L’œuvre de René Girard, philosophe du désir mimétique et du bouc émissaire, et celle de Carl Schmitt, théoricien de la décision politique et de la dialectique ami/ennemi, se rejoignent en un point central : la compréhension de la dynamique du conflit au sein des sociétés humaines. Bien que ces penseurs ne s’inscrivent pas dans la même tradition intellectuelle ni ne partagent les mêmes visées, leurs analyses mettent en lumière une conception du conflit qui transcende le politique pour s’enraciner dans la structure même des relations humaines.
Cet article vise à explorer les correspondances et les apports réciproques que les théories de Girard et de Schmitt peuvent offrir à l’analyse des conflits contemporains, notamment en montrant comment la dialectique schmittienne ami/ennemi trouve un écho dans la dynamique mimétique girardienne. En particulier, l’analyse girardienne de l’ennemi comme bouc émissaire vient enrichir et compléter la compréhension de Schmitt sur la manière dont les sociétés construisent et désignent un « ennemi » pour assurer leur cohésion.
Carl Schmitt et la dialectique ami/ennemi
Carl Schmitt, juriste et théoricien politique allemand, a formulé dans son ouvrage La Notion de politique (1932) l’idée centrale que la politique est fondamentalement définie par la distinction entre amis et ennemis. Pour Schmitt, cette distinction est au cœur de la souveraineté politique : elle délimite les frontières de la communauté et représente l’acte politique par excellence, celui de désigner l’ennemi et de préparer la lutte contre lui.
L’ennemi n’est pas seulement un adversaire politique ou militaire ; il est, selon Schmitt, celui qui met en péril l’existence même de la communauté. Cette conception a un caractère existentiel : elle n’est pas basée sur des désaccords moraux ou économiques, mais sur une menace perçue envers la survie collective. Schmitt affirme ainsi que la politique n’existe vraiment que lorsque la possibilité de confrontation est réelle et lorsque l’ennemi est désigné comme tel.
Cette vision de l’ennemi possède une dimension structurante pour la communauté politique : c’est dans la lutte commune contre un adversaire identifié que les membres d’une société trouvent une unité et que l’État affirme sa souveraineté. L’ennemi, ainsi conçu, joue un rôle fondamental dans la définition de la politique : il est à la fois le ciment de la cohésion interne et l’élément constitutif de la souveraineté.
René Girard et le mécanisme du bouc émissaire
René Girard, quant à lui, développe une théorie anthropologique selon laquelle la violence est inhérente à la nature humaine en raison de la dynamique du désir mimétique. Selon Girard, les individus n’élaborent pas leurs désirs de manière autonome, mais en imitant ceux des autres. Ce processus génère inévitablement des rivalités, car plusieurs individus se disputent les mêmes objets, places ou statuts.
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Pour éviter une escalade de la violence au sein du groupe, Girard montre que les sociétés humaines ont recours à un mécanisme de bouc émissaire. En désignant un individu ou un groupe comme responsable de tous les maux, la société canalise et résout temporairement ses tensions. Ce bouc émissaire, souvent innocent, devient alors une victime sacrificielle dont l’exclusion ou l’élimination permet de rétablir une certaine paix sociale.
Girard voit dans ce mécanisme de bouc émissaire un fondement archaïque mais toujours actif des sociétés humaines, et il considère que le religieux (sous forme de rites et de sacrifices) a souvent été le cadre institutionnel de ce processus. Dans le contexte moderne, bien que la religion ait perdu de son pouvoir institutionnel, Girard estime que les sociétés continuent à projeter leurs conflits internes sur des « ennemis » symboliques ou réels, entretenant ainsi une logique de sacrifice qui permet de maintenir la cohésion sociale.
De l’ennemi au bouc émissaire : une lecture girardienne de Schmitt
L’intersection entre les pensées de Schmitt et de Girard se situe dans cette dynamique de l’ennemi comme figure structurante de la société. En effet, Schmitt et Girard mettent en évidence le rôle crucial de l’ennemi pour préserver la cohésion interne d’une communauté. Cependant, alors que Schmitt insiste sur la distinction politique ami/ennemi comme acte souverain et nécessairement conflictuel, Girard, pour sa part, s’attache à montrer que cette désignation repose souvent sur une logique sacrificielle, dans laquelle l’ennemi est moins une menace réelle qu’une victime propitiatoire.
Pour Girard, l’ennemi dans le système schmittien se rapproche de la figure du bouc émissaire : il est celui sur qui la violence de la communauté est concentrée pour résoudre ses propres tensions internes. Ainsi, lorsque Schmitt affirme que la souveraineté consiste à désigner l’ennemi, Girard peut rétorquer que cette désignation est souvent une projection des propres conflits de la société. La dialectique ami/ennemi schmittienne, bien qu’éminemment politique, relève selon Girard de ce processus de délestage mimétique par lequel une société se protège de ses propres pulsions destructrices.
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L’apport girardien à la pensée schmittienne réside alors dans la notion de victimisation rituelle. L’ennemi, tel que Schmitt le conçoit, n’est plus seulement une figure politique, mais un exutoire sacrificiel qui permet au groupe de se souder autour d’un adversaire commun. Ce processus, que Girard théorise comme étant à l’origine des rituels religieux archaïques, se poursuit dans le cadre politique moderne, où l’ennemi devient le catalyseur d’une forme de violence collective contrôlée.
Conséquences pour l’analyse politique et sociale
L’intégration de la théorie girardienne du bouc émissaire à la dialectique ami/ennemi schmittienne permet une lecture plus nuancée des phénomènes politiques contemporains. En effet, dans un monde de plus en plus polarisé, les sociétés modernes, bien que se revendiquant rationnelles et détachées de tout rituel archaïque, continuent de désigner des ennemis pour préserver leur cohésion. Les groupes politiques, les médias et même les communautés en ligne mettent en place des mécanismes où la désignation de l’ennemi – qu’il s’agisse d’un groupe ethnique, d’une idéologie ou d’un leader – joue un rôle similaire au bouc émissaire décrit par Girard.
Par ailleurs, la pensée de Girard permet de comprendre comment le discours de Schmitt sur l’ennemi peut dégénérer en violence collective incontrôlée. Alors que Schmitt théorise l’ennemi dans une logique étatique et souveraine, Girard souligne que cette logique, sans contre-pouvoirs, risque d’aboutir à une escalade de la violence. Dans les régimes autoritaires, où l’ennemi est une figure essentielle de la légitimité politique, l’approche girardienne révèle comment la construction de cet ennemi est instrumentalisée pour détourner l’attention des divisions internes et légitimer des actes répressifs.
La dialectique ami/ennemi schmittienne, analysée à travers la grille girardienne, met en lumière un risque intrinsèque de radicalisation des sociétés modernes. Lorsque la désignation de l’ennemi est instrumentalisée de manière excessive, elle peut favoriser des conflits sans fin, car chaque « ennemi » éliminé peut être remplacé par un nouveau, dans une spirale sacrificielle où le désir mimétique ne cesse de se renouveler.
Conclusion
Les apports croisés de René Girard et de Carl Schmitt offrent une perspective enrichissante sur la question de l’ennemi dans les sociétés humaines. Schmitt montre comment la distinction ami/ennemi est au fondement de la politique, tandis que Girard révèle les dimensions sacrificielles et mimétiques sous-jacentes à cette dialectique. Ensemble, ces deux penseurs permettent de mieux comprendre les mécanismes de polarisation et de violence qui caractérisent les conflits sociaux et politiques contemporains.
En fin de compte, l’analyse girardienne invite à reconsidérer la construction de l’ennemi en politique, non seulement comme un acte de souveraineté, mais comme un processus mimétique et potentiellement sacrificiel. Cette relecture de Schmitt par Girard est donc précieuse pour penser la crise des sociétés modernes, où la figure de l’ennemi joue un rôle central, mais souvent dans un cercle vicieux de violence mimétique que seul un dépassement de la logique sacrificielle pourrait rompre.