Dans les coulisses du pouvoir, une ombre grandit. Celle d’un scénario que peu de stratèges du Rassemblement national osaient envisager il y a encore quelques mois : l’inéligibilité de Marine Le Pen. Une éventualité que la justice française pourrait consacrer le 31 mars prochain, si elle suit les réquisitions du parquet dans le cadre de l’affaire des assistants parlementaires européens. Une peine « avec exécution provisoire » est sur la table, synonyme d’exclusion immédiate de la course à l’Élysée.
La mécanique judiciaire s’est enclenchée il y a bientôt huit ans. L’affaire concerne l’emploi présumé fictif d’assistants parlementaires européens au profit du Front national (devenu RN). Une enquête d’apparence technique, administrative, mais dont la portée est surtout politique.
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Et la jurisprudence ne semble pas tendre vers une telle rigueur. François Fillon, condamné à une peine de prison ferme pour détournement de fonds publics, n’a jamais été frappé d’une inéligibilité immédiate. Quant à Nicolas Sarkozy, lourdement condamné dans l’affaire Bygmalion, il conserve théoriquement ses droits civiques. Pourquoi alors l’inflexibilité soudaine vis-à-vis de Marine Le Pen ? À cette question, les juristes répondent prudemment ; les citoyens, eux, doutent.
Il y a dans cette affaire un relent de justice politique. « La démocratie, c’est la confrontation des projets, non l’élimination des adversaires », écrivait Raymond Aron dans L’Opium des intellectuels. En visant directement la candidate d’un parti qui réunit plus d’un tiers des électeurs, la justice prend le risque de substituer à la légitimité populaire une légitimité technocratique. Une démarche à double tranchant, qui pourrait consacrer non l’effacement du RN, mais sa mue en force de rupture contre « le système ».
Quand l’opposition devient une menace, on ne la combat plus à armes égales. On l’isole, on la juge, on la neutralise.
Dans l’immédiat, c’est Jordan Bardella, jeune président du RN, qui se retrouve sous le feu des projecteurs. Lui que Marine Le Pen n’a jamais envisagé comme dauphin, mais plutôt comme étendard provisoire, pourrait devoir assumer le rôle du prétendant. Dans les rangs du parti, beaucoup doutent encore de sa capacité à « incarner ». ??Mais la question dépasse sa personne. Elle touche à une faille béante de la démocratie française : son rapport à l’alternance. Quand l’opposition devient une menace, on ne la combat plus à armes égales. On l’isole, on la juge, on la neutralise. C’est un vieux réflexe de la Ve République, né du gaullisme tutélaire et du refus de toute véritable dialectique démocratique. Mais ce réflexe est usé. Et dangereux.
Les plus lucides des intellectuels, de Camus à Simone Weil, savaient que le totalitarisme commence toujours par la prétention morale de disqualifier l’autre. C’est ainsi que se ferment les bouches et que s’effacent les bulletins. L’inéligibilité judiciaire devient alors l’équivalent contemporain du bannissement antique, cette mesure prise par les cités grecques pour se protéger de ceux dont la popularité devenait trop dangereuse pour l’ordre établi. Ostraciser Marine Le Pen, c’est répéter les erreurs du passé, en croyant conjurer l’histoire.
En 2022, elle avait recueilli 13 millions de voix au second tour de l’élection présidentielle. En 2024, son parti a frôlé les 33 % aux législatives. Quelle institution démocratique peut se permettre d’ignorer un tel électorat ? Et surtout : à qui profitera cette mise à l’écart ? À la République, ou à ses fossoyeurs ?
Certains évoquent déjà l’« effet martyr ». À l’image de Jean-Marie Le Pen, qui avait su transformer chacune de ses condamnations en carburant politique, Marine Le Pen pourrait renaître dans l’épreuve. Non pas elle-même, peut-être, mais à travers un mouvement durci, radicalisé, plus hostile encore aux institutions. La logique judiciaire, en croyant résoudre un problème politique, pourrait bien en créer un plus grand encore.
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Ce n’est pas la première fois que la République tente d’éteindre un incendie par l’interdit. En 1965, le général de Gaulle dut affronter François Mitterrand, alors qu’il pensait n’avoir face à lui que le silence. En 1981, la gauche était qualifiée d’anti-républicaine. En 2002, Jean-Marie Le Pen était présenté comme un accident de l’histoire. En 2027, Marine Le Pen pourrait ne pas être là – non pas par choix, mais par injonction.
Rien n’est encore joué. Le verdict n’est pas tombé. Mais si la France persiste à se croire immunisée contre le suffrage, elle pourrait bien découvrir qu’un peuple frustré de son vote n’oublie jamais. Comme l’écrivait Tocqueville : « Il n’y a rien de plus dangereux qu’un peuple à qui on a appris à désirer la liberté, et à qui on la refuse. »