Les éditions Bouquins sont pensées pour l’honnête homme. En dépit de quelques choix éditoriaux étonnants, à l’image de cette anthologie des discours et écrits de Jack Lang que nous avions chroniquée ici-même, ces éditions nous offrent depuis plusieurs décennies les écrits des auteurs les plus essentiels à des prix très raisonnables. En ce mois de décembre, voici proposées les œuvres complètes de l’historien juif de l’antiquité Flavius Josèphe. L’occasion de se pencher sur l’histoire juive au miroir de Rome.
Établie et présentée par Mireille Hadas-Lebel, professeur d’histoire des religions à Paris-Sorbonne, cette somme regroupe La Guerre des Juifs contre les Romains, Les Antiquités Judaïques, l’autobiographie de Josèphe et le petit pamphlet Contre Apion. Répondant au nom latin de Flavius Josèphe, Yossef ben Matityahou HaCohen était un fils de prêtre de la lignée des Cohen né à Jérusalem vers l’an 37 après Jésus Christ et mort à Rome en 100. Issu de l’antique noblesse du royaume israélite de Juda que les Romains avaient colonisé avant sa naissance pour en faire une partie de la province de Judée, Flavius Josèphe fut un important diplomate, érudit et versé tant dans la science de la Torah que dans les humanités romaines et surtout grecques qui formaient le canon principal des élites intellectuelles de son temps. « Je ne suis pas seulement d’ascendance sacerdotale, je le suis aussi de la première des vingt-quatre lignées qui la composent, et dont la dignité est éminente parmi les autres. À quoi je puis ajouter que, du côté de ma mère, je compte des rois parmi mes ancêtres ; car la branche des Hasmonéens dont elle est descendue a possédé longtemps parmi les Hébreux, la royauté, sacerdoce suprême », indique Josèphe en introduction de sa riche biographie. Passé à la postérité comme historiographe et conservateur de l’histoire du peuple juif, il a d’abord été un homme politique d’envergure et un diplomate. Grâce à l’entremise d’un compatriote bien en cours, il plaida auprès de la philosémite Poppée, épouse de Néron, la cause de trois prêtres juifs envoyés à Rome par Félix, gouverneur de Judée.
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C’est d’ailleurs de ce premier voyage que naquit la réputation contrastée de Josèphe, perçu comme traître par une partie des juifs qui voyaient d’un mauvais œil sa proximité avec le pouvoir romain. Cet entregent lui fut pourtant bien utile pour s’accorder les faveurs de Vespasien qui lui commanda l’écriture d’une histoire de la guerre faite par les Romains aux Judéens, tâche dont il s’acquitta avec talent. Au fond, qu’il ait été acheté ou contraint importe peu à nos yeux, puisque ce témoignage précieux est parvenu jusqu’à nous de ce fait. Témoignage d’autant plus précieux que, contrairement à La Guerre des Gaules, il donne le point de vue des vaincus et non des seuls vainqueurs.
On sait, de source sûre, que Josèphe se trouva pris au piège dans la forteresse de Jotapata dont nul de ses compagnons ne réchappa. À l’issue d’un tirage au sort, tous les chefs militaires juifs conjurés se suicidèrent après avoir refusé de se rendre, comme l’avaient fait certains Gaulois à Alésia. Protégé par la Fortune, peut-être romaine, Josèphe avait été désigné comme le dernier à devoir mettre fin à ses jours. Il trancha et se proposa comme prisonnier de Vespasien à qui il devrait consacrer le reste de ses jours. Josèphe accompagna alors les armées romaines jusqu’au siège de Jérusalem.
On se sent petit à la lecture de ces pages, héritier de ces écrits bibliques et grecs qui nous ramènent à des temps où l’écriture était une ressource rare
A-t-il donc été un traître ou le protecteur de ses infortunés compatriotes en rébellion ? La question reste en suspens. En prenant un peu de hauteur, il est toutefois tentant de penser que la singularité des juifs tient dans leur mémoire généalogique. On pourrait donc en conclure que l’œuvre de Flavius Josèphe a beaucoup plus fait pour ce peuple confondu avec un culte que les défenseurs du Second temple de Jérusalem, puisqu’il a permis de transmettre et de préserver bien plus que des pierres : une foi partagée, une histoire et une génétique. Soit les fondements constitutifs d’un peuple en bonne et due forme, fût-il longtemps dépourvu de nation et d’État.
Nous autres Gaulois n’avons pas eu tant de chance. Des Gaulois, ainsi que de leurs voisins Ibères, il est d’ailleurs question dans la partie la plus importante de ces œuvres que sont les Antiquités Judaïques. Dans cette genèse remontant aux temps antédiluviens, l’auteur fait des Gaulois les descendants de Gomer, fils aîné de Japheth, lui-même sauvé du déluge par son père Noé. Les correspondances entre l’histoire ancienne grecque ou encore indienne sont nombreuses et seraient trop ardues à dérouler ici, mais Josèphe comme ses contemporains grecs ne les méconnaissaient pas. Elles démontrent que l’Ancien Testament comme les Âges grecs, et probablement la sagesse qu’avaient les prêtres daces et les druides, se fondent sur une très ancienne mémoire collective de l’humanité remontant probablement au Néolithique.
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On se sent petit à la lecture de ces pages, héritier de ces écrits bibliques et grecs qui nous ramènent à des temps où l’écriture était une ressource rare. L’accent est ici porté sur les Juifs qui affirment leur destin face à une catastrophe qui les a peut-être sauvés d’une assimilation à l’hellénisme ou d’une conversion à l’islam. Les ancêtres des arabes contemporains sont aussi précisément décrits dans ces antiquités, eux qui sont selon la tradition des descendants directs d’Abraham par son fils bâtard Ismaël. L’heure n’était alors pas au conflit, Josèphe ayant une pensée fraternelle pour ces tribus nomadisantes au voisinage du royaume de Judée.
Jésus est mentionné dans ces œuvres, sans qu’on sache précisément s’il fut l’objet d’un ajout postérieur bien qu’on puisse l’attribuer par convention à Josèphe. L’auteur, de manière amusante, dit qu’on peut encore trouver quelques-uns de ses partisans à son époque, sans se douter que le christianisme allait devenir la première des religions. On doit d’ailleurs la transmission de ces écrits aux premiers chrétiens, certains y voyant même un « cinquième évangile ». Évidemment, Flavius Josèphe et ses antiquités n’ont jamais été intégrés au canon biblique, mais son historiographie a longtemps fait autorité. Personne d’autre que lui n’a du reste mieux fait comprendre les divisions étonnantes du judaïsme antique, la diversité de ses écoles dont les seuls Pharisiens ont survécu.
Il est donc grand temps de relire Flavius Josèphe et de le placer avec ses égaux : Polybe, Tite-Live ou encore Tacite. Se ressourcer à l’antique est le seul moyen de comprendre que les civilisations sont mortelles… mais que les plus résistantes sont celles qui ont une pleine conscience d’elles-mêmes.