« Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains », écrit Charles Péguy, et c’est cet adage, fort juste, qui conduit à présent toute réflexion prétendument réaliste en matière de morale – et donc de politique subséquemment – quoique dans un tout autre sens que celui auquel pensait Péguy. Aussi, ce n’est pas forcément un hasard si l’on attribue souvent par erreur cette sentence à Sartre, associant ainsi par analogie antonymique les « mains pures » aux « mains sales ». Pour résumer, le kantisme manchot, c’est la morale que l’on se raconte à soi, laquelle nous plaît surtout parce qu’elle ne rencontre jamais rien qui puisse la contredire, qu’elle est un idéal pur au sens le plus trivial possible, c’est-à-dire une idée qui nous passe par la tête sans plus de conséquence que cela : un fantasme.
Depuis toujours en politique on a dû se méfier d’un idéalisme qui présage de trop de tables rasées et d’un engagement où l’on cherche surtout à se perdre
Les mains sales au contraire, c’est l’engagement sartrien, l’union dans l’action d’un homme avec son idéal. C’est beau et faux comme la révolution, comme le fantasme est stérile, et réciproquement. C’est donc en travers du fantasme et de l’engagement qu’il faut gouverner, avec le réel pour seule boussole. Soit. On le sait depuis tout le temps, car depuis toujours en politique on a dû se méfier d’un idéalisme qui présage de trop de tables rasées et d’un engagement où l’on cherche surtout à se perdre, et qui nous a perdus à chaque fois qu’on a cru pouvoir tisser une fidélité ailleurs que dans les liens invisibles entre l’idéal et l’action que résume l’ordre divin : aime ton prochain comme toi-même ! Car hors lui tout est vanité, tout est fantasme, avenir incertain et menteur, pose, et subjectivité nihiliste.
Bien sûr, on peut se dire qu’il importe parfois de se salir les mains, qu’on ne fait pas de politique avec de bons sentiments, que la morale, le bien commun et tutti quanti, c’est un lieu à atteindre par-delà tous les chemins qui y mènent et qui justifie les arrangements plus ou moins délétères avec la charité immédiate ; on veut bien même avoir les mains sales non plus pour assumer son idéal, mais parce qu’il nous plaît justement d’y renoncer afin de montrer, croit-on, notre sagesse et notre anti idéalisme, et pour prouver ainsi – mais à qui sinon à nous-même ? – qu’on appartient à la caste des réalistes dont aucun mirage nouménal n’embrouille la vue.
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Voilà chose plaisante pour l’ego et de quoi en remontrer à tous les fragiles de l’univers, flippés de mal agir, et qui, si on les écoutait, ne sortiraient plus de chez eux pour rester, comme Pascal, dans leur chambre pour l’éternité. Mais la vie c’est le courage de prendre des risques, sait-on, c’est le courage de vivre, c’est la vie qui vaut le coup d’être vécue, et ainsi de suite jusqu’à Mai 68. Peut-être, en effet, mais ça ne change absolument rien au fait qu’on a désormais, de ce point de vue, les mains sales par idéal, et qu’au prétexte de balayer Kant et sa morale précautionneuse, on s’est juste furieusement rallié aux billevesées d’un existentialisme de sous-préfecture, à peine susceptible d’émoustiller une étudiante d’hypokhâgne un peu nulle en philo.
À la faveur de l’épidémie on a pu apprendre, au cas où on ne le savait pas déjà, que l’on touche son visage plusieurs centaines de fois dans la journée. C’est à méditer dans la mesure où ceux qui sont prêts à se salir les mains ne pourront éviter de barbouiller leur visage de crasse qu’à la condition de n’avoir pas de face.