Un « épuisant fourre-tout », une « fresque naïve », un « brouet ostentatoire » Même pas sorti, le deuxième film de Gilles Lellouche est éreinté par la critique française, toujours au taquet lorsqu’il s’agit de tirer à boulets rouges sur le cinéma qui se donne les moyens de faire du cinéma. Comme si depuis la Nouvelle Vague, au fond, on n’avait plus le droit de faire du grand cinéma populaire, ambitieux, mythologique. Non, il faudrait se cantonner à ce qui nous condamne : un cinéma domestique, petit bourgeois, boulevardier, qui ne s’embarrasse pas de formalisme (laissons cela aux Américains). Pourtant le cinéma français n’a pas toujours été comme ça, pusillanime et condescendant, voûté sur ses mondanités et barricadé dans sa zone de confort. Pourtant, nous avons eu aussi notre grand cinéma populaire, à la fois puissamment maniériste et novateur : René Clair, René Clément, Pierre-Granier-Defferre, Gilles Grangier pour ne citer qu’eux : des réalisateurs aujourd’hui oubliés, considérés comme des « artisans honnêtes » mais que la critique aura volontiers escamotés au profit de l’avant-garde des années 60. Une avant-garde dont on subit encore l’héritage, puisque la Nouvelle Vague, si elle fut un formidable laboratoire de création, a également contribué à la construction d’un stéréotype du cinéma français qui allait vite devenir un piège : cérébral, destiné avant tout aux étudiants, forcément politisé. Le cinéma de papa était bel et bien enterré.
SPECTACULAIRE ET AMBITIEUX
Un projet comme celui de Gilles Lelouch, s’il attire autant de réactions épidermiques chez les critiques, outre son budget assez faramineux (avec 36 millions de patates, c’est le deuxième budget de l’année derrière Le Comte de Monte-Cristo), c’est parce qu’il n’a d’autres ambitions que de divertir, d’émouvoir et de faire rêver. Autant de choses que nos petites comédies intimistes, que nos drames migratoires subventionnés ont bien du mal à faire (il suffit de jeter un œil au box-office pour se rendre compte que les Français en ont globalement marre des précis de moraline inclusiviste qu’on voudrait nous faire passer pour l’épitomé du cinéma français actuel). Outre son ambition visuelle, ses appels du pied constant à un cinéma américain paternaliste qui n’a plus le vent en poupe, Gilles Lellouche est coupable de vouloir renouer avec le cinéma populaire sans passer par la case costume : il le fait avec son propre passé (les années 80), avec une réalité sociale forcément magnifiée (le Nord industriel et industrieux) et avec une palanquée de clichés réjouissants (la comédie romantique).
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NOSTALGIE FÉCONDE
Alors il faut reconnaître que L’Amour Ouf n’invente rien. Qu’il est même volontiers passéiste dans tous les sens du terme. Encore un de ces films qui capitalise sur ce fantasme des années 80 dont personne ne semble de se remettre, citant ici et là les grands maîtres américains (Spielberg, Coppola, Scorcèse, mais aussi Carpenter ou Sergio Leone – rien que ça), servi par une direction artistique éblouissante : machines à fumée, facteurs de flare en pagaille, effets de transparence, parenthèses chorégraphiques qui rivalisent avec le dernier West Side Story de Spielberg. Lellouche voit grand, mais ne sombre jamais dans la gratuité. Dans L’Amour Ouf, chaque travelling sert l’histoire. Gilles Lellouche est-il coupable d’ubris, comme semblent le claironner les critiques ? Même pas. C’était simplement un adolescent dans les années 80, à une époque où le nouvel Hollywood enchaînait les chefs-d’œuvre opératiques, à l’époque où la « mise en scène » était encore quelque chose – c’est-à-dire un moyen de raconter une histoire autrement que par le découpage et l’écriture. C’est ce qui frappe le plus dans L’Amour Ouf, dès le premier plan – magnifique – un travelling qui traverse une torchère industrielle, et sur lequel vient se surimpressionner un cœur battant. Ringard ? Clipesque ? « Trop ambitieux », mais pour qui ? Pour les pisse-froid de Télérama ?
RETOUR AU MYTHE
Bien sûr que le Nord décrit par Lellouche est un Nord fantasmé, filmé comme un Far West aux horizons d’or, bien sûr que les prolos ont tous des gueules d’ange et des yeux d’agneaux, de Raphaël Quenard à Karim Leklou, bien sûr que le gang emmené par Benoit Poolvoerde semble tout droit sorti d’une BD de Frank Margerin. Lellouche s’inscrit dans la grande tradition du réalisme magique, pour faire de cette épopée nordique à la fois une comédie romantique et un film mythologique, qui manie non pas des « caractères » mais des symboles, qui ressuscite des archétypes. L’Amour Ouf se propose « simplement » de re-mythologiser le cinéma, de le sortir de sa gangue de psychologie de comptoir, de ses petites manières feuilletonnantes. À ce titre, la musique du premier teaser, tiré du fameux Im Abendrot de Richard Strauss, est le gimmick d’un autre grand film d’amour mythologique : Sailor et Lula de David Lynch. Dans ces deux œuvres sévit la même foi totale dans le pouvoir rédempteur du cinéma et dans les grands mythes qui l’abreuvent. Pas besoin de raconter des histoires complexes, pas besoin de s’intéresser à des psychologies fouillées, qui seront de toutes manières factices : depuis L’Aurore de Murnau, le grand cinéma populaire ne raconte au fond qu’une seule chose : comment l’amour fou peut transformer le monde.
L’AMOUR OUF (2h45), de GILLES LELLOUCHE, avec Adèle Exarchopoulos, François Civil, Mallory Wanecque, Malik Frikah, en salles le 16 octobre.