Le projet de loi immigration de Gérald Darmanin a été retiré et l’exécutif semble vouloir le saucissonner en faisant passer les principales dispositions à travers plusieurs textes dans les prochains mois. Que contenait-il et était-il à la hauteur des enjeux ?
Il s’agissait d’un texte assez technique et sans vision. Il s’organisait autour de trois axes : une série de mesures pour rendre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) plus efficaces, avec l’inscription des immigrés illégaux au fichier des personnes recherchées, la suspension pour eux des aides sociales (comme le RSA ou les APL) ainsi que de l’accès au logement social ; un examen de français pour les titres de séjour valables plusieurs années (mais dont le niveau fixé était très bas et sur lequel on a appris que l’échec audit examen ne serait pas synonyme de refus de titre) ; enfin, la création d’un titre de séjour « métiers en tension », afin de sortir de l’illégalité les travailleurs des secteurs en manque de main-d’œuvre (ce qui revient à une régularisation de fait de travailleurs sans papiers). En résumé, il s’agissait d’un texte très éloigné de ce que seraient des réponses adaptées à l’ampleur et à la profondeur du problème migratoire français. Un peu de sévérité affichée, beaucoup de laxisme assumé : le « en même temps » irresponsable et insouciant que nous connaissons depuis cinq ans.
Que faut-il penser de cette création d’un titre de séjour « métiers en tension » ?
Vous avez raison de vous y arrêter car cette proposition symbolise à elle seule l’impuissance et les facilités technocratiques qui font toute la politique de cet exécutif. Rappelons que, selon l’Insee, les immigrés représentent 17,3 % des chômeurs alors qu’ils représentent 10,6 % de la population active et qu’en 2019 le taux de chômage des étrangers (15,7 %) était deux fois plus élevé que celui des personnes de nationalité française (7,8 %). Ces éléments suffisent à condamner la création d’un titre de séjour « métiers en tension ».
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Mais trois autres arguments plaident également contre. Le premier, je l’ai dit, est que cela revient à une régularisation de travailleurs illégaux et à une renonciation à la lutte contre l’immigration illégale. Le deuxième est constitué par la réfutation, désormais solide et documentée, de la thèse de l’apport supposé indispensable des immigrés pour occuper certains postes dédaignés par les « natifs ». Cette variable d’ajustement, présentée comme la seule possible, néglige la possibilité d’un ajustement par les salaires. Le troisième est plus structurel encore. Le projet du gouvernement revient en effet à acter le fait que la France n’attire pas majoritairement des immigrés diplômés mais plutôt des immigrés peu qualifiés – qu’on retrouve dans la restauration et les chantiers du bâtiment. C’est un aveu d’impuissance, pas une ambition pour le pays.
Vous expliquez que le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans les pas de son premier. C’est-à-dire ?
C’est-à-dire des interventions musclées et des rodomontades de temps à autre ne masquant guère une politique migratoire totalement permissive dans les faits. Deux chiffres pour s’en convaincre : entre 2017 et 2021, la France a accueilli en moyenne 255 000 immigrés légaux par an, soit 1,28 million de personnes en cinq ans, ce qui représente 1,9 % de sa population totale. En 2022, ce chiffre est monté à 320 000. C’est donc même pire !
Comment l’expliquer ?
C’est la vision qu’Emmanuel Macron a de la problématique migratoire qui est la source du problème : la politique migratoire qu’il conduit se nourrit de sa conception multiculturaliste de la société. Cette vision idéologique se conjugue d’ailleurs fort bien à une sorte d’aquoibonisme technocratique. Comme l’écrit la démographe Michèle Tribalat (cf.22), « le pouvoir politique ayant consenti en quelque sorte à sa propre impuissance, il a trop tendance à penser sa mission comme étant essentiellement pédagogique à l’égard d’une opinion publique qui croit encore que la question migratoire est un sujet politique. Pour une bonne partie des élites, une limitation de l’immigration étrangère n’apparaît plus comme une option politique ». Nous touchons là au point nodal du problème : Emmanuel Macron regarde la question migratoire principalement comme une variable de la politique économique et sociale et non comme une question existentielle en ce qu’elle touche à l’identité et à l’avenir du peuple français.
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Jean-Thomas Lesueur
Emmanuel Macron plaide pour une meilleure répartition des étrangers sur le territoire, notamment dans les espaces ruraux. Qu’en pensez-vous ?
C’est l’illustration parfaite de ce qui précède. N’ayant en réalité aucune maîtrise sur les flux, ayant sans doute renoncé à la retrouver, l’exécutif accompagne le mouvement, se contente de chercher à l’organiser. Ici, l’idée est particulièrement cynique : il s’agit de « partager le fardeau » migratoire avec des zones rurales encore pas ou peu touchées. L’affaire du projet d’accueil de réfugiés, heureusement abandonné en janvier dernier, dans la commune de Callac dans le Finistère, illustre bien ce qui se passe dans le « monde de la vie » qu’ignore si complètement Emmanuel Macron.
Quel état des lieux des flux légaux et illégaux pouvez-vous faire ?
Les flux légaux sont de plus de 250 000 par an, je l’ai dit. Quant à l’immigration illégale, établir un chiffre sûr est par définition impossible. Sur la base de données solides et croisées, Patrick Stefanini avance une estimation crédible de 900 000 étrangers en situation irrégulière en France en 2020. Ces chiffres considérables disent qu’en réalité on ne maîtrise plus rien. Et ce ne sont pas Éric Zemmour, Marine Le Pen ou Patrick Buisson qui le disent. C’est l’ancien Premier ministre Édouard Philippe qui affirmait, en novembre 2019, vouloir « reprendre le contrôle de la politique migratoire », signifiant ainsi en creux qu’il ne l’avait pas…
Sommes-nous encore capables d’accueillir ?
Non. Car ces flux, encore une fois considérables, ont des conséquences profondes pour notre pays. Le premier ordre de conséquences s’observe sur les capacités d’accueil qui sont toutes au bord de la rupture : le logement (53 % des adultes sans domicile sont de nationalité étrangère selon l’Insee), l’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (structurellement incapable d’accueillir le nombre annuel de demandeurs), la pauvreté (le taux de pauvreté des immigrés est de 30,7 % contre 13,2 % pour la population non-immigrée selon l’Insee) et l’emploi (le taux de chômage des étrangers, de 15,7 %, est deux fois plus élevé que celui des Français, à 7,4 %).
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Mais d’autres conséquences sont encore plus essentielles que ces instantanés économiques et sociaux. Elles sont liées à l’intégration. On ne peut en effet penser l’immigration sans penser l’intégration, comme le font beaucoup de spécialistes. On ne peut souhaiter maintenir un niveau élevé d’entrées sur le territoire sans évaluer la capacité d’intégration, à la fois de la société d’accueil et du candidat à l’installation, comme l’analyse finement l’économiste britannique Paul Collier dans son livre Exodus. Or, force est de constater que l’intégration fonctionne mal, et de plus en plus mal. On voit apparaître une ou plutôt des contre- sociétés qui partagent de moins en moins de choses avec la société française. Une partie de la jeunesse issue de l’immigration manifeste de manière de plus en plus radicale son désir de séparation d’avec le reste de la société.
On le voit à l’école où on ne compte plus les témoignages d’enseignants ne pouvant plus faire cours d’histoire et de français mais aussi de biologie ou de sport. Les refus des contenus de l’enseignement, pour cause religieuse principalement, explosent. Tout comme la violence scolaire. Autre aspect : le rapport à la loi. Selon un sondage de 2020, 57 % des jeunes Français musulmans considèrent que la charia est plus importante que la loi française. Dernier symptôme, plus tragique encore : la question du terrorisme. Nous savons que 62 % des auteurs d’actes terroristes commis contre notre pays depuis 2012 sont Français. Ce chiffre est tout simplement terrifiant. Le fait que de jeunes Français se soient livrés à de tels actes signe un échec majuscule de notre politique d’intégration. On ne peut pas faire comme si cette réalité tragique n’existait pas.
Quelle devrait être la priorité d’une politique migratoire efficace ?
La baisse drastique des flux, en réduisant massivement les entrées. On peut discuter du nombre. Certains rêvent d’une immigration zéro. Elle est en vrai assez chimérique. S’il faut, par exemple, assurément renouveler la politique d’accueil des étudiants étrangers (87 694 en 2021) pour lutter contre le phénomène des « faux étudiants » (chinois en particulier) et faire venir les meilleurs, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, il convient de continuer d’avoir l’ambition d’en accueillir pour faire rayonner la langue, l’enseignement supérieur et la recherche française. Certains trouveront que c’est encore trop mais, dans le rapport que j’ai publié, je propose un objectif de baisse de l’immigration légale à moins de 75000 entrées par an. Ce qui représente une diminution de plus de 72 % par rapport au chiffre de 2021 (270 925 entrées). Ce n’est pas un mince effort.
« Je propose de restreindre dans notre droit l’immunité relative à l’aide humanitaire et de créer un délit d’assistance directe et indirecte de trafic d’êtres humains »
Jean-Thomas Lesueur
Comment faire ?
Il faut faire agir tous les leviers en même temps et leur assigner l’objectif de baisse des flux. C’est pour cela que je parle de « politique intégrale ». Je suggère dix leviers d’action parmi lesquels le rétablissement de l’exigence d’assimilation, le retour à la France de la maîtrise de ses instruments juridiques, la restriction de l’accès au regroupement familial, le renforcement des conditions d’accès à la nationalité française, la limitation de l’immigration de travail, de nouveaux outils contre l’immigration illégale, la refondation de la politique française de l’asile. Tous ces leviers sont importants car chacun a des effets sur les autres : la « pompe aspirante » du regroupement familial pousse à une politique intense de naturalisations, le détournement du droit d’asile alimente une très forte immigration clandestine et conforte une situation d’illégalité tolérée de grande ampleur ; le développement d’un droit supranational, particulièrement européen, entrave la France dans bon nombre des aspects de sa politique migratoire.
Le problème de l’assimilation est aujourd’hui reconnu. Comment le résoudre ?
Le problème, c’est l’intégration ! L’assimilation serait plutôt la solution. La politique d’intégration conduite depuis quatre décennies, et la vision multiculturaliste qui la sous-tend, a échoué en France comme partout ailleurs en Occident. Pour mettre en œuvre une authentique politique d’assimilation telle que Vincent Coussedière l’envisage, le premier champ d’action serait évidemment des politiques scolaires et culturelles entièrement refondées dont la priorité serait d’enseigner et d’apprendre à aimer la France, sa langue, sa culture et son histoire. Sur le plan plus strict de la politique migratoire, il y a des décisions précises à prendre comme l’élévation drastique du niveau de maîtrise de la langue exigé aux demandeurs de titres de séjour ou l’ajout d’un volet civilisationnel, qui insiste sur la culture et les coutumes françaises, à la formation civique dispensée à tout étranger désireux de s’installer en France.
Enfin, je fais une proposition un peu iconoclaste pour la France en suggérant d’associer davantage les collectivités locales à la politique d’assimilation, puisqu’elles sont en première ligne. De ce point de vue, l’exemple de la Suisse doit être regardé de près. À l’inverse de la logique centralisée française, les Suisses font l’analyse que ce sont les communes et les quartiers qui permettent ou interdisent l’assimilation. Les principaux acteurs de l’intégration sont donc locaux : communes d’abord mais aussi cantons, associations locales, etc. C’est sous le regard de leurs voisins qu’il est demandé aux immigrés de faire les efforts d’assimilation qu’on attend d’eux ; c’est au plus près de leur lieu d’habitation qu’ils trouvent les outils mis à leur disposition pour y parvenir (les cours de langue se passent en mairie, par exemple).
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La France a-t-elle les mains libres juridiquement ?
Non. Mais il faut bien voir que, sur ce point, les juridictions européennes (Cour de Justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme) ne sont pas seules en cause. Les cours nationales (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation) le sont aussi. Il faut donc agir aux deux niveaux. L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl propose d’inscrire dans la Constitution une possibilité pour le Parlement de « passer outre » les jurisprudences des cours suprêmes en forçant au maintien en vigueur d’une disposition législative qui aurait été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel ou contraire à un traité européen, dès lors que le Parlement se prononcerait expressément en sa faveur par un vote à la majorité qualifiée. Mais j’ajoute qu’afin d’éviter, par le biais du mécanisme juridique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la censure postérieure du texte ainsi confirmé par le Parlement, il devrait être soumis à approbation par la voie référendaire.
Comment lutter contre l’immigration illégale. Est-ce possible ?
C’est assurément l’un des aspects les plus difficiles. Trois niveaux d’action sont à envisager. Le premier, technique, vise à des modifications administratives et juridiques pour renforcer l’application des obligations de quitter le territoire français (OQTF) : réforme des procédures contentieuses, moyens accrus à l’administration pour assurer sa défense contentieuse, meilleurs outils donnés aux services administratifs (base commune de données biométriques, par exemple), augmentation du temps de rétention administrative (90 jours en France contre 18 mois en Allemagne, illimité au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas), etc.
Le deuxième, très politique, est d’engager la bataille des laissez-passer consulaires. On sait que bien des pays d’origine rechignent ou refusent de les délivrer, ce qui empêche l’exécution des OQTF. Il faut donc se préparer à négocier durement – en tenant compte des échecs et des ratés de la politique de co-développement des années 2007-2012. Mais nous disposons tout de même de quelques moyens de pression. En cas d’échec, la dénonciation unilatérale des accords bilatéraux que la France a signés avec ces pays doit être envisagée. Je pense tout particulièrement à l’Algérie.
Le troisième, consiste à se réarmer fermement contre le trafic de migrants. Pour ce faire, la protection des frontières extérieures, la prévention des franchissements irréguliers, la lutte contre les trafiquants et les passeurs doit devenir une priorité de la France (comme elle l’est devenue pour l’Italie). Mais, comme nous l’a appris l’humiliation de la France dans l’affaire de l’Ocean Viking en novembre dernier, on ne peut plus enfin éluder la question de la responsabilité des ONG qui se font les alliés objectifs des trafiquants, comme un rapport de Frontex de 2017 l’a clairement établi. C’est la raison pour laquelle je propose de restreindre dans notre droit l’immunité relative à l’aide humanitaire et de créer un délit d’assistance directe et indirecte de trafic d’êtres humains.