Vous êtes franco-ukrainien et journaliste. Un argument récurrent des partisans de la Russie est d’affirmer que l’armée ukrainienne aurait martyrisé les habitants du Donbass depuis 2014. Une personne comme Anne-Laure Bonnel prétend que plus de 14 000 civils russophones auraient été tués. Que pouvez-vous nous en dire ?
Pour être plus précis, je suis Français d’origine ukrainienne et ancien journaliste repenti. J’ai réellement commencé à m’intéresser à la question du Donbass lorsque je me suis installé en Ukraine il y a cinq ans et que j’ai rencontré celle qui deviendrait mon épouse, elle-même originaire de cette région. À l’époque, je travaillais pour une chaîne de télévision ukrainienne dont l’une des missions était de diffuser des programmes en russe, notamment pour les populations de l’Est et des territoires occupés.
Comme vous le soulignez, l’un des éléments de propagande du Kremlin les plus repris pour justifier sa guerre en Ukraine est la persécution voire l’élimination pure et simple par Kiev des russophones du Donbass depuis 2014. Or, il est toujours important de rappeler les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés qui indiquent que parmi les 14 000 morts causées par ce conflit entre 2014 et fin 2021, on décompte 4400 combattants ukrainiens, 6500 combattants séparatistes et 3400 civils. L’immense majorité de ces victimes ont perdu la vie au plus fort des combats durant la première année. En 2021, juste avant que la Russie ne lance son « opération spéciale » dont le bilan civil dans la seule ville de Marioupol semble déjà largement dépasser le bilan humain total de ces huit ans de guerre, il y avait eu en tout et pour tout 16 civils tués (chiffres des séparatistes de la pseudo LNR).
« La définition de “russophone” en Ukraine est loin de s’appliquer uniquement aux habitants de l’Est et du Sud ainsi qu’aux Russes ethniques »
Pierre Mareczko
Malgré la dimension bien sûr dramatique de toutes ces vies fauchées, le détail de ces chiffres nous montre bien que l’on est très loin du « génocide de russophones du Donbass » dont parlent les télégraphistes du Kremlin. D’ailleurs, l’Ukraine entière a payé un lourd tribu lors de ces huit années comme le prouvent les nombreuses tombes de jeunes soldats partout dans les cimetières du pays.
D’aucuns pensent que les habitants russophones seraient victimes de discrimination. Qu’entend-on par « populations russophones » d’Ukraine ? Ont-elles été historiquement maltraitées ? Particulièrement lors des dernières années ?
Tout d’abord, il est important de s’entendre sur la définition de « russophone » en Ukraine qui est loin de s’appliquer uniquement aux habitants de l’Est et du Sud ainsi qu’aux Russes ethniques. L’Ukraine est un pays où, du fait de l’impérialisme de son voisin, la plupart des habitants sont bilingues et chacun est libre d’utiliser la langue qu’il souhaite dans sa vie de tous les jours, tout en s’accordant sur le fait que l’Ukrainien est la langue officielle du pays, ce qui ne me semble pas particulièrement insensé. Jusqu’à une période très récente et à son instrumentalisation politique, la question du bilinguisme en Ukraine ne posait aucun problème, ou presque.
Étant moi-même plus à l’aise en russe qu’en ukrainien, je n’ai jamais été confronté à de quelconques réprobations et il en va de même pour les nombreux Ukrainiens russophones que je connais. Alors évidemment, si ce que l’on appelle « discrimination » consiste à vouloir imposer la pratique de la langue nationale dans les administrations, les commerces, les entreprises et les grands médias, etc., les décisions politiques de ces dernières années peuvent faire grincer des dents… Je rappelle tout de même que personne n’a jamais été empêché de parler russe en Ukraine, pas même à la télévision où, encore aujourd’hui, des figures politiques et médiatiques importantes s’expriment parfois dans la langue de Tolstoï. En réalité, si une langue a bien été discriminée en Ukraine, c’est l’ukrainien, sévèrement réprimé à l’époque tsariste puis au temps de l’URSS, en dehors de la parenthèse 1920-1930 pendant laquelle les autorités soviétiques l’ont favorisé par souci de s’implanter localement.
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Cette dépréciation de la langue nationale a eu des répercussions bien après l’indépendance où l’ukrainien se trouvait encore taxé de « langue de paysans », parfois par les Ukrainiens eux-mêmes ! Heureusement, ces dernières années ont vu un retour en force de l’ukrainien, grâce à sa promotion dans la littérature, la musique, le cinéma et, il faut le souligner, un élan patriotique largement favorisé par l’agression russe. Dans mon entourage proche, bon nombre de russophones sont passés à l’ukrainien dans leur vie de tous les jours. On se rappelle aussi les images de mars dernier, sur lesquelles on peut voir des populations russophones de Melitopol ou des localités de l’Oblast de Luhansk ou de Zaporijjia s’opposer physiquement aux tanks russes : de quoi débunker l’idée fausse que les Russophones et mêmes Russes ethniques pour certains d’entre eux seraient tous pro-russes. Il suffit aussi de regarder les vidéos de soldats ukrainiens sur le front pour s’apercevoir que beaucoup communiquent en russe.
L’Ukraine ne « serait pas une nation ». D’où vient cette idée ? Qui sert-elle ?
Ce que l’on appelle « nations » sont des entités politiques, ethniques, culturelles qui émergent lors de processus historiques. Pour un Européen de l’Ouest, ces choses semblent déjà figées dans l’Histoire, et c’est selon moi l’une des raisons de l’incompréhension de certains Français vis-à-vis de l’Ukraine, à laquelle il faut bien sûr ajouter l’influence du de l’idée qui considère l’Ukraine comme partie intégrante du « monde russe » (rousski mir). Ici, je ne veux pas faire un cours d’histoire et je renvoie vos lecteurs aux ouvrages enfFrançais de Iaroslav Lebedinsky pour ce qui est des abus de l’historiographie russe. Je voudrais simplement insister sur le fait que, bien que déjà ancienne, la construction de la nation ukrainienne n’a rien de « figé ».
« Ce qui se déroule depuis le 24 février dernier parachève peut-être l’édification de cette nation ukrainienne qui trouve aujourd’hui une unité inédite dans l’adversité »
Pierre Mareczko
D’ailleurs, à Kiev, il existe un « Musée de la formation de la nation Ukrainienne » qui plonge le visiteur dans les différentes strates de la conscience nationale ukrainienne de la préhistoire jusqu’au Maidan. Je crois qu’on pourra y ajouter sans problème ce qui se déroule depuis le 24 février et qui pour moi parachève peut-être l’édification de cette nation ukrainienne qui trouve aujourd’hui une unité inédite dans l’adversité. Il est d’ailleurs assez ironique de constater à quel point Poutine, qui s’évertue souvent dans ses discours à nier l’identité et le fait national ukrainiens, aura en réalité poussé les Ukrainiens à s’unir, revendiquer leur particularité et s’émanciper des derniers stigmates du « monde russe » comme jamais auparavant, y compris dans les régions russophones de l’Est et du Sud où une certaine nostalgie d’un passé soviétique faisait parfois concurrence au nationalisme ukrainien.
Zelensky était présenté comme un président souhaitant renouer les liens avec la Russie. Il est d’ailleurs lui-même « russophone ». Pourtant, son image est aujourd’hui radicalement différente.
À son arrivée au pouvoir en 2019, Zelensky ne maîtrisait en effet pas autant l’ukrainien que son prédécesseur Poroshenko. La plupart de ses shows humoristiques ainsi que la série Serviteur du Peuple dans laquelle il jouait son futur rôle de Président étaient en russe. Élu sur la promesse de mettre un terme à la guerre qui sévit depuis 2014, il a effectivement d’abord voulu relancer la formule « Steinmeier » qui prévoyait l’organisation d’élections sous la législation ukrainienne dans les territoires contrôlés par les séparatistes téléguidés par Moscou.
En Ukraine, cette initiative a provoqué le mécontentement d’une partie de la population qui voyait cette formule comme une concession à Moscou, voire une capitulation déguisée. Il y a eu des manifestations, des remous au sein de l’armée, et la perspective de voir une résolution du conflit par les urnes s’est écartée. Par la suite, Zelensky, élu avec un score de plus de 73%, a encore déçu son aile libérale pro-occidentale en mettant hors-jeu la plupart des « réformateurs » de son équipe et en ne montrant pas assez d’entrain dans la lutte contre la corruption oligarchique, sans compter sur sa présence dans les fameux « Pandora Papers » qui ne jouait pas vraiment en faveur d’une image de « serviteur du peuple ».
Du côté de l’opposition pro-russe, pas d’engouement non plus pour Zelensky, c’est le moins que l’on puisse dire puisqu’il venait, juste avant le 24 février, de suspendre les canaux de télévision pro-russes et de sanctionner les principaux partis d’opposition. En octobre 2021, un sondage mené par le Ministère de l’Éducation et de la Culture d’Ukraine indiquait que la cote du Président n’était plus que de 24,7%, c’est-à-dire 8% de moins que le mois précédent. Depuis le 24 février, les choses ont radicalement changé : Zelensky est passé de président de plus en plus contesté à véritable héros de l’Ukraine, chef de guerre, icône du monde libre dans tout l’Occident. Ceux qui se plaignent de le voir partout devrait d’ailleurs plutôt blâmer le « stratège en chef » du Kremlin qui, en une « opération spéciale » aura effacé toute son ardoise et hissé l’ex-comédien de Kryvyi Rih au rang d’un Churchill, ou plutôt d’une sorte d’Hetman 2.0 derrière lequel l’ensemble du peuple Ukrainien a décidé de se ranger à la vie à la mort.