[qodef_dropcaps type=”normal” color=”red” background_color=””]l[/qodef_dropcaps]a création de l’Union européenne a suscité une boulimie d’adhésions et de passages à l’euro dont les effets négatifs amènent à se demander si nous avons bien fait de nous lancer dans cette construction. La Grèce, par exemple, n’aurait pas dû intégrer la zone euro sans préparation suffisante et sur la base de rapports inexacts. Faut-il pour autant déclarer que si l’UE n’existait pas nos économies se porteraient mieux ?
Mon diagnostic ne va pas dans ce sens. À mon avis, les performances économiques plutôt médiocres de l’ensemble des pays de l’Union tiennent surtout à la mauvaise qualité du personnel politique et administratif qui gère les affaires publiques, au niveau européen comme dans beaucoup d’États membres. La gouvernance européenne souffre des mêmes maux que les gouvernances des nations membres de l’Union : bureaucratie et idées « politiquement correctes » plombent nos performances à tous les niveaux, depuis l’UE jusqu’aux collectivités territoriales en passant, bien entendu, par les nations.
L’euro incompatible avec l’absence de droits de douane
La suppression des droits de douane est intervenue très tôt, en 1968, à l’époque de l’Europe des six. L’idéologie a joué un rôle majeur dans cette décision : il s’agissait de manifester politiquement la volonté de créer un « marché commun », sans trop se soucier de conserver ou d’instaurer les conditions requises pour qu’il fonctionne correctement. Les droits de douane furent envisagés exclusivement comme des obstacles aux échanges, comme des dispositifs intrinsèquement mauvais ; les hommes politiques qui étaient à la manœuvre (et sans doute aussi leurs conseillers, généralement des hauts fonctionnaires) oublièrent leur rôle régulateur.
Aucun pays n’a intérêt à fournir à l’étranger des biens et des services beaucoup plus qu’il n’en achète : cela ne conduit qu’à accumuler des créances irrécouvrables. Il faut donc disposer de mécanismes qui ramènent à l’équilibre les pays qui s’en écartent. Il en existe classiquement deux : les droits de douane et les taux de change. Un troisième, moins puissant, s’y ajouta lorsque la TVA, créée en France en 1954 grâce à Maurice Lauré, fut adoptée par nos voisins : en effet, les produits importés supportent la TVA au taux en vigueur dans le pays importateur, si bien qu’un taux élevé de TVA permet d’alléger les impôts, taxes et même cotisations sociales incorporés dans les coûts de production, et donc d’exporter à des prix plus compétitifs.
La décision de supprimer les droits de douane prise à la fin des années 1960 dans le cadre de l’Europe des six n’était pas trop grave car il restait les taux de change et la TVA, sans compter le fait que les 6 pays membres avaient des productivités assez voisines. Mais lorsque les élargissements commencèrent, en 1973, des économies plus hétérogènes se trouvèrent en concurrence au sein de l’Union. Et surtout, lorsque l’euro fit son apparition, au début du nouveau millénaire, la variable d’ajustement « taux de change » cessa d’exister à l’intérieur de la zone euro. Ainsi, par exemple, le glissement progressif du FF vis-à-vis du DM, qui avait servi jusqu’alors à maintenir la compétitivité des produits français vis-à-vis de leurs homologues allemands, ayant disparu, les déficits extérieurs (et symétriquement les excédents) s’accumulèrent. Pour un pays comme la Grèce, ce fut la même chose, mais à la puissance dix.
Le financement des déficits extérieurs et des déficits publics par des emprunts en euros, plus rassurants que les emprunts dans les anciennes devises faibles, permit aux déficits de grossir exagérément. Les pays dans lesquels la population, grâce au déficit public, reçoit trop de pouvoir d’achat par rapport à ce qu’elle produit, ne furent freinés ni par la dévalorisation de leur monnaie, ni par les droits de douane. Certains, comme l’Espagne et le Portugal, réagirent assez vigoureusement ; la Grèce, de petite taille, s’en sort plus ou moins grâce à d’importantes aumônes déguisées ; la France, quant à elle, a encore un niveau d’endettement extérieur admis par les prêteurs, grâce à la « compréhension » de la BCE, ce qui lui a permis de « tenir » sans faire de gros efforts durant le quinquennat Hollande.
La disparité fiscale incompatible avec le bon fonctionnement de l’Union
Deux questions fiscales doivent être abordées ici. La première est celle de la TVA, dont l’organisation lamentable permet une fraude dite « carrousel de TVA » estimée au niveau de l’Union à environ 50 Md€ par an, soit 5% des recettes de TVA des 28 États membres. Il s’agit d’importations (réelles ou fictives) effectuées par des sociétés éphémères qui ont disparu au moment où le fisc leur demande le paiement de la TVA. La Commission européenne vient de publier un rapport sur la question, et elle se propose de prendre des mesures pour que cesse cet enrichissement d’organisations mafieuses au détriment des pouvoirs publics – mais cela fait déjà plus de 30 ans que ce manège fonctionne sans que les responsables politiques et administratifs européens s’en soient efficacement occupé.
Tout aussi grave est la possibilité offerte aux multinationales de payer des impôts sur les bénéfices à des taux modestes ou faibles en localisant dans les paradis fiscaux européens que sont l’Irlande et le Luxembourg des services censés dégager l’essentiel de leurs profits réalisés en Europe. La mansuétude des hommes politiques européens à l’égard de ces pratiques est illustrée par le choix de l’actuel président de la Commission (depuis novembre 2014) : Jean-Claude Junker exerça de 1995 à 2013 la responsabilité de Premier ministre, également ministre des finances, du Grand-Duché, pays de 500 000 habitants dont la prospérité tient largement à la possibilité qu’il offre aux multinationales d’y localiser artificiellement une grande partie de leurs bénéfices, imposables au taux de 22 % (33,3 % en France). L’Irlande, avec un taux de 12,5 %, fait encore mieux.
Que l’Union européenne n’ait pas été capable, en plusieurs décennies, d’instaurer des conditions d’imposition des sociétés (taux de l’impôt et calcul du bénéfice) identiques dans tous les pays de l’Union, alors même que la libre concurrence – principe de base de l’Union – ne saurait être équitable sans cette condition, cela en dit long sur le peu d’aptitude des responsables européens à mettre en place les règles les plus favorables à l’épanouissement économique des populations européennes.
Plus d’Europe, ou mieux d’Europe ?
La course à l’agrandissement de l’Union et de ses domaines d’intervention sert visiblement de substitut à l’amélioration des règles de fonctionnement européennes et des pratiques de ses responsables. Du point de vue économique, le choix a été fait en faveur de la quantité (des pays membres, mais aussi des sujets faisant l’objet d’interventions de la bureaucratie européenne) plutôt que de la qualité. Il serait temps, pour la réussite économique de cette construction originale, que l’on cesse de courir après toujours plus d’Europe et que l’on se consacre davantage à développer l’efficacité de l’Union. Et peut-être ce choix de la qualité, s’il a lieu, sera-t-il bénéfique non seulement dans le domaine de la production et de la consommation, mais aussi pour la culture et le savoir-vivre européen, dont l’intendance doit être la dévouée servante.