« Voici que, tout indigne et malade que je suis, j’ai reçu ce vieux navire tout brisé, qui fait eau de toute part ; et dans la grosse tempête qui la secoue chaque jour ses planches pourries ont des craquements de naufrage. » Ces mots ne sont pas du défunt pape émérite Benoît XVI mais d’un lointain prédécesseur, Grégoire le Grand, qui régna à la charnière des VIe et VIIe siècles. Or, dans les derniers jours du pontificat de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger avait utilisé la même image à l’occasion du chemin de Croix dans le Colisée. C’était peu avant son élection le 19 avril 2005, à l’occasion de la Semaine sainte : « Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part. Et dans ton champ, nous voyons plus d’ivraie que de bon grain. Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous effraient. Mais c’est nous-mêmes qui les salissons ! »
Au-delà de cette image somme toute assez classique des évangiles et de l’histoire de l’Église – la barque prise dans la tempête, le pape Benoît XVI me fait penser à Grégoire le Grand. L’un et l’autre ont vécu la fin d’un monde et les prémices d’un autre : pour reprendre l’expression même de Joseph Ratzinger, ils ont été « entre-temps ». La culture chrétienne dont Grégoire le Grand a été l’inspirateur était « une culture de la foi et de la lutte chrétiennes, mises à l’épreuve des crises de l’histoire » (Mgr Dagens). Il ne s’agissait pas d’une culture de l’assurance ou du triomphe de l’Église. L’ancien moine a vécu « de façon dramatique une époque dramatique ». Il fut pourtant considéré comme l’un des pères de la chrétienté occidentale et de sa culture, révélant là aussi le paradoxe d’un christianisme sachant renaître de sa propre passion comme le Christ en croix.
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Benoît, comme Grégoire, semble avoir exercé son pontificat sous le signe de la souffrance et dans la fragilité mais avec un réalisme spirituel que les contempteurs, les sceptiques ou les pessimistes ont de la peine à se représenter. Persuadé que l’Église n’a jamais été aussi forte, crucifiée la tête en bas, à l’image de saint Pierre. C’est pour cette raison que l’œuvre de Benoît XVI me semble aussi comparable à celle d’un autre pontife du Ve siècle, Léon le Grand, mue par une belle espérance alors que des pans entiers de l’Empire romain s’écroulaient autour de lui. Une œuvre charnière, un moment pivot de l’histoire de l’Église.
Le lien entre ces trois personnalités – Léon, Grégoire et Benoît – n’est pas anodin. En effet, dans la longue histoire de l’Église, Léon et Grégoire sont les deux seuls papes à avoir été proclamé docteur. Benoît XVI sera-t-il lui-même un jour proclamé docteur de l’Église ? Se poser la question, c’est se pencher sur le charisme propre à ces penseurs de Dieu.
Qu’est-ce que le charisme pontifical ? Le pape est un pont entre le ciel et la terre. C’est la signification de l’appellation « souverain pontife » dans l’histoire religieuse romaine puis chrétienne, qui s’est inscrite dans le droit : « faiseur de pont ». La personne chargée de paître l’ensemble du troupeau, de l’unir, de le mener et de le lier à Dieu. Benoît XVI a été le centre de la catholicité ; un homme qui se situe à la « jonction des mondes » selon l’expression de Christophe Levallois. Dans de nombreuses traditions politiques et religieuses, le souverain est à la fois « l’origine, le régulateur et le rénovateur de la société ». Or, pour accomplir une telle tâche, il faut des grâces et des dons particuliers, un charisme donc.
Le sens de son œuvre, et notamment de son pontificat, fut de rappeler aux baptisés et au monde l’intelligibilité du mystère chrétien et l’intelligence de la foi
Après son élection, Jean-Paul II avait dit que la charge pontificale ne pouvait s’accomplir sans l’assistance et donc la grâce divine : « Il est étonnant de voir à quel point Dieu […] aide intérieurement, comme il accorde à une nouvelle longueur d’onde. » De même, Benoît XVI, quelques instants après avoir été choisi par les cardinaux, avait demandé cette assistance dans son cœur : « Que fais-Tu de moi ? Maintenant c’est Toi qui portes la responsabilité. Il faut que Tu me guides ! Je ne peux pas. Si tu as voulu de moi, alors il faut aussi que tu m’aides ».
On retrouve cette immense confiance en la Providence à plusieurs moments du pontificat : « Je suis toujours entre les mains du Seigneur », avait-il dit au journaliste Peter Seewald dans le livre d’entretiens Lumière du Monde. À l’occasion de sa dernière audience, le 27 février 2013, à propos de son pontificat, il disait à la foule : « J’ai toujours su que dans cette barque, il y a le Seigneur et j’ai toujours su que la barque de l’Église n’est pas la mienne, n’est pas la nôtre, mais est la sienne ». La certitude que l’avenir appartient au Christ et à son Église était une force qui se dégageait de cet homme pourtant si fragile physiquement.
On en revient au sens théologique du mot « charisme » que l’on définira ici dans le contexte pontifical comme la sanctification d’autrui et le service de l’Église en général. Il faut souligner que le mot charisme possède la même racine grecque que celui de Charité : la kháris, c’est-à-dire la grâce de Dieu et la joie, ce qui brille et ce qui réjouit. Saint Paul en souligne la réalité dans le chapitre douze de sa première lettre aux Corinthiens. Il explique que nos dons viennent de Dieu : « Il y a pourtant diversité de dons, mais c’est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous. »
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Le ministère pétrinien répond plus que tout autre à cette vocation, celle de la « Manifestation de l’Esprit ». Le charisme pontifical éclaire la route de tous, anime la confiance de ceux qu’il illumine ; mais, en retour, il authentifie publiquement celui qui l’exerce comme un homme de Dieu. Dans le sens théologique du terme, osons-le dire, il s’accompagne ordinairement de la sainteté. D’où l’expression de « Saint-Père ».
Chez Benoît XVI, la force, le rayonnement et l’influence étaient de l’ordre de la science et donc de l’intelligence, en tant que cardinal puis en tant que pape. Tel était ce don fécond auquel se mêlaient une très grande douceur et une profonde humilité. Le sens de son œuvre, et notamment de son pontificat, fut de rappeler aux baptisés et au monde l’intelligibilité du mystère chrétien et l’intelligence de la foi, comme Léon le Grand et Grégoire le Grand en leur temps. Dans quel but sinon en vue du bien commun, comme le précise la première lettre de saint Pierre : « Que chacun mette au service des autres le don qu’il a reçu comme de bons dispensateurs de la grâce de Dieu. »
Or l’Église reconnaît un docteur de l’Église pour son autorité exceptionnelle en matière de théologie, sa vie de foi et la sûreté de sa pensée. L’ensemble donne à ses écrits et à son enseignement un poids et une influence dans la doctrine chrétienne. Au regard de l’histoire de l’Église, il serait étonnant qu’une telle œuvre soit amenée à disparaître. Elle pourra, comme bien des œuvres, vivre une éclipse mais il me semble que dans cent ou deux cents ans, l’œuvre de Joseph Ratzinger sera toujours étudiée. Elle sera considérée comme une réponse à la crise des sociétés contemporaines, le reflet d’une pensée catholique assumée à une époque où elle fut remise en cause par des idéologies qui ont voulu produire des esclaves et non des hommes libres.