La reine du malaise moderne
Daddy, Emma Cline, Quai Voltaire, La Table Ronde, 272 p., 22€
Jeune prodige des lettres américaines, Emma Cline a vu son premier roman, The Girls, inspiré par l’affaire Manson, traduit en 34 langues. Après Harvey, bref roman mettant en scène les dernières heures de liberté de Weinstein, publié cette année, La Table Ronde nous offre en cette rentrée un recueil de nouvelles qui achève de nous convaincre du talent supérieur de leur autrice. À chaque fois, un malaise se déploie dans des configurations subtilement articulées: un père assiste à l’avant-première du film raté de son fils en constatant son propre déclin mondain ; l’ancienne nounou d’une vedette, ayant eu une liaison avec elle, devient la cible des paparazzis ; une actrice tentant sa chance à Los Angeles se laisse entraîner dans des tractations douteuses ; un père de famille observe le délitement des liens avec ses enfants lors d’une réunion à Noël… Cline rend toujours sensibles les personnages et les situations, explore avec brio les paradoxes psychiques et crée des chutes cruelles par un détail cinglant. Surtout, elle joue avec un talent diabolique la nouvelle partition des smartphones et la caisse de résonance d’Internet : un texto tue ; une aura fane en temps réel ; le virtuel fait chavirer la vie concrète. Une littérature neuve, puissante et virtuose, dont toutes les potentialités sont présentées au fil de ces dix nouvelles. Romaric Sangars
Satire à la défense
L’Arche de mésalliance, Marin de Viry, Le Rocher, 206 p., 17,90€
Ça commence par cinq pages excellentes sur la Défense, ce purgatoire. Tout y est, la lucidité du diagnostic, le tranchant des formules, la drôlerie du ton. On est parti pour deux cents pages de comédie sur le monde de la grande entreprise et des cadres supérieurs. L’intrigue : Marius et Priscilla sont rivaux dans une boîte de « développement durable » – le genre d’endroit où on parle « globalisation plurielle » et « management holistique ». Au lieu de s’entretuer, ils décident de faire alliance… L’histoire est un prétexte, l’essentiel est dans les portraits, les dialogues, les piques, les sarcasmes sur l’hyper-classe, sa psychologie, son langage, son ethos. L’auteur décrit les bureaux de l’entreprise : « Ils avaient été entièrement refaits deux ans plus tôt, par un cabinet d’architecture nippo-suédois très en vue. Ils étaient à la fois imposants et apaisants, cherchaient la synthèse entre l’officiel et l’intime, entre l’urbain et le jardin, le féminin et le masculin, la pierre et la plante, l’esprit corporate et la chaleureuse tribu professionnelle ». C’est déjà drôle, mais Viry rajoute une couche et ça devient irrésistible : « À vrai dire, ils cherchaient la synthèse entre tout et son contraire : le carré et le rond, la droite et la courbe, le gris et les couleurs, le communisme et Milton Friedman ». L’auteur pastiche à merveille le globish des managers, entre cuistrerie économiste et charabia sociologique. On s’attend à ce que les protagonistes à la fin mettent le feu à leur boutique et dynamitent la Grande Arche à la TNT, mais ils optent pour une forme de rébellion plus douce, l’histoire d’amour et les belles lettres. C’est bien aussi, et ça fait moins de poussière. Bernard Quiriny [...]
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