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La critique littéraire deviendrait-elle illégale ?

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Publié le

10 décembre 2020

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Situation invraisemblable et inédite dans la République des Lettres, Patrice Trigano, célèbre galériste et vice-président de la FIAC vient de sommer un webzine par son avocat de publier un droit-de-réponse à une critique lui ayant déplu. Critiques, sommes-nous devenus des délinquants ?
L'autre crétin

Sarah Vajda, auteur de plusieurs biographies remarquées (Maurice Barrès, Romain Gary, Jean-Edern Hallier), n’a pas eu l’heur de s’ébahir devant la bio romancée de René Crevel par Patrice Trigano, L’Amour égorgé que publiait Maurice Nadeau en cette rentrée, comme en témoigne son article sur le site Boojum, un animal littéraire vif et souvent mordant. Jusque là, rien que le déroulé commun de la vie littéraire : des livres sortent, ils sont critiqués ou non à droite et à gauche, puis plus ou moins lus. Dans nos propres pages, en octobre dernier, Bernard Quiriny notait quant à lui au sujet du livre de Trigano : « cette reconstitution de l’époque et du milieu surréaliste vaut le coup d’œil, et passionnera les amateurs d’histoire littéraire », un avis modérément enthousiaste donc, mais loin de la déception de Vajda qui profite de son papier pour développer tout un art littéraire de la biographie au terme duquel L’Amour égorgé, qualifié de « biographie-meringue », sert de contre-exemple.

La critique vue comme diffamation

Mais la question n’est pas l’opinion plus ou moins bonne qu’on se fait de ce livre, mais de savoir s’il est encore permis d’exprimer librement ce genre d’opinion. En effet, quelle ne fut pas la surprise de Loïc Di Stefano, rédacteur en chef de Boojum, quand il reçut une mise en demeure de la part du célèbre avocat Emmanuel Pierrat, au nom de son client Patrice Trigano, le sommant, sous peine d’une amende de 3750 euros, de publier dans les trois jours un droit de réponse à la suite de la critique de son livre. « L’article de Sarah était assez méchant, admet Di Stefano, mais enfin, je pars du principe qu’à partir du moment où l’on publie un livre, on s’offre à la critique, sinon il faut réserver son livre à un cercle d’amis ! Quant à un droit de réponse : les commentaires sont ouverts, Trigano n’avait qu’à s’y exprimer ».

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Mais l’avocat rétorque que son client souhaite un droit de réponse inclus dans le papier et qu’il juge, en raison de certains mots employés, l’article diffamatoire en se référant à l’article 6 VI de la loi de juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Si les formules de Sarah Vajda sont caustiques, leur cible n’est pourtant jamais la personne de l’auteur, mais bien l’objet littéraire qu’elle examine. À ce compte-là, c’est toute critique d’une œuvre artistique qui devrait tomber sous le coup de la loi !

La censure des hommes de pouvoir

« Ce n’est pas la première fois que des gens de pouvoir s’imposent comme les premiers censeurs, remarque Di Stefano. Moi, je le vois vraiment comme le grand bourgeois riche à souhait et pénétré d’une haute conscience de soi qui veut faire taire un petit. Mais finalement, ce bonhomme nous rend service puisque si une critique de Boojum le gêne, c’est que Boojum compte ! » Certes, et l’influent galeriste se dessert avec une telle réaction, arguant des avis positifs récoltés dans la grande presse pour sa défense, trahissant une fragilité narcissique pour le moins spectaculaire, et allant jusqu’à se ridiculiser en se comparant à Voltaire.

Des stigmatisés comme les autres

Cela étant, voilà une histoire qui crée un terrible précédent. Si les auteurs des livres disponibles sur les étals des libraires refusent de jouer le jeu de la critique et se comportent désormais comme d’énièmes minoritaires exhibant leurs stigmates, s’ils font franchir un nouveau cap à cette « envie du pénal » que dénonçait Philippe Muray, la vie littéraire du pays risque de se trouver confinée pour longtemps. Le plus étrange, c’est la prédilection que Trigano affiche pour les surréalistes, pourtant connus pour leur goût du scandale, du pamphlet et de l’irrespect jusqu’à l’odieux, lequel goût aurait dû assagir sa susceptibilité. Mais non… Il y a un siècle, en représailles d’un tel comportement, il est à peu près certain qu’André Breton aurait appelé à aller gifler ce récipiendaire de la Légion d’honneur.

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