Après un service militaire dans le renseignement, vous rejoignez la police justicière de Paris. Quelle était l’ambiance au 36 ?
J’arrive en 1983 au 36 quai des Orfèvres comme jeune commissaire. Depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, la délinquance a explosé, particulièrement dans la région parisienne. Pierre Touraine, alors directeur du quai des Orfèvres, décide de créer des unités de recherche, confiées à des jeunes commissaires. Je suis en charge de celle couvrant les 8e, 16e et 17e arrondissements. Notre mission, selon les mots du préfet de police, est de « nettoyer Paris ». Pour réussir cette mission, il n’y a qu’un seul moyen : avoir de bons informateurs. N’ayant pas de boule de cristal, le policier doit avoir des yeux et des oreilles dans le milieu.
Qu’est-ce que l’on appelle un renseignement ?
Il s’agit de savoir qui fait quoi, qui travaille avec qui, qui projette de faire tel coup et qui l’a fait. En sachant qu’il n’y a pas un seul milieu mais des milieux. Le milieu des braqueurs n’a rien à voir avec celui des cambrioleurs ou celui des narcotrafiquants.
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Certains voyous sont multicartes car ils suivent un cursus. Ils passent par différents milieux. Tout d’abord le vol à la roulotte, puis le cambriolage, puis le braquage, enfin l’attaque de fourgon. Ils vont jusqu’au bout. C’est comme à l’université, certains calent en première année, d’autres vont jusqu’à la thèse. Les policiers doivent avoir des informateurs dans les différents milieux. La BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention) a été créée par François Le Mouël dans les années soixante pour arrêter les voyous avant la commission des faits. Désormais, il s’agit de cibler des équipes identifiées de malfaiteurs, de les surveiller et de les arrêter en flagrant délit. Nous devions donc avoir de bons renseignements afin de partir sur des bons chevaux et ne pas tout miser sur des canassons.
Quels sont les profils des indics ?
Mes meilleurs indics ont été les filles. D’abord parce que les femmes sont d’excellentes observatrices. Par ailleurs, les voyous adorent se vanter de leurs coups à leurs compagnes ou à leurs maîtresses. Quand un voyou vire sa maîtresse pour une autre, la femme délaissée a des envies de parler, particulièrement s’il y a eu violence dans la rupture. Les confidences sur l’oreiller sont une source inestimable d’information ! Mais il n’y a pas eu que des filles. Mon répertoire bien fourni d’indics comportait aussi des dealers ou des braqueurs. Nous les rencontrions soit durant leurs gardes à vue ou la nuit dans des établissements (boîte de nuit, bar à hôtesses, etc). Des filles, des dealers, des braqueurs mais jamais d’informateurs ayant eu du sang d’innocents sur les mains.
« Les confidences sur l’oreiller sont une source inestimable d’information ! »
Yves Jobic
Que donniez-vous en échange d’une information ?
En matière de police, c’est comme dans la vie, rien n’est jamais blanc ou noir. Les zones grises sont importantes. Mais il faut toujours que cette relation soit déséquilibrée : 90 % pour la police et 10 % pour les voyous. Nous pouvons faciliter certaines démarches en échange d’informations. Mais attention, il y a des règles à suivre. Primo : toujours informer sa hiérarchie de l’identité de ses informateurs. Secundo : le policier doit manipuler le voyou et pas le contraire. Tertio : il faut trouver le point d’équilibre dans cette négociation commerciale. On laisse le voyou exercer certaines activités délictuelles mais elles ne doivent pas dépasser un certain volume.
En 1988, cette culture de l’indic vous envoie en prison. Que s’est-il passé ?
La culture de l’indic qui était la culture du quai des Orfèvres impliquait que l’on intercède en faveur d’informateurs pris par la justice. J’étais intervenu pour une source (arrêtée avec dix malheureux grammes de cannabis) auprès du juge de Nanterre, Jean-Michel Hayat. Nous ignorions que la femme de ce juge était la présidente du Syndicat de la magistrature, qui était très hostile à l’emploi d’indics. Depuis quelques mois, le Syndicat de la magistrature avait en ligne de mire le quai des Orfèvres qu’il considérait comme un État dans l’État. Le juge Hayat se mit en tête que nous étions corrompus. En juin 1988, je suis arrêté, inculpé pour proxénétisme et incarcéré durant 17 jours. En 1989, je suis lavé de tout soupçon et j’obtiens de la Cour de cassation une indemnité de 150 000 francs (35 000 euros).
« De juges pro-police comme Boulouque ou Zamponi, nous sommes passés à des magistrats imprégnés d’une vision quasi trotskiste »
Yves Jobic
Était-ce une guerre entre policiers et magistrats de gauche ?
Ce n’est pas tant une guerre que la domination d’une idéologie. Il y a eu un changement de génération. De juges pro-police comme Boulouque ou Zamponi, nous sommes passés à des magistrats imprégnés d’une vision quasi trotskiste. Cette vision fut d’ailleurs théorisée par le procureur Oswald Baudot, le fondateur du Syndicat de la magistrature. « Soyez partiaux » disait-il aux futurs juges, « il faut avoir un préjugé favorable pour le voleur contre la police ». Cette vision est toujours dominante à l’École de la magistrature de Bordeaux. Dans mon affaire judiciaire, j’ai eu la malchance de tomber sur le juge Jean-Michel Hayat, mari d’Adeline Hazan, présidente du syndicat de la magistrature et membre du Parti socialiste, une proche de Martine Aubry.
À la fin des années quatre-vingt-dix, l’antigang (la BRI) que vous dirigiez se voit confier de nouvelles missions. Quelles sont-elles ?
Olivier Foll qui était le directeur du quai des Orfèvres quitte son poste en 1997. Il est remplacé par Patrick Riou, jusqu’alors chargé du terrorisme basque. La vision du nouveau directeur est diamétralement opposée à la vision traditionnelle du quai des Orfèvres. La transparence est son obsession, il veut réduire considérablement le recours aux sources humaines. Il préfère gérer les affaires courantes et travailler à partir de délits commis plutôt que d’avoir une action offensive en recourant aux informateurs. La BRI perd alors toute originalité. Patrick Riou veut transformer l’antigang en brigade d’intervention c’est-à-dire en un RAID ou un GIGN bis. Pour lui, l’antigang doit devenir une unité d’assistance en charge des filatures pour les autres services. Je refuse cette évolution et je garde le cap. Mais à mon départ en 2001, la BRI devient une unité d’intervention. C’en était fini de l’investigation, un soulagement pour les gros voyous !
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Où réside l’intérêt d’une telle réforme pour le pouvoir ?
Tout le monde reste derrière son bureau. On évite ainsi de prendre des risques, de se faire piéger dans une mauvaise affaire. Tout le monde est heureux, sauf les victimes !
La réforme de la police judiciaire suscite aujourd’hui une forte contestation. Pourquoi ?
En 1999, outre la transformation de la BRI, Patrick Riou reçoit comme mission du pouvoir socialiste de déshabiller le quai des Orfèvres. 1 100 fonctionnaires (1/3 de ses effectifs) vont rejoindre la police en tenue de proximité. C’est la première étape de sape de la police judiciaire. La deuxième étape a lieu aujourd’hui. La police judiciaire doit perdre sa direction indépendante pour être intégrée à la sécurité publique, c’est-à-dire l’ensemble des policiers en commissariat. Désormais, les policiers spécialistes du grand banditisme vont épauler les généralistes qui traitent de la petite délinquance. Imagine-t-on des cardiologues ou des chirurgiens envoyés aux quatre coins du pays pour soulager les généralistes ? Cette réforme est absurde, nous offrons un boulevard à la criminalité organisée. Nous allons nous retrouver dans la situation de la Belgique et des Pays-Bas où les mafias font la loi. Mafias qui menacent aujourd’hui les journalistes, organisent l’enlèvement de ministres et s’en prennent à la princesse de Hollande.