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Rencontre au sommet (3/6) : la fin de la Chrétienté

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Publié le

13 octobre 2022

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L’Incorrect a organisé une rencontre exceptionnelle entre quatre des plus grands intellectuels de notre temps pour une conversation de haut vol sur l’avenir de la France. Dans cette troisième partie, Chantal Delsol, Alain Finkielkraut, Mathieu Bock-Côté et Pierre Manent s’interrogent sur la fin du christianisme : la France peut-elle être autre chose que culturellement chrétienne ? Et peut-elle rester culturellement chrétienne sans chrétiens ?
delsol manent

Chantal Delsol – À l’époque où les barbares se sont installés dans l’Empire romain, un certain Salvien, devenu prêtre après avoir été marié, avait écrit des choses qu’on pourrait retrouver sous la plume de nos écrivains ou de journalistes, en expliquant finalement que les siens étaient des décadents et des salauds pour avoir conquis tout le monde, et que les meilleurs étaient en fait les barbares. Au fond, vous décrivez une religion morale. Avec l’effacement du christianisme, la morale a tendance elle aussi à s’effacer puisque dans le judaïsme et le christianisme, religion et morale sont intimement liées (ce n’était pas du tout le cas chez les païens, où la morale était décrétée par les autorités politiques alors que la religion relevait des prêtres). Or, si l’on peut se passer de religion (par exemple, la Chine), tous les peuples ont besoin de morale. Notre société post-chrétienne doit donc retrouver une morale. Je pense qu’il y a chez Marx une tentative de retrouver une morale, et les wokes en sont des héritiers. Quelle morale va-t-on trouver ? On reprend la morale dont on a l’habitude, la morale chrétienne, qui dit que Dieu est une victime et que la victime est Dieu. On reconstruit donc quelque chose à partir de cet axiome, avec la passion pour l’égalité et la compassion pour la victime. Et de cette morale, on fait une religion.

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Pierre Manent – Quand on dit que « la France est de culture chrétienne », veut-on dire que la vie d’un nombre significatif de Français garde un rapport actif avec la religion chrétienne ? Ou veut-on dire que la « culture chrétienne », c’est ce qui reste du christianisme quand on a perdu la foi ? Voici en tout cas comment je vois les choses. Jusqu’aux années 60 du XXe siècle, beaucoup de Français certes n’étaient pas chrétiens, ou ne l’étaient plus, mais la religion chrétienne avait une présence palpable et active dans l’ensemble de la société française. Pourquoi ? Parce que chaque famille, chaque personne presque, avait elle-même fait l’expérience d’un certain rapport au christianisme. Exemple classique : le père était franc-maçon ou socialiste, la mère allait à l’église, on se disputait pour savoir si l’enfant ferait sa première communion, ou pas.

Le catholicisme n’était plus une loi ou une autorité pesant comme une obligation sur la société, mais la société négociait en permanence sa relation avec la religion chrétienne, soit en adhérant, soit en se détournant ou protestant contre son influence. La religion chrétienne, en particulier catholique mais pas seulement, était si j’ose dire l’objet naturel du débat public et de la négociation sociale et familiale. Voilà ce que j’appelle un rapport actif de la société française à la religion chrétienne. Ce n’est pas simplement l’attachement aux vieilles églises, les croix au bord des routes et les expressions religieuses passées dans le langage courant ! La plupart des Français, à un moment ou à un autre, étaient en contact, ou avaient à faire ou ne pas faire quelque chose, avec la religion chrétienne. Aujourd’hui, et c’est le grand changement, de plus en plus de Français peuvent passer toute leur vie sans rencontrer cette question de leur rapport à la religion chrétienne. Le terme de déchristianisation est beaucoup trop abstrait. Il s’agit plutôt d’une apostasie.

« C’est un des paradoxes de notre époque : la disparition du religieux coïncide avec cette obsession moralisatrice grotesque »


Alain Finkielkraut

Qu’est-ce que j’entends par là ? La religion chrétienne a toujours rencontré des oppositions – il y a toujours eu des athées ! – mais à partir du XVIIIe, et déjà du XVIIe siècle, elle rencontre la critique de vastes et publics mouvements de pensée très divers mais qui tous s’autorisent de la Science : la physique mathématique, la critique biblique, la géologie, la théorie de l’évolution, etc. Grands enjeux intellectuels et humains, grands débats qui semblaient devoir ruiner la religion, ou du moins la plaçaient sur la défensive. Or au bout du compte la religion surmonta assez bien les défis de la théorie de l’évolution, de la critique biblique, etc. En tout cas, dans la France des années 50, les catholiques pratiquants sont nombreux et la sociabilité catholique est étendue et vivante, les catholiques sont présents comme tels dans le débat intellectuel, la vie littéraire, etc. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais ce n’est pas à cause de Darwin ou de Bultmann, ce n’est pas pour une noble cause ! Alors quoi ? Rien, une lassitude, une indifférence, parfois une aversion palpable. On ne sait plus que faire du christianisme, de l’Église qui est toujours là mais que dit-elle ? Beaucoup de catholiques ont abandonné l’Église sans raison particulière, ou plutôt pour une seule raison, parce qu’elle n’était plus pour eux qu’un obstacle, une gêne, un fardeau… Voilà ce que j’appelle l’apostasie catholique.

Alain Finkielkraut – Vous connaissez peut-être cette blague juive : « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple ». Voilà comment les juifs ont surmonté l’épreuve de la sécularisation et se sont perpétués comme peuple après la mort de Dieu. Le fait est que peu de gens sont prêts à se convertir au christianisme ou à y revenir. Pourquoi ? Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Pierre Manent : je ne crois pas que cela relève d’une hostilité sans noblesse. « Là où il y avait Dieu, disait Gershom Scholem, il y a maintenant la mélancolie. » De moins en moins de gens croient en Dieu parce que de plus en plus de gens croient en la mort. Telle est la réalité. Si on ne va pas à la religion, c’est parce que la promesse de l’au-delà ne nous dit absolument plus rien. Et on n’en est pas particulièrement fier. Ce n’est pas l’homme qui siège sur le trône divin, c’est la mort. Voilà où nous en sommes.

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Faut-il en déduire que s’il n’y a plus de religion, il n’y a plus de morale ? Il me semble, au contraire, que nous vivons une époque particulièrement moralisatrice. C’est aussi l’un des traits les plus marquants du wokisme. La morale est partout, chez les éditeurs par exemple avec les sensitivity readers qui vérifient la conformité du manuscrit à l’esprit du temps. Nous vivons sous la tyrannie de la vertu (même si le mot fait horreur). C’est l’ordre moral partout, tout le temps, jusque dans la sexualité que l’on voudrait contractualiser. La question du consentement est omniprésente et on parle même dans le sillage du mouvement #MeToo d’une nouvelle civilité sexuelle. On a envie de dire : que faites-vous de la littérature ? Que faites-vous de votre propre expérience ? Le moment où on fait l’amour n’est pas un moment de civilité, c’est cochon quand même ! C’est un des paradoxes de notre époque : la disparition du religieux coïncide avec cette obsession moralisatrice grotesque.

Mathieu Bock-Côté – Une nation culturellement chrétienne peut-elle le demeurer sans chrétiens ? Plusieurs ont la nostalgie de cette densité existentielle porteuse de la marque chrétienne – en fait, ils ont la nostalgie d’une nation ne se définissant pas exclusivement dans la matrice du contractualisme et dans les règles formelles du droit. Alors je reprends votre question : je pense que l’on peut préserver la culture sans avoir le culte sur une, deux ou trois générations. Mais une culture sans le culte finit par ne plus être irriguée, par ne plus être portée par une part vivante : elle se patrimonialise et s’assèche. Elle peut demeurer sous le signe de la mélancolie, du désir de culture, mais je ne suis pas certain qu’elle puisse survivre véritablement. On ne se coupe pas de sa source sans en payer le prix. Et pourtant, aujourd’hui, on redécouvre, paradoxalement, sous le signe de l’identité, l’empreinte chrétienne de la France. Face à des gens qui arrivent et qui savent à peu près ce qu’ils sont, nous n’avons que la laïcité, et plus largement la société libérale des droits de l’homme, à offrir. Or, ces principes, lorsqu’ils ne s’ancrent plus dans une identité dense, sont à peu près condamnés à se retourner contre les sociétés qui les revendiquent. C’est au nom des droits de l’homme qu’aujourd’hui que l’on met en avant le hijab, le niqab et la burqa. Les droits de l’homme sont retournés contre nous-mêmes et nous ne savons que faire devant cette manœuvre.

« Comment tenir à la fois l’absolue transcendance divine et le caractère indispensable de la médiation ecclésiale ? C’est la question première que l’Église rencontre, et c’est en même temps sa définition »


Pierre Manent

En réaction, certains se disent qu’il faudrait peut-être redevenir chrétiens. Ce n’est pas aussi facile que cela ! On peut lire Bernanos et Péguy, mais à la fin se pose la question du passage à la foi, ou au moins de l’interrogation. Cela ne se commande ni politiquement, ni culturellement. Quelle forme peut-elle prendre dans un monde devenu étranger à la foi du charbonnier ? J’ose une hypothèse : passer à la foi aujourd’hui, c’est passer de la certitude de l’inexistence de Dieu à l’incertitude par rapport à son existence. Ce basculement dans l’incertitude est peut-être la possibilité de la foi pour notre temps. J’ajoute une chose : beaucoup de nos contemporains se tournent vers une forme de catholicisme identitaire, et je trouve agaçant que certains chrétiens tout à fait sincères dénoncent cela au prétexte que ça ne serait pas le bon chemin pour retrouver la foi, que ce serait un catholicisme illégitime. Pour eux, le catholicisme identitaire serait presque une forme de paganisme chrétien. On a envie de leur répondre que tous les chemins mènent à Rome et à la possibilité d’une conversion. Derrière l’identité, il se peut que des gens trouvent un jour la foi. Je comprends la sincérité du croyant qui tient ce discours, mais il se trouve que nous sommes des êtres humains et que nous avons quelquefois besoin des médiations culturelles et symboliques pour atteindre des réalités plus profondes.

Pierre Manent –  La tendance de la théologie du XXe siècle – Karl Barth est l’auteur le plus important sous ce rapport – vise à séparer radicalement la « foi » de la « religion », à séparer la foi de toute médiation, y compris de la médiation de l’institution religieuse elle-même. L’argument de certains catholiques que vous évoquez, c’est l’argument que l’Église a toujours dû affronter sous une forme ou sous une autre : comment justifier que l’alliance de Dieu avec les hommes passe par la médiation d’une institution humaine, donc nécessairement « trop humaine » ? « Que d’hommes entre Dieu et moi ! » soupire Rousseau. Dans son grand livre sur Le Désenchantement du monde, notre ami Marcel Gauchet parle de l’« exorbitante imposture » de l’idée catholique de la médiation ecclésiale. Comment tenir à la fois l’absolue transcendance divine et le caractère indispensable de la médiation ecclésiale ? C’est la question première que l’Église rencontre, et c’est en même temps sa définition.

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Une remarque sur « culture et foi ». On a vu ce problème surgir dans l’espace public à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame. D’un côté une vraie émotion religieuse, y compris chez beaucoup qui sans doute n’avaient plus pensé à Dieu ou à la Vierge depuis longtemps, et en même temps, de l’autre côté, un effort assez effronté de la part des institutions temporelles pour s’approprier la cathédrale, le ministre de l’Intérieur de l’époque soulignant qu’elle faisait partie du « commun », qu’elle appartenait à tous et que tous avaient, si j’ose dire, voix au chapitre… L’archevêque de Paris, Mgr Aupetit, fit un effort courageux pour rappeler le caractère cultuel primordial de la cathédrale – le sens de l’édifice est d’abriter la messe !, et c’est pourquoi il tint à y célébrer la  messe alors que le bâtiment n’était pas encore sécurisé.

Alain Finkielkraut – Un mot sur la cathédrale. Ce n’est pas la République, me semble-t-il, qui a voulu s’emparer du lieu, c’est le tourisme. Le président Macron l’a dit et surtout Anne Hidalgo, la maire de Paris : il faut absolument que Notre-Dame soit prête pour les Jeux olympiques de 2024. Nous en sommes là. C’est ce que Michel Deguy appelle : la mobilisation comptable de tout ce qui est comme richesse économique potentielle dans la compétition planétaire. Pierre Manent a raison, l’idée d’un christianisme culturel est assez floue, mais ça a encore une certaine noblesse. Désormais, c’est le touristique qui remplace le culturel ou qui en tient lieu. Et nous l’avons vu avec Notre-Dame. J’ai été moi-même étonné par l’émotion qui m’a étreint quand j’ai vu ce monument brûler. Après tout, je ne suis pas catholique. Mais là, il y avait quelque chose de Paris, quelque chose de nous, qui risquait de disparaître.

« Et quand on se retrouve devant un catholicisme qui a souvent sacrifié sa liturgie – pour de bonnes ou de mauvaises raisons – il ne reste plus que le côté sentimental et humanitaire »


Mathieu Bock-Côté

Mathieu Bock-Côté – Globalement, l’Église catholique fait tout pour ressembler à une organisation caritative universelle pour les migrants. Depuis plus d’un demi-siècle, elle s’est déconstruite, elle s’est auto-déritualisée, comme si elle voulait s’arracher à sa tradition – au nom, nous dit-on, d’une tradition originelle plus authentique, n’ayant rien à voir avec le catholicisme historique. L’Église, au moins de mon côté de l’Atlantique, dans ce qui fut autrefois un vieux pays catholique, ne sait plus quoi faire de sa religion. Ce qui me rappelle une phrase de Montherlant qui m’avait beaucoup marqué : « Je cherche désespérément un prêtre qui croit ». Et la dé-ritualisation du catholicisme depuis une cinquantaine d’années a fini par avoir des effets sur la possibilité de la foi pour les uns et les autres. La liturgie est un langage qui parle à une part de l’âme qu’on peut difficilement rejoindre autrement. Et quand on se retrouve devant un catholicisme qui a souvent sacrifié sa liturgie – pour de bonnes ou de mauvaises raisons – il ne reste plus que le côté sentimental et humanitaire.

Pierre Manent – Votre propos me paraît exagéré. En tant que paroissien de la commune espèce comme dirait Péguy, et dans la même paroisse depuis quarante ans, j’ai pu observer au contraire une attention croissante à la liturgie. La période des messes débraillées ou fantaisistes est tout de même passée depuis longtemps. Les prêtres savent leur religion et sont soucieux de la transmettre. L’assistance est nombreuse et attentive. L’existence de paroisses comme celle-ci ne contredit pas le diagnostic d’un étiolement parfois angoissant de la vie catholique dans notre pays, mais du moins elle nous permet d’échapper au désespoir. Et elle nous ôte toute excuse : si nous abandonnons l’Église, c’est notre choix !

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