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Patrice Jean : « Tout ce qui s’oppose à la modernité culturelle a ma sympathie »

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Publié le

17 septembre 2024

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Un journaliste fâché avec notre époque voit sa vie basculer, son foyer imploser, son univers se déliter à l’occasion d’un fait divers : ainsi commence le nouveau livre de Patrice Jean, un grand roman crépusculaire sur la solitude et l’effacement du monde, qui récapitule tous ses thèmes. Rencontre avec un écrivain au sommet de son art.

Quelle place ce nouveau roman tient-il au sein de votre œuvre ?

Il est difficile pour moi de le savoir, dans la mesure où nous ignorons à quelle étape du chemin nous nous trouvons. J’ose espérer que ce n’est pas un bilan, même si la deuxième partie du roman développe ce thème. Je dirai que, l’âge aidant, la tentation du regard en arrière est plus forte. Le passé se perd dans la brume, on oublie beaucoup de ce qu’on a vécu, et pourtant, on commence à comprendre ce qui s’est passé – on établit le constat d’accident qu’a été notre existence.

Pensez-vous être l’auteur d’un seul livre, avec des motifs récurrents recomposés ?

Mes romans sont des variations autour des mêmes obsessions, la fuite du temps, le peu de réalité, le désir, le progressisme, etc., ce qui corrobore l’idée qu’ils ne représenteraient qu’un seul livre. Je ne peux pas faire autrement. Je ne me vois pas écrire à partir de thèmes qui ne me tourmenteraient pas. Toutefois, chaque roman, je crois, a une tonalité propre et une structure singulière.

Qui sont les spectres du titre ?

Les personnages, par leur peu de réalité, par leurs conceptions fausses du réel, finissent par ressembler à des fantômes. Il y a aussi ce moment où le narrateur se souvient de sa jeunesse : tous les êtres qu’il a connus et qu’il ne fréquente plus deviennent, dans sa mémoire, des images, des fantômes. De surcroît, chacun des personnages est accompagné de son spectre idéal, autrement dit de l’image flatteuse qu’il entretient de lui-même et qu’il aimerait imposer aux autres.

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Y avait-il une raison particulière de prendre pour décor la ville de Nantes ?

J’avais songé à plusieurs grandes villes françaises : Paris, Lyon, Bordeaux, Nantes, etc. Une ville de province s’est imposée en raison de la personnalité du « héros », Jean Dulac. Dès lors, pourquoi pas Nantes ? Je connais cette ville, j’y suis né et j’y ai grandi. J’avais envie de jouer avec la confusion possible entre auteur et narrateur. Le roman est aussi un « hommage » à cette ville que je considère comme la mienne, même si je n’y vis plus. Enfin, Nantes, avec sa fureur d’être à la page, était le décor idéal pour infliger à Dulac toutes les rebuffades de la modernité.

D’où cette idée vous est-elle venue ?

L’épidémie naît comme une réponse à l’épidémie lexicale des mots chics et des idées moutonnières. Comme tous les grands lecteurs, et notamment ceux qui lisent les écrivains des siècles passés, toute nouveauté me monte au nez comme une moutarde avariée. D’abord, cette nouveauté ne m’en impose pas, et ensuite, elle me rebute par le goût que trop de contemporains ont pour elle. La pensée est le fruit d’un effort de longue haleine, or les nouveaux concepts, même s’ils ont parfois de la pertinence, sont brandis sans réflexion, par le simple fait que, nouveaux, ils paraissent vrais et « chics ».

Plusieurs personnages débitent ces « mots chics » à jet continu. Y êtes-vous attentif dans votre vie quotidienne, dans les affiches, les pubs, les discours ?

Je suis très attentif à tous les mots nouveaux, à toutes les nouvelles idées. Prenez la substantivation du participe « ressenti » : nous n’avons plus d’impressions ni de sentiments, mais des « ressentis ». Ma détestation a été intuitive, et immédiate, comme le rejet esthétique qu’on peut éprouver pour des « pantacourts » ou tout ce qui sent mauvais. Ce rejet est d’autant plus violent que les locuteurs qui emploient ces nouvelles expressions croient accéder, ce faisant, à je ne sais quel vocabulaire élégant et moderne. Flaubert avait recueilli des idées chics dans un catalogue, un pendant de son Dictionnaire des idées reçues. Il faudrait écrire un catalogue des mots chics.

« Plus une civilisation est évoluée, plus elle protège la solitude, et même la rend possible » Patrice Jean

Évoquons le narrateur, Jean Dulac, journaliste dans la presse locale et… ex-adhérent du PCF !

Il était important que Dulac soit en rupture de ban avec ce qu’il a été. Il s’éloigne peu à peu de tout ce qui a compté pour lui, il s’éloigne ou on l’en éloigne. Dulac m’est assez proche puisque, dans mon adolescence, je me revendiquais, comme beaucoup de jeunes gens, de gauche et même communiste. Puis j’ai grandi. Certains diront que je me suis nécrosé ! Je pense l’inverse, et le roman l’explique.

Dulac, spécialisé dans les portraits, rencontre des notabilités nantaises, y compris un évêque.

L’évêque est une figure encore plus désuète que celle de l’écrivain. Tout ce qui s’oppose à la modernité culturelle (pas médicale !) a ma sympathie. Le clerc rappelle que l’existence ne se résume pas à une réussite mondaine, qu’il y a du vide, du néant, que la vie est une épreuve, un malheur, une grâce. Le héros du roman, rejeté par tous, ne pouvait que rencontrer l’évêque de Nantes. Le directeur de son journal, en homme de son temps, ne comprend pas qu’un évêque soit une figure spirituelle plus importante qu’un rappeur, une influenceuse, une romancière à la mode.

La vie de Dulac bascule à l’occasion d’un fait divers, une sombre histoire de revenge porn, échantillon des formes prises aujourd’hui par la barbarie quotidienne…

J’ai rencontré des personnes qui directement ou indirectement avaient été victimes de ce « revenge porn ». C’est inévitable. Les nouveaux moyens numériques modifient les histoires d’amour comme les histoires de vengeance. Il y a là toute une nouvelle gamme de l’histoire des sentiments. Je m’en inspire donc. Je ne récuse pas le mot de « réalisme », sauf si l’on entend, par ce mot, une vision plate du réel. Pour moi, le réel est mystérieux et incompréhensible : un romancier doit peindre l’énigme de nos vies s’il veut prétendre au « réalisme ». Dans La Vie des spectres, j’introduis un fantôme, ce que l’on peut considérer comme contraire au réalisme. Pourtant, c’est le réel qui m’intéresse. Mes romans sont, à ma dimension, des méditations sur l’existence.

L’affaire fait exploser le foyer de Dulac, comme s’il n’y avait plus de frontière entre l’intime et le social.

L’époque favorise l’entrée de la vie publique dans la vie privée, mais la vie privée a toujours été menacée par le collectif. Je l’avais écrit dans L’Homme surnuméraire, je le pense toujours : plus une civilisation est évoluée, plus elle protège la solitude, et même la rend possible. C’est un paradoxe puisque le collectif n’a de valeur, à mes yeux, que s’il réserve des retraites, des tours d’ivoire, des instants où chacun peut se consacrer à ce qu’il aime.

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Dulac se retrouve victime d’une de ces chasses en meute typiques de notre époque. « La vertu comme prétexte à punir, torturer, humilier, broyer »

Je me méfie du « bien », je préfère ceux qui admettent leur part maudite (ou minable) à ceux qui prétendent n’être pas concernés par le mal. Certaines configurations historiques et sociales lèvent l’interdit de la violence, de la délation, du crime. Les soldats du bien, incapables de percevoir leur dégueulasserie, tuent et violent et massacrent et dénoncent et raillent et crachent en toute bonne conscience. Le christianisme, avec le péché originel, obligeait (et oblige) à circonscrire et à museler la bête sauvage qui dort (plus ou moins) dans le cœur des hommes. Mais depuis Rousseau, le progressiste s’imagine qu’en lui sommeille un chaton alors qu’il s’agit d’un tigre ou d’un vautour. D’où les massacres. D’où la délation.

Le personnage de Simon, le fils de Jean, a une grande importance dans le récit. Les rapports père/fils vous intéressent-ils particulièrement ?

Le thème de la transmission est essentiel. Sans transmission, l’humanité se dissout dans le présent, et donc, aujourd’hui, dans le divertissement et la consommation. Le but du capitalisme, c’est la production en masse de biens matériels, ce que je trouve très bien ; mais aussi la production en masse des biens du divertissement, ce qui, à terme, risque de dégrader l’être humain. Le jour où plus personne ne s’intéressera à la poésie, à Shakespeare, à Molière, à Rembrandt, à Debussy, et où la terre entière ne songera qu’à s’amuser, le dernier homme nietzschéen triomphera de l’esprit. Le triomphe de Simon est possible dans une société sans exigence spirituelle.

Écrire sur les adolescents est-il facile ?

On a l’impression que la distance qui les sépare des adultes est immense… Par ma profession de professeur, je suis en contact avec les adolescents et les jeunes adultes. Il m’arrive très souvent de leur poser des questions pour mieux les connaître, notamment quand j’écris un roman. Les adolescents de La Vie des spectres sont, je crois, très crédibles. Je les connais. Cela dit, j’aurais pu introduire, aussi, des jeunes gens remarquables, car il en existe aussi.

Quel regard portez-vous sur la période politique que nous venons de vivre ?

L’époque, là encore, me semble devenue spectrale : les progressistes prétendent que le RN est composé de fascistes, ce qu’il n’est pas (ou très peu) et par conséquent les progressistes vivent dans un monde faux, imaginaire, fantomatique. Ils rejouent, en farce, l’histoire du vingtième siècle : le « nouveau » Front populaire, les collabos, Vichy, Pétain, etc. De l’autre côté, on accuse d’antisémitisme des gens qui ne le sont pas (même s’il en est quelques-uns parmi eux). Je les crois plutôt animés d’un rejet de l’Occident dont Israël serait l’une incarnations coloniales : c’est par haine de soi qu’ils veulent la fin d’Israël, pas par haine de l’Autre. Enfin, les centristes ne sont nulle part, comme des spectres, ou ils sont partout « en même temps ». Tout ce précipité d’événements repose sur des fantasmes. Néanmoins, les fausses représentations du réel transforment le réel, un réel qui est là, dans toute sa fureur et toute sa violence.

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