Ce que le pape Benoît XVI avait imaginé d’appeler la « forme ordinaire » du rite latin, a été conçu, dès l’origine, pour se substituer à ce qu’il avait qualifié de « forme extraordinaire ». Le pape Paul VI y avait insisté : « Le nouvel Ordo Missae a été promulgué pour prendre la place de l’ancien, après mûre délibération et afin d’exécuter les décisions du Concile » (Discours du consistoire, 24 mars 1976).
Que l’on puisse se dire dès lors, intellectuellement, que cette substitution doive devenir effective, c’est une chose normale et compréhensible puisqu’elle entre dans ce projet de réforme initial, ainsi énoncé sans aucune ambiguïté.
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Cependant, entre l’intention de cette substitution et sa réalisation, trois faits se sont historiquement interposés, dont il n’est pas possible de faire abstraction :
Premier fait : une application abusive quasi généralisée et normalisée de la nouvelle « forme ordinaire », accompagnée d’une perte entretenue de transcendance qui, en vidant souvent le mystère eucharistique et l’enseignement doctrinal de leur substance, ont exercé une influence majeure sur l’ouverture des catholiques, clercs et laïques, au naturalisme et au relativisme, c’est-à-dire, en définitive, à la dénaturation du catholicisme.
Deuxième fait : une résistance, provoquée par cette situation, de fidèles n’admettant pas, au profit de cette application nouvelle, l’effacement d’une « forme extraordinaire » millénaire ayant toujours exprimé avec force et clarté l’unité des lois de la prière et de la foi, et continuant de porter et d’éduquer les personnes de notre époque moderne à l’adoration, au sens du sacré, du péché, de la grâce et du salut.
Troisième fait : la persécution à peu près systématique de ces fidèles, traités publiquement comme des rebelles, marginalisés, diffamés et abandonnés par des pasteurs les jugeant perdus dans un autre âge et réfractaires à la modernité, tandis que les progressistes de toute nature, jusqu’à la profession publique de l’hérésie incluse, étaient l’objet de leurs infatigables indulgences.
La clairvoyance de Benoît XVI
Le pape Benoît XVI avait pris acte de ces trois faits historiques dans la lettre d’accompagnement à son motu proprio « Summorum pontificum » (7 juillet 2007), allant jusqu’à reprocher sévèrement aux évêques l’abandon dont il vient d’être question.
L’Eucharistie étant, comme il l’avait alors rappelé, le signe par excellence de l’unité pour l’Église, cette opposition à son sujet est un scandale majeur, auquel aucun esprit catholique ne peut se résoudre. Il doit donc impérativement être résorbé.
Cependant, puisque les trois faits susvisés sont avérés, la résorption de ce mal ne peut pas intervenir sans qu’ils soient pris en compte. De là est née cette conviction du pape Benoît XVI, que la sagesse commandait de donner un large droit de cité à la forme qualifiée d’« extraordinaire » afin que, le temps et la bonne volonté de tous aidant, les deux formes puissent influer l’une sur l’autre. Ainsi, les « traditionalistes » pourraient prendre la mesure des limites de l’ancienne forme et les jeunes clercs diocésains, en particulier, s’instruisant des richesses d’une forme liturgique jusque-là diabolisée par des aînés sans mémoire ni intelligence, pourraient y puiser ce qui fait souvent défaut dans nombre de célébrations de la forme « ordinaire ».
Par une étrange inversion des choses, la logique de la substitution mécanique des formes vient l’emporter sur l’évidence solaire des bienfaits apportés par la stratégie de Benoît XVI et par ceux de la « forme extraordinaire » elle-même
Si la bonne volonté de part et d’autre n’a pas toujours été au rendez-vous, loin s’en faut, le projet a malgré tout fonctionné. Au moins en ceci que des jeunes « diocésains », clercs ou non, ont pu approcher les richesses de l’ancienne forme sans être prévenus contre elles par les formatages idéologiques du progressisme ou les querelles du passé. Qu’on le veuille ou non, les jeunes sont des jeunes. Si beaucoup d’entre-eux sont attirés par la facilité, bien d’autres le sont par l’exigence et l’excellence. Plus encore peut-être que jamais en ces temps déstructurés et vides, l’ordre, la beauté, la solennité les attirent, tout comme le silence, le sacré, la majesté des rites, lesquels suscitent et entretiennent en eux le goût des hauteurs. Il n’est que d’observer le recrutement des communautés dites « traditionnelles », la fréquentation par les jeunes des cérémonies du « vieux rite » ou le rayonnement de leurs familles pour s’en convaincre.
C’est là, pourtant, qu’intervient un funeste paradoxe. Cet attrait auprès des jeunes, que l’on s’appliquait à nier naguère, pour faire accroire que l’ancienne forme n’attirait que « des vieux », ne paraît plus acceptable aujourd’hui aux yeux de Rome. Par une étrange inversion des choses, la logique de la substitution mécanique des formes vient l’emporter sur l’évidence solaire des bienfaits apportés par la stratégie de Benoît XVI, dont la paix des cœurs n’était pas le moindre, et par ceux de la « forme extraordinaire » elle-même.
Le légalisme autoritaire de François
Tandis que le constat des fruits patents de cette forme devait conduire à réfléchir sur leur cause et sur les moyens de la nourrir, afin que le bien surabonde, la préférence même de cette forme liturgique induit à nouveau, à la défaveur de celui qui l’opère, prêtre ou laïque, une présomption de déviance. Dans l’échelle des critères d’appréciation, la satisfaction du légalisme l’emporte ainsi, tristement, sur l’accueil du bien surnaturel. Ce déséquilibre se renouvelle alors : mieux valent encore, là où elles perdurent assez largement, des célébrations liturgiques médiocres, aux prêtres nonchalants prêchant davantage le vivre-ensemble que le salut, plutôt que des messes célébrées selon l’ancienne forme liturgique.
C’est peu dire que le légalisme autoritaire du pape François tourne le dos à la sagesse du pape Benoît XVI en la matière, en dépit de ses affirmations contraires. Mais les papes changent, tandis que le problème liturgique demeure, ainsi que les lourds enjeux théologiques qui y sont attachés – avec pour horizon, toujours, le salut des âmes. Les fidélités des personnes qui ont fait choix de l’ancienne forme ne sont pas près de s’éteindre, nourries, en particulier, par le refus de faire face à ce problème autrement que par des coups de menton.
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Le souci d’unité doit pourtant demeurer en nos cœurs, « espérance contre l’espérance ». Il est une exigence essentielle de l’Église pour laquelle il faut prier et œuvrer autant qu’il est possible à chacun. Un jour viendra peut-être où, les obsessions sociologiques du jour et les aveuglements idéologiques des différents camps ayant laissé libre place à l’amour du Mystère, un pape sage entreprendra un chantier liturgique et théologique de grande ampleur pour réaliser enfin l’unité des deux formes. Peut-être notre époque, minée par tant de faiblesses théologiques, et toujours si fanatique, est-elle encore trop pauvre en esprits solides et en sens de l’Église pour être capable de l’entreprendre. Dieu le sait. Une chose est sûre au moins : la forme « extraordinaire » demeure, pour l’heure, un point de repère nécessaire.
Là encore, tandis que tant de clercs s’arc-boutent à une forme d’intégrisme liturgique ou néo-liturgique qui leur fait redouter toute réforme des pratiques auxquelles ils sont accoutumés, la sagesse du pape Benoît XVI lui avait fait comprendre, ce que bien peu perçoivent, que la persistance de la « forme extraordinaire » conditionnait l’achèvement complet de la réforme liturgique elle-même, laquelle demeure en attente.
Si, pour l’heure, cette sagesse semble à tant d’égards être entrée dans un état crépusculaire, chaque « camp » se retranchant dans son pré carré, que cet enjeu, du moins, demeure présent à l’esprit de toute personne de bonne volonté, afin qu’il guide sa prière, ses jugements et ses actes.