Si la peine de mort pouvait encore être infligée, l’assortirait-on de l’exécution provisoire ? La question est bien sérieuse : jusqu’à quel point la mise en œuvre d’une condamnation à titre seulement temporaire en droit n’engendre-t-elle pas un dommage définitif en fait ? Une question qui occupe particulièrement les esprits depuis les récentes condamnations par provision – c’est ainsi que l’on dit – de diverses personnalités politiques pourtant encore présumées innocentes, aux conséquences lourdes sur leur vie. Une question à laquelle la loi tente de répondre avec un succès inégal selon les branches du droit envisagées. Petit et rapide tour d’horizon.
Une entorse aux principes, oui, mais temporaire… en principe.
L’exécution provisoire d’une décision juridictionnelle est le fait d’autoriser une partie à un procès à mettre en œuvre sans délai la condamnation de son adversaire en dépit de l’exercice par lui des voies de recours. Le gagnant poursuit l’exécution à ses risques et périls puisqu’il devra réparer le tort causé si la décision exécutée est invalidée par la suite. Elle s’oppose à l’exécution dite définitive d’une décision de justice contre laquelle il n’y a pas ou plus de voies de recours.
L’exécution provisoire constitue évidemment une exception notable à certains principes cardinaux du droit tel le droit à un second degré de juridiction, l’effet suspensif des droits de recours, l’imputation du fardeau de la preuve à celui qui accuse (actor incumbit probatio) et la présomption d’innocence. Mais ce n’est qu’une exception temporaire, un tempérament plutôt qu’une réelle exception, en théorie du moins.
L’idée qui préside à la provision est que, parfois, le strict respect de l’effet suspensif des voies de recours différerait par des délais exagérés l’application d’un droit qui semble suffisamment établi et dont on peut prévoir raisonnablement qu’il sera confirmé en tout état de cause. Il peut aussi s’agir de garantir la partie gagnante contre les tentatives du succombant (celui qui a perdu) de se soustraire à une condamnation finale devenue prévisible (fuite, insolvabilité organisée, pressions diverses, destruction de preuves etc.).
La provision existe tant en droit civil ou administratif qu’au pénal, mais c’est dans ce dernier qu’elle pose le plus de difficulté. Le droit civil (et administratif) est un droit non répressif dont le but est de réparer le préjudice causé par un « fait quelconque » qui ne sera ni nécessairement volontaire ni toujours fautif (destruction du toit du voisin par la chute d’un arbre, blessure causée par un accident, des malfaçons dans les travaux etc.). Le litige se règle dans la plupart des cas par une indemnisation censée réparer « tout le préjudice et rien que le préjudice » et une indemnisation en sens inverse viendra remettre les choses d’équerre au cas où la condamnation est invalidée en définitive.
De plus, lorsqu’ elle risque d’entrainer des conséquences excessives pour la partie concernée, par exemple en mettant en péril son équilibre financier (C. Proc. Civ. article 514-3), il peut être fait obstacle à cette provision par un recours spécial devant le président de la cour d’Appel qui se prononce dans un délai bref de quelques semaines. Aussi est-elle désormais de droit c’est-à-dire automatique (C. Proc. Civ. art. 514), sauf si le juge de première instance l’écarte, ce qui est souvent le cas en pratique.
Mais c’est la traduction pénale de l’exécution provisoire qui défraie la chronique. En effet, le droit répressif connaît également l’exécution de la condamnation de première instance, en dépit de l’exercice d’une voie de recours. S’il s’agit d’une peine d’emprisonnement, on parlera de mandat de dépôt.
Trop grave pour être indemnisé ?
Le problème que pose le droit pénal, c’est qu’il s’agit d’un droit répressif où non seulement l’on répare le dommage mais où l’on punit les torts ; que ce n’est pas un simple patrimoine qui est frappé, mais une vie et un corps. Le principe auquel il est fait exception est ici est la présomption d’innocence, pilier de l’ordre libéral.
Mise à part la restitution du montant des peines d’amendes déjà exécutées, qui ne cause pas de problème majeur, l’indemnisation des autres peines assorties de l’exécution provisoire est bien plus restreinte qu’en droit civil. L’article 149 du code de procédure pénale – applicable au mandat de dépôt – prévoit bien que « la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d’acquittement devenue définitive a droit, à sa demande, à réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention ».
Mais cette indemnisation est limitée de plusieurs manières. D’abord, le préjudice n’est réparable sur le fondement de ce texte qu’après une décision reconnaissant l’innocence complète du prévenu. Si finalement il y a tout de même condamnation, même bien plus faible que celle qui a été exécutée (six mois ferme au lieu de 5 ans imaginons) il n’y aura aucune indemnité. Cela contraste fortement avec le droit civil où le préjudice causé par la provision est réparable que le jugement soit infirmé en tout ou partie.
L’indemnisation n’est encore possible que s’il s’agit d’une peine de prison ferme. Exit, donc les cas de sursis et les interdictions diverses (d’exercer, d’émettre des chèques etc.), quand bien même la personne aurait finalement été totalement innocentée. Il restera certes, pour ces deux derniers cas, la possibilité d’être indemnisés à condition de « démontrer une faute lourde ou un déni de justice » (C. Org. Jud.,art. L.141-1) mais il s’agit d’hypothèses rares.
Là encore, le droit pénal se montre donc bien plus restrictif que le droit civil, lequel connaît depuis longtemps la réparation de la « la perte de chance » (de se présenter à une élection, de gagner sa vie grâce à son métier, de conclure une affaire etc.), au même titre que n’importe quel autre préjudice. De même, il n’existe pas non plus, comme en civil, de procédure spéciale et rapide pour suspendre l’exécution provisoire. Le condamné est donc obligé d’attendre la décision sur l’affaire principale, ce qui peut prendre des années, et donc d’exécuter la peine en question avant de pouvoir en demander la suspension…
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De tout cela résulte un paradoxe évident : alors que le droit pénal a des implications bien plus graves pour l’accusé et présente des enjeux de libertés publiques et individuelles bien plus sensibles que le droit civil, c’est là que l’exécution provisoire est la moins encadrée. D’ailleurs cette indemnisation des innocents ayant été enfermés à titre provisoire, qui semble pourtant une évidence minimale aujourd’hui, n’a été admise dans la loi qu’avec beaucoup de réticence.
Inexistante, sauf cas particulier, jusqu’aux années 1960, son principe ne fut institué que par une loi du 17 juillet 1970. Encore fallait-il que préjudice subi fût « particulièrement anormal et d’une particulière gravité » (avoir été en prison pendant plusieurs mois à tort ne suffisait pas), et, même ainsi, la commission d’indemnisation pouvait toujours refuser. Le droit actuel résulte d’une réforme adoptée seulement le 30 décembre 2000.
L’explication de cette hostilité du droit pénal à indemniser tient peut-être à ce que ce que c’est l’État qui est en cause et non un simple particulier. Toutefois, le droit administratif peut aussi condamner l’État et le juge administratif ne s’en prive pas. Peut-être est-ce surtout la gravité de la sanction en droit répressif qui rend l’institution bien plus sensible à toute forme de désaveu. Dans l’imaginaire, adoucir la peine passe pour un simple réexamen du problème, mais dans un droit au fondement bien plus moral qu’économique, indemniser sonne comme l’aveu d’un manquement dans l’activité de juger ; un manquement grave compte tenu des conséquences. Surtout que le régime actuel est déjà couteux : selon les dernières statistiques de 2023, près de 14 millions d’euros ont été reversés à 522 demandeurs indemnisés du fait de leur détention provisoire finalement invalidées.
Une justice qui se juge elle-même inefficace
La solution ne saurait être de supprimer le principe même de l’exécution provisoire en droit pénal : les individus dangereux ou susceptibles de disparaître doivent pouvoir être retenus. Pourquoi pas, en revanche, réserver la provision précisément à ce type de profils ?
Un peu plus de discernement, serait en tout cas de bon aloi. La cour de Cassation a d’ailleurs récemment renforcé l’obligation de motivation des juges condamnant à l’inéligibilité un député par provision, en leur imposant « d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte qu’elle est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur » (Cass. Crim., 28 mai 2025, n° 24-83.556, § 7). De plus, la tendance à prononcer la provision en vue de « favoriser, en cas de recours, l’exécution de la peine et à prévenir la récidive » (Cass. crim., 4 avr. 2018, n° 17-84.577) est éminemment contestable.
Loin de la philosophie initiale de la provision, à savoir la probabilité d’une confirmation du jugement en seconde instance, c’est au contraire l’incertitude sur ce qu’il adviendra de la condamnation de première instance qui justifierait de l’appliquer sans attendre. Il est étrange de voir les tribunaux reprendre à leur compte les reproches du public sur l’inefficacité de la justice. Quant au lien opéré au forceps entre l’exercice d’une voie de droit et la récidive de l’infraction, il n’est pas franchement convaincant.
Il faudrait sans doute privilégier la célérité de la justice plutôt que d’appliquer immédiatement des peines non-définitives. Il est vrai que même des juges de bonne foi peuvent être tentés de pallier par la provision les longueurs d’une justice déshéritée (il n’y a que 11,3 magistrats pour 100 000 habitants dans notre pays contre 21,9 en moyenne dans l’UE). Selon un rapport du Ministère de la Justice de mars 2025 « sur l’audiencement criminel et correctionnel », le délai de jugement en appel des prévenus laissés libres « devient déraisonnable (…) avec une moyenne de 20,8 mois en 2023 ». Une longueur – presqu’une langueur – de la justice qui exaspère chaque année les citoyens, expose l’institution aux critiques les plus amères.
En plus d’être une bonne idée en soi, améliorer la dotation matérielle et humaine des juridictions, divisant ainsi la charge de travail et les délais de traitement, inciterait certains tribunaux à ne plus faire justice eux-mêmes.




