous raconte son histoire, qui semble commune à la Garenne : un remariage tardif, un exil choisi dans cette enclave à l’abri des regards, où ces couples parfois singuliers peuvent vivre leur amour peinards, loin des jugements. Et ils ont l’air de s’aimer, malgré la maladie qui ronge Chantal, et malgré un épineux problème tout droit sorti d’une émission de Julien Courbet mais qui leur pourrit la vie : « Mon mari a fait mettre des cloisons de placo pour mettre la terrasse à l’ombre, mais la directrice, cette pourriture, veut qu’on les fasse retirer car elles ne seraient pas conformes… Alors qu’il s’agit de ma santé, vous comprenez ? Avec mon cancer et mes névropathies, je ne supporte plus la lumière du soleil… Je ne peux quand même passer ma vie calfeutrée dans le salon ! » « Ici, c’est pas vraiment le paradis, confirme Pascal. Vous savez que dans le champ juste à côté, ils ramassent des betteraves toute la nuit avec leurs machines ? Quand ils font ça, c’est presque impossible de dormir. » La fière gitane se met alors à pleurer à chaudes larmes et nous demande si on peut faire quelque chose. On bredouille qu’on parlera d’elle, bien sûr. Le couple finit par s’enlacer comme un duo d’étudiants… On fait nos adieux, un peu chamboulés.
Plus loin, un type au teint de pansement fume au pas de sa porte. Marqué, cerné, on reconnaît immédiatement celui qui a passé une grande partie de sa vie à la rue. « J’étais SDF à Beauvais pendant 20 ans, confirme-t-il. Finalement, le 115 m’a trouvé une place ici, avec un collègue – un type que je connaissais pas mais ça se passe plutôt bien », conclut-il avec un air sombre. Il ne nous laissera pas rentrer. « Pourquoi vous êtes venus ici, au juste ? » Mine de rien, Éric vient de nous poser une colle. Qu’est-ce qu’on est venus chercher ici ? Un portrait d’une France oubliée, enclavée, déclassée, naufragée, que personne ne veut regarder en face – peut-être parce qu’elle est trop blanche, trop proche de nous, peut-être parce qu’il pourrait s’agir de nos mères, de nos oncles ? On ne sait pas vraiment. Lorsqu’on repart, le soleil continue à taper, impassible, et toutes les portes se sont déjà refermées.