Le Centre Pompidou célèbre le surréalisme, cent ans après le manifeste signé par Breton, ce qui peut paraître paradoxal. Je ne vais pas faire le procès de l’institutionnalisation des rebelles, qui est benêt : depuis la Révolution française, la plupart des artistes ont été des marginaux fomentant des contre-feux au règne du matérialisme ; leur panthéonisation ultérieure, eh bien, c’est la mauvaise conscience de ce monde essayant de se racheter comme il peut tout en faisant payer l’entrée.
Le musée est l’église du post-chrétien éduqué, il y pénètre pour s’arracher au trafic du monde commun et tente de s’y dilater l’âme en adorant les œuvres et installations de ces prophètes autostylés que sont les artistes contemporains. Souvent il se repent longuement des péchés de la société marchande ou des inégalités systémiques par le choc mou et prévisible d’une provocation à la papa. Se sentant justifié, il déglutira mieux son bo bun du soir. Il arrive aussi qu’il bénéficie d’une révélation. Oh, sur l’échelle du catholicisme, ça passe rarement le deuxième degré, mais enfin, voilà, le visiteur est visité, le mystère de vivre lui a caressé les entrailles quelques instants, il sera bientôt englouti à nouveau dans le maëlstrom extérieur, mais en attendant son âme a frémi. Il a deviné qu’il existait une vie au sein de la vie, qu’elle pouvait être réveillée et stimulée par ces brèves décharges que suscite le circuit réussi d’une œuvre. Son passage aura été fertile.
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Dans ce registre, le surréalisme employa les grands moyens. Délaissant le roman et le paysage pour la poésie brute, le pamphlet, la dérive hallucinée, la représentation éclatée voire les transes médiumniques, ce mouvement était bien décidé à rallumer les âmes engourdies par un siècle de progrès mécanique. Breton et ses complices avaient saisi une chose, c’est que le matérialisme avait conditionné le réel et l’avait même réduit à une dimension insupportablement étroite. Il fallait par conséquent augmenter le réel par un surréel, libérer des puissances intérieures et saccager les leurres de la surface. Comment s’y prendre ? Ils déchaînèrent l’inconscient, ce lieu où le Docteur Freud avait retrouvé l’âme après que les philosophes athées l’eussent décrétée introuvable. Évidemment, tout cela n’alla pas sans un certain tapage et beaucoup de confusion. Mais enfin, la cure avait du bon.
Le surréalisme était bien décidé à rallumer les âmes engourdies par un siècle de progrès mécanique.
En sortant du Centre Pompidou, on est tout de même attristé par la laideur du bâtiment qui ne présage pas des opérations esthétiques et spirituelles formidables qu’on serait appelé à y vivre. Ce gros mécano bariolé fait tache dans le Paris sobre et altier des premiers arrondissements. On sait que les architectes Renzo Piano et Richard Rogers ont voulu exploiter la technique de l’art gothique consistant à rejeter à l’extérieur tous les éléments de la structure pour pouvoir élever du verre à la place des murs, mais enfin le résultat est moins convaincant. Ce projet, cela dit, trahit encore la nature du musée, cette invention des révolutionnaires français effrayés par l’ampleur de leurs destructions : une église rivale, où il s’agit d’abord de préserver des œuvres en les désacralisant, mais où ensuite, par un étrange effet thermodynamique, les œuvres vont irradier d’elles-mêmes un nouveau sacré jusqu’à ce que les artistes puissent profiter de l’aura accumulée pour y sacraliser jusqu’à un urinoir.
Derrière le Centre Pompidou, cette rivalité se manifeste encore de manière topographique : au loin et sur le même axe, avec ses arcs-boutants déportés lui conférant l’allure d’un colossal aranéide, s’élève Notre-Dame de Paris, l’église originelle, au cœur initial de la ville. Notre ministre de la Culture, Rachida Dati, voudrait profiter de la réouverture imminente de la cathédrale pour en faire payer l’entrée et ainsi, après que le musée eut campé une nouvelle église, forcer l’église à imiter le musée. Une idée fondamentalement merdique. En effet, les églises au cœur de nos cités rappellent avec éclat comment notre monde a pu être autrefois en ordre, il serait donc intelligent de les préserver de l’inversion moderne. Quelle inversion ? Eh bien, cette prédominance nouvelle de la matière sur l’esprit, cette prédominance en fonction de laquelle l’âme a disparu des nomenclatures humaines, et que la beauté et son influence sur la vie intérieure ont été reléguées dans des musées où l’État athée exhibe des œuvres que les meilleurs artistes ont souvent élaborées à rebours du mépris satisfait et permanent que leur vouait toute la société post-chrétienne.
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L’église rappelle au contraire que la beauté et son influence sur la vie intérieure sont des nécessités primordiales de l’âme humaine, et non un luxe pour citadins aisés, et que cette beauté doit donc être délivrée de manière monumentale et gratuite. Cette logique-là est celle d’un monde en ordre, où l’esprit régente la matière, les cœurs connaissent leurs pulsations, et l’homme assaille le ciel. Depuis deux cents ans, nous ne pouvons vivre que de l’ombre de cette logique. Ne permettons pas, donc, que même cette ombre nous soit arrachée et qu’au lieu de s’en voir expulsés, les marchands se fassent les gardiens du temple.