Nul n’étant prophète en son pays, Bruno Latour est finalement peu connu en France. Bien que professeur aux Mines, puis à Sciences Po, sa renommée fut surtout anglo-saxonne. Il faut dire que Latour est un penseur particulièrement inclassable dans les partages institutionnels français. Il est originellement sociologue… des sciences, mais il devient aussi anthropologue… des Modernes, et philosophe politique… de la nature. Vous l’aurez remarqué, toutes ces disciplines sonnent horriblement oxymoriques à nos oreilles habituées à une stricte et rassurante dichotomie entre sciences humaines et sciences naturelles. Parcourons successivement ces trois titres, pour espérer comprendre le cheminement original de la pensée de Latour.
Autrement dit, le "fait" n’est jamais que le résultat d’un processus de fabrication, qui est tout autant le passage d’une incertitude initiale à une plus grande certitude
Les sciences en question
Tout commence par la « sociologie des sciences », ou « sciences studies » comme disent les Américains. Le programme autant que la thèse sont contenus dans le nom : les sciences sont une activité sociale comme les autres, donc légitimement justiciables d’un point de vue sociologique. Les Microbes, guerre et paix (1984) relisent les découvertes de Pasteur, en les inscrivant solidement dans leur contexte social. Latour s’installe au milieu du nœud fort complexe des sciences, des techniques, des sociétés et des politiques. Son hypothèse est que les quatre fonctionnent en réseau et donc ne peuvent être comprises individuellement, abstraction faite des autres dimensions. Les bactéries de Pasteur relèvent autant des techniques, des politiques et de la société du XIXème que des sciences. C’est dire que les faits sont construits, institués par le dispositif du laboratoire, qui mêle discussions entre savants et expérimentations techniques. Autrement dit, le « fait » n’est jamais que le résultat d’un processus de fabrication, qui est tout autant le passage d’une incertitude initiale à une plus grande certitude. Ceux qui croient encore en l’intangibilité et l’absoluité des conclusions scientifiques crieront sans doute au relativisme ou au constructivisme ; ils n’en seront pas moins dans une vision idéale des sciences, qui a peu à voir avec la réalité de « la vie de laboratoire » et de « la science en action », pour reprendre les titres de deux livres de Latour. [...]
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