Les lecteurs ne sont pas des électeurs. Jérôme Sainte-Marie, dans nos colonnes, avait bien raison de juger que le candidat Éric Zemmour s’écraserait sous la suprématie de Marine Le Pen dans le cœur de la France des profondeurs, bien loin des plateaux de télévision et des beaux quartiers parisiens. Le match à trois auquel nous avons assisté dimanche soir n’était pourtant pas totalement couru d’avance. C’était sans compter sur la résilience et la ténacité de deux véritables bêtes politiques : Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen.
Quatrième homme, mais loin derrière avec ses maigres sept points, Éric Zemmour n’aura paradoxalement pas totalement démérité. Ralliant à son panache grisonnant les cadors de la « droite vraiment de droite, toujours plus de droite », il a fédéré un parti de militants purs et durs, acharnés, fidèles parmi les fidèles. Pourquoi lui ? Incarnait-il plus que les autres l’homme providentiel fantasmé par la droite ou … plus sûrement, le rejet de Marine Le Pen dans les milieux du « camp national » les plus bourgeois, catholiques ou encore intégralement nationalistes ? Puissamment aidé par un réseau médiatique conséquent et d’illustres personnalités de sa famille politique, Éric Zemmour a appris ce qu’était la politique ; la vraie, la dure, celle où il faut mettre les mains le cambouis.
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On lui reconnaîtra un certain courage, voire du panache avec ses grands meetings correspondant à sa vision de l’Histoire autour de grandes batailles, comme au Puy-du-Fou. À ceci près que désormais, les grands-messes électorales se font aussi avec les petites gens, en prenant sincèrement en considération leurs problèmes du quotidien, leurs désirs, leurs aspirations. C’est ce qu’ont, au moins en discours, fait les trois candidats les plus connus. Ils ont, pour chacun d’entre eux répondu à une partie de la France, désormais organisée politiquement autour de trois grands blocs antagonistes.
Le bloc formé par Jean-Luc Mélenchon, s’il emprunte à la géographie traditionnelle de la gauche dans le sud-ouest ou en reformant la ceinture rouge parisienne, répond aussi à la nouvelle donne démographique française : très fort dans les « quartiers ». L’aspiration des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, qui a bénéficié à plein d’un vote utile, est principalement articulée autour de la question de la justice sociale et des grands thèmes progressistes du temps. En filigrane, des intérêts communautaires certains et un vote qui devrait peser à l’avenir, 69 % des musulmans ayant déclaré avoir glissé un bulletin Mélenchon dans l’urne.
De l’autre côté, le bloc formé par Marine Le Pen désormais bien connu comprend la France des villages et des petites villes. Une France oubliée, enclavée, éloignée des grands centres de décision, qui se construit contre une capitale qui attire à elle l’essentiel du capital, du pouvoir réel. C’est cette France qui refuse de mourir qui plébiscite toujours Marine Le Pen, qui l’a choisie tant par habitude que parce qu’elle a considéré qu’elle était mieux placée que d’autres, à commencer par Éric Zemmour, pour le faire. Ils ont aussi considéré, ces électeurs qui sont ceux à déclarer avoir le plus de mal à boucler leurs fins de mois, qui travaillent dur sans arrondir les angles par des solidarités naturelles ou l’économie parallèle, que Marine Le Pen se préoccupait plus de leur sort. Elle a su allier sa marque, soit la lutte contre l’immigration et la défense de l’ordre public, à un discours terre-à-terre. La fin de la France et les fins de mois.
Éric Zemmour lui a servi de paratonnerre, lui permettant de se concentrer sur les problématiques du quotidien, de s’accaparer le bon sens quand son adversaire le plus proche paraissait ne pas se dépouiller des habits de l’idéologue
Emmanuel Macron, lui, est « central ». Surclassé dans toutes les catégories d’âge sauf chez les plus de 60 ans, il est le candidat des villes et des plus prospères, de l’ouest de la France aussi. Il a comme atout – et comme faiblesse – l’idée de la continuité institutionnelle. Une continuité qui vire présentement à l’immobilité, tant les Parlements sont peu représentatifs et les pouvoirs concentrés dans quelques mains. Ce décalage ne l’a pourtant pas empêché d’obtenir un million de voix de plus en 2022 qu’en 2017, contre respectivement 660 000 pour Mélenchon et 500 000 pour Le Pen. Une authentique performance longtemps occulté par la virulence de ses opposants. Macron est bien l’homme des silencieux, des discrets, des « raisonnables ».
A contrario, le « Z » comme l’appelaient ses fans était le champion des plus volubiles. Monothématique, et rigide, il a échoué à proposer un horizon à force de vouloir imposer un constat. Il fut le candidat de la droite bourgeoise radicalisée, de La Manif pour Tous. En ce sens, sa présence a probablement bénéficié à Marine Le Pen. Éric Zemmour lui a servi de paratonnerre, lui permettant de se concentrer sur les problématiques du quotidien, de s’accaparer le bon sens quand son adversaire le plus proche paraissait ne pas se dépouiller des habits de l’idéologue, du polémiste. Pourtant, il a tenté d’y parvenir. Lors de son discours de Villepinte, Zemmour a semblé déployer un regard à 360 degrés. Les multiples ralliements qu’il a enregistrés l’ont finalement enfermé dans le champ de la petite politique, des chicanes entre anciens amis.
Plus significatif, quand l’Histoire a frappé, il n’a pas su la voir venir. Il a éludé le conflit majeur des dernières décennies, s’est montré aveugle face à la Russie de Poutine. Au Trocadéro, il n’a ainsi pas même évoqué le conflit, ni ses conséquences économiques et sociales à venir, préférant citer Nadine Morano ou Éric Ciotti. Lunaire. S’adressant à la droite, ce que fait généralement l’extrême-droite pour se recentrer, il s’est enfermé dans un reclus sociologique hors sol et anachronique. Ce sont les thèmes de la droite qui sont porteurs. Mais se dire strictement de droite ne l’est pas, c’est même un handicap ! Résultat ? Il obtient ses meilleurs scores dans les endroits où se trouvent les Français les plus aisés, à Versailles ou encore dans les Alpes-Maritimes et chez les Français de l’étranger… Souvent dans des circonscriptions où Emmanuel Macron obtiendra une majorité absolue.
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Dans une lutte à trois, il vaut mieux être un des deux. C’est ce que pensait Bismarck. Mélenchon n’est pas un de ces deux. Macron et Le Pen, oui. Le premier peut compter sur les petits candidats de gauche et l’essentiel de LR. La seconde sur Dupont-Aignan, Zemmour et une partie moins importante du restant de LR. Restent donc l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et les abstentionnistes. Si Le Pen a tout intérêt à avancer seule, le président sortant devra trouver des soutiens de poids – ça ne manquera pas, même en l’absence de Front républicain. Ce second tour sera d’ailleurs tout autant un vote d’élimination qu’un vote de choix idéologique. Dans cette optique, la prise de position précoce de Jean-Luc Mélenchon n’étonnera que les plus naïfs.
Cette fois-ci, Jean-Luc Mélenchon sait que Le Pen peut gagner. Il a donc été bien plus explicite qu’en 2017, malgré cinq ans de lutte farouche contre Macron, déclarant à quatre reprises que « pas une voix » ne devait revenir à Le Pen. La structure de son électorat de 2022 fait que la pêche devrait être difficile, le poids des banlieues et de la jeunesse woke y étant important, bien que la frange provinciale et Gilets jaunes ne soit pas non plus inexistante. Si Marine Le Pen veut faire perdre Emmanuel Macron et déjouer les pronostics, elle ne devra donc pas se contenter d’un front anti-Macron hétérogène et paradoxal. Elle devra avant tout proposer une vision d’avenir pour le pays, suffisamment consensuelle pour ne pas effrayer. C’est cet équilibre précaire qu’elle doit atteindre en quinze jours, tout en se dévoilant et en affrontant l’hostilité d’une part non négligeable des élites médiatiques, des associations et des corps constitués. Emmanuel Macron luttera sur le terrain des classes moyennes et des provinces, de la gauche et de l’écologie. Il tentera, comme à son habitude, de « convaincre ».
Ce match retour sera dur, opposant des philosophies politiques fort différentes et des blocs sociologiques qui le sont plus encore. Rassembler une France aussi divisée ne sera pas une tâche aisée. La rassembler autour d’un projet, encore moins. Une fois tout cela finit, peut-être devrons-nous méditer le beau mot de Mélenchon adressé à ses militants le soir de cette cruelle élimination : « Faites-mieux ». Car, demain, la gauche sera plus forte, les inégalités plus marquées, les divisions ethnoculturelles plus fondamentales, la France plus fragile.