Faut-il publier les livres abandonnés, laissés à l’état de notes, en chantier ? Voilà une belle question théorique, qui se pose aussi pour les correspondances privées dont l’auteur n’a pas autorisé expressément la publication, et d’autres documents du même type. D’un côté, c’est une violation de sa volonté : si l’écrivain avait voulu voir son livre publié, il l’aurait terminé ! En le publiant malgré lui, on prend le risque de montrer au public des pages qu’il aurait jugées indignes d’être connues, ou ne pas correspondre à ce qu’il voulait laisser de lui. Combien d’auteurs doivent se retourner dans leur tombe, regrettant de n’avoir pas jeté leurs projets avortés au feu ! D’un autre côté, les livres inachevés sont toujours des documents passionnants, qui montrent l’écrivain à sa table de travail, révèlent ses méthodes, exhibent son écriture « à nu », avant le repeignage. En fait, un livre inachevé peut être considéré non comme le squelette imparfait du livre achevé, mais comme un autre livre, à prendre pour lui-même, dans son état d’imperfection, en y trouvant de l’intérêt – plaisir du texte brut, des notes jetées sur le papier dans l’urgence, des intuitions poétiques livrées telles quelles, sans habillage...
Tétralogie autobiographique
Ces divagations ont pour objet d’introduire au gros livre que publient Claude Burgelin et Jean-Luc Joly à l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition de Georges Perec, le 3 mars 1982 : Lieux, projet auquel il a travaillé tout au long des années 1970, sans le mener à bien. Notons que ressort un autre inachevé de Perec, « 53 jours », le polar qu’il écrivait lors de sa mort, publié en 1989 et réédité en poche... Lieux, donc, est un livre dont Perec a eu l’idée en 1969. Il était censé former une tétralogie avec trois autres livres autobiographiques dont un seul aboutira, W ou le souvenir d’enfance. Le principe était le suivant : douze années durant, Perec devait décrire douze lieux parisiens – Jussieu, Gaîté, Franklin, Assomption, etc., à raison de deux par mois. Le premier lieu devait être décrit « en vrai », sur place, de façon neutre (un peu comme il le fera Place Saint-Sulpice dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), l’autre depuis chez lui, en souvenir. Une fois écrits, les textes étaient enfermés dans une enveloppe. Au bout des douze années, Perec devait disposer de 288 enveloppes à rouvrir, où chaque lieu aurait été décrit 12 fois réellement,12 fois en souvenir. Comment auront évolué les endroits décrits au fil des ans ? Comment aura-t-il évolué, lui ? [...]
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