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En barbotant dans la jungle de Touitteur, l’aventurier des réseaux sociaux tombe parfois sur un essaim d’internautes fraîchement retraités, illustrant leurs profils par une photo du ciel ou une maxime de Confucius. Inondant la toile de “carpe diem” et d’extraits de mauvais livres, ces gens respirent la sérénité.
Ces gens, ce sont les bourgeois-boomers – et suivant la mode des diminutifs sociologiques, nous les appellerons “boubous”. Depuis soixante-dix ans, ils ont bouffé sur le dos de toutes les générations : celles de leurs pères, qui s’étaient tant battus – et qu’ils ont tant reniés – comme celles de leurs fils, dont ils ont dilapidé l’héritage.
Oh ! ils se sont bien assagis depuis leur jeunesse frondeuse. Ils parlent encore parfois de 68 avec le sentiment d’avoir accompli une grande révolution – une révolution sans héros ni martyrs, un ersatz de révolution. La plupart ne se souviennent que de leur lutte pour l’extension du domaine de la baise. Quant aux revendications sociales, ils les ont commodément oubliées : leurs vies ultérieures, plus dévergondées mais aussi bourgeoises que celles de leurs pères, ont prouvé que leur communisme n’était rien d’autre qu’un rouge Œdipe.
Ils ont donc prospéré, croquant les Trente Glorieuses à pleines dents et restant aux abris après le choc pétrolier : tandis que les gueux trinquaient, eux faisaient des provisions. Aujourd’hui, cette engeance est repue. Elle veut jouir de la vie jusqu’à son ultime spasme, avant le grand saut vers le néant.
Quant aux revendications sociales, ils les ont commodément oubliées : leurs vies ultérieures, plus dévergondées mais aussi bourgeoises que celles de leurs pères, ont prouvé que leur communisme n’était rien d’autre qu’un rouge Œdipe.
Elle veut voyager, profiter, préserver la planète en cramant sa part de kérosène – après tout, elle compense avec son carré de permaculture. Et pourtant, elle sent bien que les vents de la discorde traversent la France. Qu’on lui demande des comptes pour avoir foutu le pays en l’air. Le boubou se sent un peu détesté, mais il reste serein : il y aura toujours le potager, l’atelier de méditation et pour certains la famille – décomposée, recomposée – qui vient dire bonjour de temps en temps. Après tout, tout va bien.
Tout allait bien.
Tout allait bien lorsque dans un magistral élan dialectique, de l’Extrême-Orient chéri, celui du taoïsme, du bouddhisme et de tant de sagesses séculaires, de cette Chine millénaire dont on aimerait tant voir la Grande Muraille – on avait d’ailleurs failli réserver des billets pour l’été – un virus tueur de vieux débarque en Occident.
Le Covid-19 menace. On a peur de l’attraper. D’être hospitalisé. Dans un hôpital trop plein de patients, trop vide de matériel.
Accéléré par la décrépitude industrielle de l’Europe, par la porosité de ses frontières et par la médiocrité de ses chefs, le Covid-19 menace. On a peur de l’attraper. D’être hospitalisé. Dans un hôpital trop plein de patients, trop vide de matériel. On craint de ne pas être réanimé – car il fallait choisir entre les intubateurs et les GOPE. Un étrange sentiment étreint alors le vieux bourgeois libéré : l’angoisse. Pas l’angoisse existentielle, sel et fardeau de la vie qui accompagne les êtres de foi. Non : l’angoisse de l’abandon. Car le boubou est de cette caste qui a tout abandonné, de la classe ouvrière à l’Église, du mariage au service militaire, du billet de cent francs aux postes douaniers, de l’Histoire à l’avenir. C’est alors qu’il comprend : on pourrait l’abandonner, lui aussi.
Alors il peste, il tempête : “Restez chez vous, espèces d’irresponsables !” “Irresponsables” ? Dans sa bouche, l’insulte est savoureuse : il n’a jamais été responsable de rien. Mais le voici qui prend enfin le rôle du patriarche, celui qu’il avait tant honni, celui qu’il avait immolé sur l’autel du Progrès – car pour le boubou, le “Progrès” n’est pas qu’un dieu païen : c’est surtout le nom de sa lâcheté.
Hélas ! en temps de “guerre”, nul n’écoute ce vieux sage. Nous écoutions nos aînés lorsqu’ils nous parlaient de la guerre, la vraie, celle qui rougit la terre, de la glaise ardennaise jusqu’aux falaises de Souk-Ahras. Mais le boubou n’a rien vécu. Rien de plus que nous, en tout cas. Quand un aïeul nous racontait la vie des tranchées, la cruauté des nazis ou la gloire de la Résistance, nous nous taisions, sidérés par la surprise ou l’émotion.
Quand le soixante-huitard assagi raconte ses histoires de pavetons, il n’impressionne plus personne.
Quand un ancien conscrit narrait l’enfer de Diên Biên Phu ou la guérilla des Aurès, nous nous taisions itou. Quand le soixante-huitard assagi raconte ses histoires de pavetons, il n’impressionne plus personne. Depuis l’an passé, la farce a définitivement fait long feu : des quidams en gilets jaunes ont payé un tribut cent fois, mille fois plus lourd que celui des ex-champions du trotskysme insurrectionnel, qui crachaient alors leur haine sur la toile. Il leur fallait plus de mains arrachées, plus d’yeux crevés, il fallait que les CRS frappent plus fort au nom de leur épargne et de la liberté.
Du temps où il n’aimait la police qu’à coups de pavés, le boubou n’a pas fait l’Histoire : il l’a simplement détricotée. Il n’a dès lors pas la légitimité de ses aînés pour imposer son autorité morale. Alors il singe le vieux sage, il parodie la sagesse. En bon apôtre, il relaie la parole sacrée du prince. Depuis ce funeste jour de mars où l’on nous somma de ne plus nous rendre au théâtre, c’est un véritable festival de contradictions.
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Jusqu’à ces dernières semaines, les profs poursuivaient consciencieusement leur travail depuis chez eux, s’efforçant de maintenir leurs ouailles à niveau malgré le confinement. Les enseignants devinrent aussitôt des modèles de professionnalisme, des figures presque aussi héroïques que celles des infirmiers. Mais voilà que l’élyséen timonier annonce la réouverture des écoles, sans en préciser les conditions. Les profs gueulent, le boubou s’insurge. Après quarante ans dans la comm’ ou la bureaucratie d’État, il est en droit de distribuer les mauvais points depuis son mas du Luberon : les profs, tous des feignasses !
Hier, il gueulait en majuscules : “RESTEZ CHEZ VOUS, BANDE D’INCONSCIENTS !” À présent qu’il n’a pas franchi son portail depuis un mois, qu’il nettoie sa sonnette après chaque passage du livreur, qu’il désinfecte sa boîte aux lettres après chaque tournée du facteur, c’est avec la même hargne qu’il s’exclame : “ALLEZ BOSSER, BANDE DE COUARDS !”
Hier, le politique devait déléguer toutes ses décisions aux “sachants” – on ne dit plus “savants”, au Macronistan. Parce que les sachants savaient. Ils avaient fait des études pour savoir.
Un vrai médecin, ça ne soigne pas : ça fait du double-aveugle.
Sauf Raoult qui n’était pas vraiment médecin : il avait une bagouse “tête de mort” et ne pratiquait pas les tests randomachins en double-aveugle. C’était du populisme médical, pas de la médecine. Parce qu’un vrai médecin, ça ne soigne pas : ça fait du double-aveugle. Ça prescrit les yeux bandés, et si ça guérit un gusse sur deux ça fait avancer la science.
Mais à présent que Macron est parti cirer des pompes sur la Canebière, le boubou fait silence radio sur la chloroquine. Et depuis que Jupiter a envoyé chier l’Ordre des Médecins, c’est aux sachants de proposer et au politique de décider. Parce que le politique sait, lui aussi. Par émanation. Et puis il a une vraie hauteur de vue, contrairement aux scientifiques qui ne connaissent que leurs éprouvettes.
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Hier c’était l’effort de guerre, aujourd’hui c’est l’effort de paix : le boubou vogue au gré du vent. Vocation de girouette. “Ambition de feuille morte”, disait Thibon. Alors que la faillite politique de LREM éclate à la face du monde, il ne voit rien. Il persiste, il signe. Il faut du courage pour reconnaître ses torts, et l’âme du boubou n’a point été forgée dans l’airain. Il faut toutefois faire mine d’avoir encore une idéologie : la “lutte contre le fascisme” fera l’affaire. C’est Macron ou la peste brune ! Voilà qui le conforte dans une paresse intellectuelle dont il ne sortira qu’à sa mort.
Quant à nous, nous souhaitons au boubou de vivre vieux. Vieux, mais silencieux.
Étienne Auderville
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