Pourquoi fallait-il des mythes à la Révolution ?
D’une certaine façon, les conditions dans lesquelles les députés du tiers convoqués par Louis XVI aux États généraux se sont emparés de la souveraineté le 17 juin 1789 s’apparente à une sorte de coup d’État. Le roi et les députés des deux autres ordres du royaume, le clergé et la noblesse, sont mis devant le fait accompli. On ne leur demande pas leur avis. Si l’on ménage encore le roi, le climat général est à la guerre civile sur fond de revendication égalitaire contre les ordres privilégiés, accusés de vouloir entraver le processus révolutionnaire. Le complot est au cœur de la dynamique révolutionnaire jusqu’à la Terreur, et l’on soupçonne déjà en juin 1789 les aristocrates de vouloir comploter contre les patriotes.
La nouvelle souveraineté de la nation proclamée le 17 juin quand les députés du tiers se constituent en Assemblée nationale, réaffirmée et étendue le 20 juin par le serment du Jeu de paume, est née de façon brutale et unilatérale. On sort en quelques jours de mille ans de souveraineté monarchique. Les révolutionnaires ont très vite éprouvé le besoin de trouver des mythes fondateurs à leur nouvelle légitimité sociale et politique. On invente donc une nouvelle version laïque du serment désormais prêté « à la romaine » debout et bras levé, de nouvelles icônes, de nouveaux martyrs, de nouveaux monuments, de nouvelles fêtes désormais consacrées à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, à la famille, à la nature, etc.
Dans un passionnant parallèle entre foi religieuse et foi révolutionnaire, vous écrivez : « La Révolution n’aurait pas été ce qu’elle est sans le poids du catholicisme. La langue missionnaire et biblique sert de modèle inversé aux discours les plus radicaux. » Qu’entendez-vous par là ?
La Révolution est une guerre de religion entre l’ancienne sacralité monarchique de droit divin et la nouvelle sacralité laïque du peuple, tout en étant l’héritière du catholicisme d’Ancien Régime. N’oublions pas que les curés jouent un rôle essentiel à la construction de la souveraineté nationale en juin 1789 en se ralliant aux députés du tiers état. Il faut revenir en arrière, aux Lumières, au déisme des loges maçonniques, à la persistance aussi des idées jansénistes à travers tout le XVIIIe siècle pour comprendre ce rêve porté par une partie du clergé d’un retour à une Église primitive, débarrassée de ses ors et aussi égalitaire que possible. N’oublions pas qu’un conventionnel sur dix était d’origine cléricale. On porte encore le saint sacrement en procession dans les rues de Paris en mai 1793 le jour de la Fête-Dieu.
« Le serment du Jeu de paume a été prêté sur la défensive, en réaction aux menaces supposées du roi »
Emmanuel de Waresquiel
Elle a même mis les mots de la religion à son service : « missionnaires de la liberté, « catéchisme révolutionnaire », « apostolat ». Les sociétés populaires sont autant de « noviciat(s) » de la République et la guillotine se métamorphose avec l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793 place de la Révolution en une sorte d’autel métaphorique de la souveraineté du peuple. On y fait couler le sang du roi en expiation de ses « crimes ». On y sacrifie au nom du peuple son corps physique autant que son corps spirituel. Il n’y aurait pas de République sans ce sacrifice fondateur. Souvenez-vous du grand discours prononcé par Robespierre à la Convention le 3 décembre 1792 : « Louis ne peut être jugé, il est déjà condamné ; il est condamné ou la République n’est point absoute. » Ce faisant, la guillotine en est comme sanctifiée. Ces expressions-là pullulent dans les correspondances et les comptes rendus révolutionnaires : « Sainte guillotine, priez pour nous », « Notre sainte mère la guillotine », etc.
Ces ambiguïtés révolutionnaires sur la laïcité éxpliquent en partie les controverses actuelles sur le sens que nous voudrions lui donner : une laïcité envisagée comme une simple règle du jeu censée protéger les libertés de conscience et de culte, ou une laïcité de combat, « une théocratie à froid, aurait dit Victor Hugo, sans prêtres et sans Dieu ».
Du « saint serment » du Jeu de paume, vous montrez qu’il est « presque un non-événement » en grande partie motivé par la peur…
Ce qui me frappe en lisant les lettres envoyées par les députés du tiers état à leurs « commettants » le soir même du 20 juin 1789, c’est qu’ils sont très peu à évoquer leur serment alors que tous parlent de celui du 17 juin. Cela tient certainement au contexte politique dans lequel le serment du 20 juin a été prêté. Louis XVI tente de reprendre l’initiative. Il vient d’annoncer une séance royale pour le 22 puis le 23 juin. En conséquence, il a fait fermer l’hôtel des Menus plaisirs de Versailles où siègent les députés des trois ordres. C’est pour cela que les députés du tiers se réfugient au Jeu de paume qui est tout près de là dans une atmosphère de rumeurs et de peurs. Nombre d’entre eux sont persuadés qu’on va les arrêter. On croit encore que le roi est puissant, qu’il a « des soldats sous ses ordres ».
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Le serment par lequel ils jurent ce jour-là de ne jamais se séparer avant d’avoir donné une constitution au royaume a été prêté sur la défensive, en réaction aux menaces supposées du roi. Il a des allures de conjuration. Ce n’est que dans les jours qui suivront qu’il deviendra un serment d’avenir, une promesse, et par la grâce du talent de David qui en fait une véritable allégorie de la Révolution, un mythe fondateur. Des centaines d’images suivront, et des projets de construction d’un temple de la liberté sur les lieux mêmes de la salle, et les « pèlerinages » des nostalgiques au XIXe siècle, et la transformation de la salle de jeu en musée de la Révolution sous la IIIe République, et le discours de François Mitterrand sur les « exclus » de la nation le 20 juin 1989. Le serment du 20 juin a été retenu parce qu’il a été prêté à la quasi-unanimité des députés, moins une voix, à la différence de celui du 17 juin. Il se prêtait mieux au principe d’indivisibilité de la nation.
Comment la mythique Bastille a-t-elle été prise ?
Certainement pas parce qu’elle était « l’antre de la tyrannie ». Il faut restituer l’évènement dans la séquence du 11 au 17 juillet 1789. Louis XVI vient de renvoyer le très populaire Necker. Il a fait venir des régiments pour protéger Versailles et ceux-ci campent très maladroitement autour de Paris. Le prix du pain n’a jamais été si haut. L’administration royale est en pleine débandade. Les rumeurs les plus folles courent la capitale. On veut affamer les Parisiens et les attaquer de vive force. On voudra longtemps croire que le roi avait fait placer des canons sur la butte Montmartre pour bombarder le faubourg Saint-Antoine. Aidé des gardes françaises qui se sont retournés contre leurs officiers, la foule investit les Invalides se saisit des fusils qui y étaient entreposés. Il manque de la poudre et l’on sait qu’il en existe à la Bastille. On marche donc sur la Bastille laissée sans défense et commandée par un incompétent, le marquis de Launay. « M. de Launay, commentera par la suite le polémiste royaliste Rivarol, avait perdu la tête bien avant qu’on ne la lui coupe. » Après une défense erratique et l’envoi de plusieurs délégations de l’Hôtel de ville, Launay affolé finit par ouvrir les portes de la forteresse vers 5 heures du soir.
« La Bastille n’a pas été vraiment prise, elle s’est rendue »
Emmanuel de Waresquiel
La Bastille n’a pas été vraiment prise, elle s’est rendue. La veille et le même jour, cette même foule des faubourgs, essentiellement des artisans et des boutiquiers augmentés de nombreux « sans aveux » s’était attaqué aux barrières des fermiers généraux qui « muraient Paris » parce qu’elles étaient le lieu de l’impôt et la vie chère. Les barrières brûlent le 14 juillet mais ce n’est pas cet épisode-là que retient la Révolution. Il s’inscrivait trop clairement dans la série traditionnelle des émeutes frumentaires et anti-fiscales qui traversent tout le XVIIIe siècle. La Bastille est un symbole et l’on fait de sa prise une victoire éclatante du peuple, un peuple courageux et maître de lui, sur l’absolutisme du roi et sur la féodalité. Une victoire à la fois politique et sociale, un évènement total. La Bastille c’est l’irruption politique du peuple sur la scène de la Révolution, c’est la consécration de sa violence légitime. On retrouve ce droit dans la constitution de 1793. Toute la Révolution tournera par la suite autour de cette question : comment canaliser la violence de la rue et éviter qu’elle ne se retourne contre les corps constitués et les assemblées parlementaires ? La question est encore d’actualité.
Que représente l’exécution de Marie-Antoinette, remise au goût du jour lors des Jeux olympiques, pour cette mythologie révolutionnaire ?
Son procès et son exécution ont une signification politique précise. Marie-Antoinette est livrée à la vengeance du peuple (en octobre 1793) alors que la toute jeune République est en grande difficulté à ses frontières contre les armées coalisées et sur son territoire même, livrée à la guerre civile (la Vendée, Lyon, Toulon). Elle est la victime expiatoire et l’explication rêvée – puisqu’elle est accusée tout à la fois de complot et de trahison – des revers du nouveau régime. À travers elle, on juge l’étrangère (l’Autrichienne), l’ancienne reine, la femme et la mère. Souvenez-vous des accusations d’inceste – sur son fils, au Temple – portées par le cordonnier Simon et par Hébert. On se débarrasse du fils en même temps que de la mère par une sorte de régicide moral.
À travers l’acte d’accusation de Fouquier-Tinville, par la composition des juges et du jury du tribunal révolutionnaire, elle concentre tous les fantasmes qui trainaient depuis les années 1780 : le pouvoir corrupteur des femmes, leurs débordements sexuels, les désordres financiers de la cour. Son procès est véritablement celui de la Révolution contre l’Ancien Régime accusé d’avoir livré le pouvoir politique à l’influence délétère des femmes. Sur le moment, il n’a servi à rien mais sur le long terme, il a contribué à faire de l’ex reine l’un des personnages les plus clivants de la Révolution. Sainte et martyre pour ses partisans, coupable et dangereuse pour ses adversaires. La scène de la Conciergerie lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques en est, parmi les derniers, un exemple frappant – Marie-Antoinette, sa tête coupée dans les mains en train de chanter le « Ça ira ». Elle prouve que la Révolution est toujours vécue de façon partisane, de l’intérieur. Les mémoires l’emportent sur l’histoire. C’est bien tout le sujet de ce livre.
À vous lire, Valmy fut une bien modeste bataille…
Valmy, le 20 septembre 1792, a été une canonnade sans bataille et en même temps une victoire tactique dont on n’a pas mesuré l’importance sur le moment. Pour la première fois les armées coalisées (prussiennes et autrichiennes) sont arrêtées dans leur marche sur Paris. Dans ses rapports envoyés à Paris, Kellermann en parle en passant comme de « la journée du 20 septembre » ou de « l’affaire du 20 septembre ». La bataille a également souffert de la « trahison » de Dumouriez, l’autre vainqueur du 20 septembre, qui en mars 1793 tente de marcher sur la Convention avec ses troupes puis passe à l’ennemi. Ce dernier a été très vite accusé d’avoir négocié le retrait des troupes prussiennes du duc de Brunswick à coups d’argent ou de diamants. Cette rumeur-là lancée par les girondins, reprise par les émigrés, perdure jusqu’au XXe siècle.
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Il faut attendre la Monarchie de juillet pour que la bataille change de sens. Louis-Philippe Ier, qui servait alors sous Kellermann comme aide de camp, va s’en servir pour consolider d’autant les légitimités nationales de son régime. C’est à ce moment-là que les images de la bataille se multiplient et que l’on fait d’elle la victoire de la nation et de la liberté sur l’oppression. Son sens évolue à nouveau sous la IIIe République. Valmy devient la revanche politique, morale et militaire de la République sur la Prusse et sur la défaite de 1870. De défensive, la bataille devient offensive. On la transforme bientôt en une charge héroïque des soldats de l’an II, baïonnettes au canon en oubliant un peu que la levée en masse date de l’année suivante, en mars 1793, et que ce sont essentiellement les anciennes troupes des régiments du roi qui étaient à la manœuvre le 20 septembre. La puissance des mythes se mesure à leur souplesse !
À partir de quand le processus de mythification de ces divers événements se met-il en place ?
C’est très variable. Parfois, comme pour la Bastille, dans les jours qui suivent l’évènement, parfois plus tardivement. Les évènements fondateurs susceptibles de magnifier la promesse de 1789, les symboles, les objets de la Révolution sont autant de constructions volontaires et clairement politiques, à cette nuance près qu’ils échappent parfois à leur concepteur. L’utopie fraternelle de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 prend des allures guerrières sous la terreur. « La fraternité où la mort. » Une fois posée le principe d’indivisibilité de la nation, la Révolution ne pouvait penser ses adversaires autrement qu’en ennemis et en traitres. Robespierre la met au cœur de ses réformes sociales et de la ligne vertueuse qu’il trace entre les riches et les pauvres, avant qu’elle ne ressurgisse dans ce même esprit en février 1848. Nous n’en avons toujours pas fini avec elle. Le Conseil constitutionnel lui a reconnu en 2018 une valeur constitutionnelle en la faisant entrer dans le droit français et en lui donnant un sens nouveau, universel, individuel et moral, de quoi inquiéter un peu plus les partisans de ce que l’on a coutume d’appeler « la préférence nationale ».
Avec elle les catégories du droit l’emportent sur les intérêts de l’État. Je pourrai en dire autant de la guillotine d’abord sacralisée, comme on l’a vu, sous la terreur avant qu’elle n’habite après la chute de Robespierre et surtout à l’époque romantique les imaginaires les plus sombres des romanciers, de Balzac à Hugo et Dumas, jusqu’à Léon Bloy et Elimir Bourge. Née en 1790 du progrès des Lumières – on l’avait baptisée alors la machine philosophique –, elle devient au XIXe siècle, l’instrument de toutes les terreurs, une sorte de nouveau gibet de Montfaucon. Les déformations de mémoires de la révolution comptent autant sinon plus que la révolution elle-même. La mémoire est à l’histoire ce que les parti pris sont à l’analyse critique de l’historien. Elle appartient à l’histoire et en même temps, elle nous la cache. La mémoire, les mémoires révolutionnaires nourrissent nos héritages, sans que nous en ayons toujours conscience. Non pas les murs de la maison : les droits de l’homme, la souveraineté du peuple, etc. ; mais l’esprit dans la maison : une certaine culture politique de l’affrontement, le goût des mots et des abstractions, les rêves plutôt que la raison, l’obsession de l’égalité, la méfiance de l’argent. Et j’en passe. Un véritable inventaire à la Prévert !