Pourquoi l’écrivain français le plus célèbre s’engage contre la légalisation de l’euthanasie ?
Michel Houellebecq : Ce n’est pas très intéressant comme question. Les gens les plus engagés, pour ou contre l’euthanasie, le sont pour des raisons privées, pour un décès qu’ils ont connu, qui les touchait de près. La grande majorité ne se positionne pas pour des raisons religieuses ni philosophiques, en tout cas les plus convaincus dans un sens ou dans l’autre le sont toujours en raison d’un souvenir personnel, selon la manière dont s’est passée l’agonie d’un proche. C’est mon cas aussi, et c’est dur d’y échapper car si on a le malheur de vivre vieux, on y est forcément confronté un jour. Je suis dans le même cas que tout le monde. En revanche, il y a une question intéressante, c’est celle que m’a posée Raphaël Enthoven, partisan de l’euthanasie, lors d’un débat : « Pourquoi êtes-vous contre alors que vous ne croyez à rien?»Sous entendu, vous qui ne croyez pas en Dieu. Effectivement, c’est la question que les gens se posent, et c’est une question difficile. Et donc, comme je suis avec des responsables religieux, je vous demande à mon tour si vous êtes opposés à l’euthanasie pour des raisons liées à votre foi, pour des raisons personnelles, ou pour les deux ?
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Haïm Korsia : Je pense que la grande ligne de fracture se situe entre ceux qui en parlent en théorie et ceux qui ont vécu des choses. Le problème, c’est qu’on peut accompagner deux décès diamétralement opposés. J’ai enterré une dame il y a une heure et c’était, il n’y a pas d’autres mots, lumineux. Elle était sereine et rendait sereine tout le monde. Elle diffusait l’apaisement et ce sentiment d’avoir fait ce qu’elle devait faire dans sa vie. Lorsqu’elle a découvert le diagnostic qui lui a finalement été fatal, elle aurait pu décider d’arrêter il y a un mois et on aurait privé sa famille de ces instants incroyables. Et la semaine prochaine, je vais accompagner une autre personne mais ce sera plus douloureux, plus difficile. Elle sera apaisée avec la sédation profonde, continue et irréversible, fille de la loi Claeys-Leonetti de 2016. Si ce n’est qu’une question d’expérience, alors on peut changer d’avis du jour au lendemain et cela m’inquiète. Je pense qu’il y a une vérité. Si c’est le cas, alors elle ne peut pas changer tous les jours. Or depuis 2005 et la loi Leonetti, on nous affirme à chaque fois que cela revient dans le débat, « c’est le dernier coup, promis on n’ira pas plus loin ». Or il n’y a pas plus loin que « plus loin » car au bout d’un moment, on tombe dans le ravin. Où nous arrêterons- nous ? À chaque fois, on nous dit : là, c’est vraiment l’exception, l’ultra- exception de l’exception. Mais c’est la théorie des dominos.
Elle sera apaisée avec la sédation profonde, continue et irréversible, fille de la loi Claeys-Leonetti de 2016. Si ce n’est qu’une question d’expérience, alors on peut changer d’avis du jour au lendemain et cela m’inquiète.
Haïm Korsia
Et vous allez voir : peu importe ce qui sortira de ce projet de loi, ceux qui sont « pour » trouveront que nous ne sommes pas allés assez loin. Mais c’est vrai que les idées fondées sur une expérience, font relativiser et appellent à la modestie. Pour revenir à votre question : croire ou ne pas croire en Dieu pour être pour ou contre l’euthanasie. Je vous réponds qu’on croit à l’humain. Et l’humain a ses invariants. J’estime qu’ils sont marqués dans la Bible, mais si on ne veut pas croire en la Bible, chacun est libre, cela ne me gêne pas. Et donc, il n’y a pas de raison que je ne crois pas dans la solidarité, dans la fraternité, dans la présence, dans l’accompagnement, dans le fait qu’on n’ait pas à souffrir. D’ailleurs il nous a fallu du temps pour oser dire, nous les religieux, qu’il n’y a aucune glorification à souffrir. Et pourtant, c’est écrit depuis deux mille ans dans le Talmud. Il y a un rabbin magnifique, extraordinaire, qui dit : « Je ne veux ni la souffrance de la vie, ni la souffrance de la délivrance. » Vous n’avez pas besoin de croire en Dieu pour être contre l’euthanasie. Vous croyez en l’humain, vous croyez en des valeurs partagées par une société qui s’appelle la France. En France, les invariants sont l’interdiction de la commercialisation du corps, le respect de la dignité humaine et toutes ces lois collectives qu’on accepte, même si on les transgresse. Avec l’euthanasie, on voudrait faire en sorte que les dérives des uns deviennent la règle pour tous. Une loi existe, elle peut être difficile à respecter et si vous la transgressez, c’est votre choix. Mais vous ne défaites pas la société. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on veuille des exceptions à la règle. Et ça, il faut être capable de le dire avec nos mots.
Michel Houellebecq : En repensant à ce dialogue, j’ai l’impression qu’effectivement, l’idée qui puisse y avoir une morale sans fondement religieux est pratiquement devenue incompréhensible à nos contemporains. Et j’ajoute que quand même Raphaël Enthoven a écrit un livre sur Kant. Et Kant a fait un travail intellectuel énorme pour essayer de détacher la morale de tout fondement religieux, alors qu’il était lui-même croyant.
Haïm Korsia : Étonnamment, je suis plutôt du côté de Spinoza, qui a contesté Kant, sur le fait que la morale ne peut pas empêcher l’humanité. Kant dit:«Tu ne mentiras pas» en le présentant comme un absolu. Or, il y a des moments où il vaut mieux ne pas dire toute la vérité.
Michel Houellebecq : Oui, alors là, je suis moins d’accord avec Kant effectivement.
Haïm Korsia : Donc disons que nous sommes au moins deux spinozistes ici.
Pierre Vivarès : On va dire qu’on est spinozistes. Mais sur le fait religieux, il faut quand même se rappeler que toutes les lois depuis cinquante ans appartiennent à une anthropologie. C’est une nouvelle anthropologie qui est en rupture par rapport à une ancienne anthropologie. Or toute anthropologie est une théologie, parce que dire qu’on ne se réfère pas à Dieu est un discours théologique. Et une théologie promeut une anthropologie. Il y a une anthropologie musulmane, juive, chrétienne, qui est promue par l’idée de Dieu que nous avons. Vouloir séparer le religieux du non-religieux me paraît absurde. Aujourd’hui notre société fabrique, on va dire, une «athéologie », comme dirait l’autre dans son traité [le Traité d’athéologie de Michel Onfray, ndlr]. Dire qu’il n’y a pas de Dieu induit une anthropologie individuelle où chacun va revendiquer des droits pour soi. Pour revenir sur l’expérience, j’ai connu dans ma famille deux exemples opposés : une fin de vie paisible, lumineuse, joyeuse, rayonnante, nourrissante et une fin de vie atroce, longue, pénible, souffrante. Donc, je m’interdis de partir d’une expérience personnelle pour réfléchir sur le sujet. Il faut partir d’un fait sociétal. La loi sur l’euthanasie est assez similaire de celle sur le travail du dimanche.
Toute anthropologie est une théologie, parce que dire qu’on ne se réfère pas à Dieu est un discours théologique.
Pierre Vivarès
C’est à dire : j’ai le droit de travailler le dimanche or, si tout le monde a le droit de travailler le dimanche, il n’y a plus de repos dominical ou de repos sabbatique, donc la société s’effondre. L’argument que l’on entend repose sur l’idée qu’un droit n’enlève rien aux autres : j’ai le droit de me marier avec quelqu’un de mon sexe, j’ai le droit de demander la mort parce que je souffre trop. Mais comme disait Thomas Merton : « Nul n’est une île ». Et je rejoins Haïm dans le fait que c’est toute l’incidence sociale d’une décision individuelle qui va être remise en cause par des lois qui veulent rendre service à des individus. Enfin, l’autre aspect est économique. Voltaire était contre le repos dominical pour des raisons économiques. On a vu tout au long du XXe siècle les mêmes attaques sur tous les fondements d’une société telle qu’elle était conçue par le judéo-christianisme. On attaque sur la base du fondement économique parce que quand il n’y a plus de référence morale, il n’y a plus que l’argent qui gouverne. L’argent devient le principe final. Il y a aujourd’hui dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, comme le Canada, un business de la mort. Autant le XXe siècle s’est attaqué au communisme, autant le XXIe devrait s’attaquer au capitalisme.
Haïm Korsia : Je ne suis pas du tout d’accord. Il ne faut pas s’attaquer au capitalisme mais à l’argent-Dieu, c’est différent. Vous avez toutefois raison sur l’aspect économique. J’ai été sidéré de recevoir, comme tous les responsables religieux de France, une lettre d’une mutuelle santé accompagnée d’une autre lettre d’une dame habitant à Reims, demandant la mort. La lettre était évidemment touchante mais pour une mutuelle, pousser l’euthanasie, c’est nécessairement chercher à faire des économies, ou du cost-killing… Et vous parliez du Canada. En effet, il y a une étude effrayante qui montre que ceux qui recourent à l’euthanasie sont les plus pauvres. On leur dit, non seulement vous n’avez pas un rond, mais en plus vous nous coûtez cher. Vous imaginez la violence ? Pour revenir à cette mutuelle, les cultes ont adressé une réponse collective pour lui demander d’avoir au moins le courage de reconnaître que ses motivations étaient financières. Ne me racontez pas que vous voulez protéger le droit, la liberté, le choix… Tout cela n’est que de l’esbroufe. Maintenant, mon Père, sur le travail dominical, je suis d’accord et pas d’accord. Déjà, je ne suis pas d’accord parce que c’est Shabbat, mais peu importe. [Rires]
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Pierre Vivarès : On peut l’appeler Shabbat.
Haïm Korsia : Je plaisante. J’aime les choses carrées. Si on me dit : pas de travail le dimanche, je suis d’accord, car cela structure le temps. Mais quand vous dites « pas de travail le dimanche », alors que vous voulez quand même acheter votre baguette, cela implique nécessairement que les boulangeries soient ouvertes. Vous voulez aller au cinéma ou au théâtre et vous voulez que les métros roulent. Donc en fait, vous ne voulez pas de travail, mais que certains travaillent quand même.
Michel Houellebecq : C’est vrai que le Shabbat est plus radical.
Haïm Korsia : Oui c’est radical, parce qu’il n’y a que l’urgence qui permet le travail. J’ai réfléchi avec une personne formidable, la psychanalyste et essayiste Marie Balmary qui a notamment écrit Le Sacrifice interdit, une réflexion sur le sacrifice d’Isaac qui n’a pas lieu, à ce qu’était aujourd’hui le non-travail dominical. Eh bien ça ne peut pas marcher. On partage l’arrêt du temps mais on veut quand même aller faire ses courses. Car quel autre jour peut-on y aller ?
Michel Houellebecq : Moi, je serais assez d’accord pour qu’on ferme tout.
Haïm Korsia : Oui, mais attendez. Avec Marie Balmary, nous avons eu une autre idée. Avant de vouloir fermer les magasins, fermons ce qui est commercial chez nous. Il faudrait déjà être capable de se retrouver lors des repas dominicaux en famille sans téléphone portable. Il faudrait une diète numérique comme nous l’avons appelée, c’est-à-dire retisser des liens dans notre proximité immédiate : notre famille, nos proches, nos amis, celles et ceux qu’on invite à notre table. Regardez sur nos tables : il y a la cuillère en haut, la fourchette à gauche, le téléphone puis le couteau à droite.
Michel Houellebecq: Vous avez remarqué, je n’ai pas posé le mien sur la table.
Haïm Korsia: Moi non plus! Michel Houellebecq: Et ça, c’est quoi? Ah non, ce n’est pas à vous.
Haïm Korsia : Non, mais sérieusement, notre idée, c’est d’arriver à du possible et pas à du théorique. La théorie, c’est personne ne travaille. La réalité, c’est qu’au moins, on puisse faire une petite baisse de la pression du monde sur nous dans ce Shabbat du dimanche.
Pierre Vivarès : J’aimerais rebondir sur ce que vous avez dit sur la souffrance, parce que la question de l’euthanasie, c’est quand même la question de la souffrance, fondamentalement.
Haïm Korsia : Oui, et la loi Claeys- Leonetti y répond parfaitement.
Pierre Vivarès : Oui mais il y a peut- être quelques maladies comme la maladie de Charcot qui résistent.
Michel Houellebecq : Alors non, en fait. Le spécialiste français de la maladie de Charcot, même mondial, m’a envoyé une chronique qu’il avait écrite car il en avait un peu assez qu’on cite la maladie de Charcot comme l’exemple typique de maladie incurable alors qu’il consacrait sa vie à chercher des traitements. Et donc je lui ai demandé s’il y avait des souffrances insoutenables, il m’a répondu que non, pas particulièrement. Ce n’est pas une maladie qui fait horriblement souffrir. C’est une maladie qui est très pénible dans son évolution, qui crée des dégradations de facultés qui sont très difficiles à supporter, mais ce n’est pas la souffrance physique en elle-même qui est insupportable.
L’euthanasie est tout sauf un sujet de spécialistes. Tout le monde va être confronté à l’agonie d’un proche. Tout le monde.
Michel Houellebecq
Haïm Korsia : Je ne suis pas là pour mesurer la souffrance. Si quelqu’un me dit qu’il souffre et que l’on n’arrive pas à le soigner, il faut pouvoir soulager la douleur en passant à la phase de sédation profonde, continue et irréversible.
Michel Houellebecq : Ah non.
Haïm Korsia : Oui, je sais que vous ne l’aimez pas celle-là.
Michel Houellebecq : Je tiens à insister là-dessus parce qu’il y a plein de mots. Profonde, oui. On comprend bien pourquoi une sédation par moments doit être profonde, c’est parce que la douleur est si violente qu’il n’y a pas d’autre moyen que d’annuler complètement la conscience. Continue, je ne vois pas pourquoi. Une sédation normale, on sédate un certain temps. Après on arrête, et on voit si la souffrance revient.
Haïm Korsia: On a déjà fait des tentatives de sédater, comme vous dites, et de revenir. Donc on était déjà dans le continu réversible. Mais quand on voit qu’il n’y a plus rien à faire, là, on passe à autre chose, mais avec le but de toujours soigner une souffrance.
Michel Houellebecq : Il n’y a pas que ça dans la loi Claeys-Leonetti. Il y a aussi le troisième mot, irréversible. L’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation.
Haïm Korsia : C’est un soin.
Michel Houellebecq : Non, je ne vois pas en quoi c’est un soin. Je suis désolé, je ne vois pas. Ce n’est absolument pas un soin. Je ne comprends pas la différence morale entre injecter un produit létal et arrêter de nourrir la personne. Séparer les deux me paraît être une hypocrisie pure et simple.
Haïm Korsia: Pardon, mais il n’y a pas d’hypocrisie. Il y a une intention première. L’intention première, c’est de vouloir faire en sorte que cette personne ne souffre pas.
Michel Houellebecq : Pourquoi arrêter l’alimentation et l’hydratation ? Pourquoi faire mourir la personne ?
Haïm Korsia : Non, ce n’est pas faire mourir.
Michel Houellebecq : Si, c’est faire mourir.
Haïm Korsia : C’est plutôt ne pas s’acharner à maintenir ses capacités dans la durée, alors que dans cette durée, il n’y a plus rien d’effectif. En réalité nous sommes déjà dans un temps d’acharnement thérapeutique. Quand 76 % des gens vont mourir à l’hôpital, c’est qu’on est déjà dans l’acharnement thérapeutique parce qu’ils pourraient très bien s’éteindre chez eux. Peut-être qu’en réalité, les familles n’aiment pas avoir papi et mamie qui meurent à la maison, je le conçois, mais 80 % des gens rêvent de mourir chez eux. Et le résultat, c’est 76 % à l’hôpital ! Cela doit quand même faire réfléchir. On devrait être capable de trouver d’autres moyens, notamment des moyens de soins d’accompagnement à domicile et pas en HAD. Par exemple, Visitatio est un projet merveilleux qui engage des bénévoles à retisser ce lien vicinal du village, du quartier, où ce sont les gens autour de vous qui vous accompagnent.
C’est plutôt ne pas s’acharner à maintenir ses capacités dans la durée, alors que dans cette durée, il n’y a plus rien d’effectif. En réalité nous sommes déjà dans un temps d’acharnement thérapeutique.
Haïm Korsia
Michel Houellebecq : Oui pour les soins palliatifs à domicile mais vous savez, quand quelqu’un meurt près de soi, on peut être confronté à beaucoup de questions difficiles. La pire, c’est celle de l’euthanasie : « Est-ce que vous voulez qu’il meure ou pas ? » Mais on peut aussi avoir : « Vous voulez qu’on essaye de le ramener chez lui ? Vous savez, ça va être moins sûr que l’hôpital. Il a davantage de risques de mourir. » Et c’est vrai. Mais en même temps il a très envie de rentrer chez lui, il a toujours dit qu’il voulait mourir chez lui, vous le savez bien, le médecin le sait aussi, et maintenant il n’est plus en état de se prononcer. Alors vous êtes le fils, vous décidez quoi? Ou bien : est-ce qu’on tente telle ou telle opération chirurgicale, sachant qu’il risque d’y rester ? Et ces questions, il faut y répondre. C’est pourquoi l’euthanasie est tout sauf un sujet de spécialistes. Tout le monde va être confronté à l’agonie d’un proche. Tout le monde.
Haïm Korsia : En tout cas, les Hollandais âgés qui sont plus malins que nous passent la frontière et s’installent en Allemagne pour ne pas risquer de tomber sous le coup de la loi qui peut faire en sorte de les euthanasier un peu à l’insu de leur plein gré, si j’ose dire.
Pierre Vivarès : Les riches Hollandais alors.
Michel Houellebecq : Est-ce que vous voulez ça pour la France ?
Haïm Korsia : Non!
Pierre Vivarès : Je crois que nous sommes tous d’accord.
Haïm Korsia : On sait déjà ce qu’on a perdu quand on a envoyé tous les protestants en Hollande. On ne va pas recommencer…
Michel Houellebecq : Ah la révocation de l’Édit de Nantes, c’est un autre débat… Pour ou contre ?
Haïm Korsia : Ne trouvez-vous pas étrange qu’on commence à parler de la fin de vie alors qu’il y a tellement de sujets plus fun sur lesquels vous avez une vraie expertise, comme les Jeux olympiques. Vous ne voulez pas qu’on en parle un peu ?
Pierre Vivarès : Justement à propos de Jeux olympique, il y a quelque chose de paradoxal. Notre société n’arrête pas d’organiser des événements pour créer du lien. C’est l’homo festivus de Philippe Muray. Créer du lien, faire la fête, être heureux ensemble. Anne Hidalgo sera la grande prêtresse de cet homo festivus. Et au même moment, on s’apprête à voter une loi sur l’euthanasie. Mais justement, ce dont on parle dans l’euthanasie, c’est du lien. Du lien qu’on peut avoir avec un membre de notre famille, avec un proche, avec un ami, avec une personne seule, avec une vieille dame de ma paroisse qui n’est plus visitée que par des bénévoles et qui est en fin de vie. Et cette vieille dame n’a plus que quelques personnes, généreuses et au service, qui vont l’accompagner. Ce lien est fondamental, car nous sommes humains que parce que nous sommes liés. Or l’euthanasie propose de couper le lien de manière violente : c’est un suicide. Et le suicide est toujours un meurtre de masse. Le suicide tue tout le monde autour de soi. Soi-même et tous les autres. C’est une rafale de kalachnikov sur toute une famille et sur tout un groupe d’amis. C’est cela qu’on va promouvoir. Même si c’est un stade très avancé de maladie ou de l’âge, ça reste un suicide.
Michel Houellebecq : C’est pire.
Pierre Vivarès : Ah, rassurez-moi…
Michel Houellebecq : Regardez l’article 11 : « L’administration de la substance létale est effectuée par la personne elle-même. Lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, l’administration est effectuée, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsqu’aucune contrainte n’y fait obstacle, soit par le professionnel de santé présent. » On passe du suicide au meurtre assez facilement tout de même.
Haïm Korsia : C’est terrible.
Michel Houellebecq : Bon ensuite, dans le chapitre 2, article 6 : « Pour accéder à l’aide à mourir, une personne doit répondre aux conditions suivantes : 1- être âgé d’au moins 18 ans. » Là, je trouve que c’est bien. Quand je lis ça, je me dis que le risque de dérive est quand même faible. C’est un article de loi qui tient en quelques mots qui sont clairs, il me semble. Si j’étais spécialiste en droit, je ne verrais pas comment contourner cet article. Par contre, sur la question de savoir qui administre l’euthanasie, là on peut contourner.
Haïm Korsia : Faire administrer quoi que ce soit de létal par des proches, c’est rentrer dans ce risque majeur de culpabilisation sur deux ou trois générations.
Michel Houellebecq : Je crois que je préfère encore les proches qu’un médecin, si je peux me permettre.
Haïm Korsia : Le sentiment de culpabilité pour le médecin est aussi celui de sa conscience. Celui des proches, il est celui d’avoir tué papi ou mamie ou papa ou maman. Ce n’est pas la même chose.
Michel Houellebecq: Eh bien justement, je trouve que c’est bien que les proches se sentent coupables, parce qu’ils le sont.
Haïm Korsia : De mon point de vue, c’est horrible.
Michel Houellebecq : Parce que ça commence à m’énerver les proches, si vous voulez. On a ça tout le temps. Les proches qui disent : «Il m’a toujours dit qu’il ne voulait pas être un légume. » Moi, j’ai envie de leur répondre : Allez-y, je vous donne le poison. Faites-le. Faites le sale boulot. Ne demandez pas à un médecin de le faire, faites-le vous-même. S’il y a besoin d’une injection, on va vous donner un petit cours de deux heures, mais vous le ferez vous-même. Il n’y a aucune justification à demander au médecin de commettre un meurtre, doublé d’un parjure direct, une violation évidente du serment d’Hippocrate. Que les gens soient responsables de leurs décisions.
Haïm Korsia : On ne peut pas fragiliser toute la société en projetant cette responsabilité sur les proches. Si c’est un geste bon, il doit être effectué par le personnel de santé. Et si c’est un geste moins bon, au point que le personnel de santé ne puisse pas le faire, je ne vois pas pourquoi la famille, les proches ou la personne pourraient le faire. En revanche, on dirait : « Faites la sédation profonde continue irréversible » et que la famille puisse aider, accompagner… Là, personne n’a tué personne. Là, on sait où on va arriver.
Faire administrer quoi que ce soit de létal par des proches, c’est rentrer dans ce risque majeur de culpabilisation sur deux ou trois générations.
Haïm Korsia
Michel Houellebecq : Là, ce qui tue, c’est le refus d’alimenter la personne…
Haïm Korsia : Non franchement, ce n’est pas une alimentation. Il ne s’agit pas de dire: « Je ne donne plus à manger, tu vois passer les hamburgers et tu ne les manges pas. » Ce n’est pas comme ça. Quand un patient est perfusé, il n’est pratiquement plus conscient. On fait en sorte de ne pas le maintenir artificiellement. En fait, il s’éteint lentement…
Michel Houellebecq : D’abord, ce n’est pas si artificiel que ça. Moi, j’ai rendu visite dans le cadre de l’écriture de mon roman Anéantir à une femme dont le mari n’était pas dans une institution spécialisée, ils vivaient ensemble, et à la suite de son AVC il fallait l’alimenter…
Haïm Korsia : Avec alimentation injectée
Michel Houellebecq : Non, pas injectée. Il ne s’agissait ni d’injections, ni de perfusions. C’était un dispositif connecté sur l’estomac, il fallait renouveler les doses de temps en temps. Et la femme pouvait le faire elle-même, sans faire appel à une aide- soignante ni à personne. Ce n’était pas un traitement spécialement lourd. Il ne faut pas croire ça.
Haïm Korsia : Je vous parle des gens qui sont alimentés par perfusion. S’ils le sont, c’est qu’ils ne peuvent plus rien ingurgiter.
Michel Houellebecq : Oui, c’était une personne qui ne pouvait plus rien ingurgiter, mais je le répète il ne s’agissait pas de perfusions, ce n’était pas très handicapant, plutôt moins que le fauteuil roulant en réalité, parce qu’il était très volumineux.
Haïm Korsia : Pour moi, c’est une forme d’acharnement thérapeutique.
Michel Houellebecq : Dans ce cas précis, cela faisait trois ans que sa femme l’alimentait de cette manière.
Haïm Korsia : Je ne dis pas qu’il faut arrêter toute personne alimentée artificiellement. Je dis que dans le cas où c’est la fin, cela ne sert à rien d’entretenir le carburant, je dirais, pour quelque chose qui fait encore plus souffrir.
Michel Houellebecq : Non, ça ne fait pas plus souffrir, déjà. Bon, là il ne s’agissait pas d’une personne en fin de vie, mais d’une personne lourdement handicapée, quelqu’un dans le même cas que Vincent Lambert, pour situer. Mais si c’est la fin, si la personne va mourir de toute façon, pourquoi la priver de manger ? Parce que de toute façon, elle va mourir. Il y a une absurdité. Moi, je dis que c’est une euthanasie lente. On n’aurait jamais dû accepter cette loi.
Haïm Korsia: Oui mais elle est là.
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Michel Houellebecq : Il faut revenir là-dessus. Cette idée qu’une loi dite de « progrès » ou « d’avancée sociétale » est irréversible ne me convient pas. Par exemple, à titre personnel je suis favorable à l’avortement. Mais cela dit, j’étais très content quand la Cour suprême américaine a cassé l’arrêt Roe vs Wade. Ça prouvait qu’on peut revenir sur une loi. Ce n’est pas un processus irrémédiable. Le fait qu’on puisse revenir sur une loi qui a déjà été votée, c’est essentiel pour la démocratie quand même.
Haïm Korsia : Vous pouvez, mais cela serait difficilement compréhensible par la société. Je vous comprends parce qu’au fond, vous posez la question de l’expérimentation de la loi. Si on fait une expérience, on doit être capable de dire : « Non, ça ne marche pas. » Mais on voit bien que toutes les expérimentations passent à la généralisation.
Michel Houellebecq: Les Américains y arrivent en tout cas. À changer d’avis. Être incapable d’expérimenter et de changer d’avis ne me paraît pas un signe d’intelligence.
Pierre Vivarès : La question reste les fondements. Dans la mesure où il n’y a pas de fondements, ça peut effectivement varier, être voté, puis annulé, puis on revient, on remet en place. Nous sommes à l’ère des sociétés post-religieuses. Avant, il y avait un socle religieux. Aujourd’hui, notre société post-religieuse n’a plus de socle. On peut s’appuyer, comme vous le disiez, sur le socle de l’humain, les incontournables de l’humain : la dignité, la non-commercialisation du corps, toutes ces choses-là qui sont des impératifs catégoriques, pour revenir à Kant. Mais encore faudrait-il les enseigner ? Vous croyez que nos lycéens sont instruits sur des socles ?
Michel Houellebecq : Ça, c’est absolument vrai. C’est-à-dire que mes contemporains manifestent, par leur indifférence au débat, non seulement qu’ils ont perdu toute référence religieuse, mais qu’ils ont aussi perdu la quasi-totalité des références philosophiques. Parce que quand même, une immense majorité de philosophes, toutes obédiences confondues, se sont prononcées contre le suicide. Hormis les stoïciens et les utilitaristes anglais, tous les autres sont contre. Donc, c’est tout un bagage intellectuel qu’on jette, là.
Haïm Korsia : Sauf qu’une valeur philosophique n’est pas faite pour les philosophes. Si le peuple n’intègre pas les valeurs philosophiques pour en faire des valeurs intrinsèques à la société, c’est que les philosophes, les sages, les sachants, nous, n’avons n’a pas su faire le job.
Michel Houellebecq: Non, mais il y a les enseignants aussi.
Haïm Korsia : On ne peut pas tout faire peser sur l’école…
Pierre Vivarès : Il y a aussi un climat philosophique. À la fin du XVIIIe siècle, il y a eu toute une vague de suicides de jeunes gens éclairés par les Lumières…
Haïm Korsia : C’était après le Werther de Goethe qui a créé une vague…
Pierre Vivarès : Parce qu’il y avait un laisser-aller philosophique. Des gamins de vingt ans rédigeaient des grandes tirades en 1775, pour dire que la vie est absurde. Puis se suicidaient. L’Église les faisait pendre par les pieds pour les punir parce qu’ils avaient commis un meurtre contre eux-mêmes – ce qui permettait de tenir un peu les Parisiens.
Haïm Korsia : Pendant la guerre de 14, ceux qui se rataient en essayant de se suicider, on les remettait sur pied pour pouvoir mieux les fusiller après, parce qu’ils avaient porté atteinte au corps de l’armée. Ils n’étaient qu’un outil. Et c’est amusant, enfin assez tragique, parce que le suicide des officiers a toujours été plus valorisé que le suicide des soldats. Le suicide des soldats, c’est un vol du matériel de l’armée. Le suicide d’un officier, c’est digne et honorable. Je trouve que cela est très injuste.
Pierre Vivarès : La mort qui lave… Mais comme on n’a plus de bases philosophiques à notre époque, hormis quelques « valeurs » républicaines. Les valeurs, c’est comme la bourse, ça monte et ça descend, bref ça ne veut rien dire. Et comme il n’y a plus ce socle philosophique, il ne reste que les revendications individuelles. J’ai envie de mourir, donc j’ai le droit de mourir. Or, cette somme de revendications individuelles ne fait pas, ne fait plus société.
Michel Houellebecq : Je dirais que c’est un peu pire. Le suicide n’est pas un interdit, je le rappelle.
Haïm Korsia : Mais ne pas venir en aide à quelqu’un qui tente de se suicider est considéré comme non-assistance à personne en danger. Donc, vous, vous pouvez faire ce que vous voulez, mais moi, je ne peux pas vous laisser faire.
Michel Houellebecq : Oui, d’accord. Mais là, les gens veulent mourir et en plus, ils demandent à la société de les tuer. Comme un service qu’on leur doit. En fait, ça me répugne un peu, pour être honnête. Les gens s’infantilisent eux-mêmes à un point hallucinant. Ils disent : « Il faut me tuer maintenant, j’ai le droit à être tué. »
Haïm Korsia : Ils ne disent même pas: « Il faut me tuer. » On leur suggère qu’il serait quand même mieux compte tenu de la situation, qu’ils se suicident ou qu’ils nous demandent gentiment de le faire. On culpabilise ceux qui ne le demanderaient pas.
Comme il n’y a plus ce socle philosophique, il ne reste que les revendications individuelles.
Pierre Vivarès
Michel Houellebecq : Vous anticipez. À l’heure actuelle, ce sont les gens qui demandent, qui exigent de la société l’aide à mourir. Mais vous n’anticipez pas beaucoup, j’en ai bien peur.
Pierre Vivarès : C’est l’État- Providence…
Michel Houellebecq : Oui, mais enfin, ça suffit. Que les gens aient un peu le courage de leurs décisions.
Haïm Korsia : Par deux fois, on le retrouve dans le livre de Jonas. Jonas morigène Dieu en lui disant : « Je préfère mourir que vivre ! »
Pierre Vivarès : C’est aussi les copains de Job qui lui disent : « Maudis Dieu, et meurs ! » Cette phrase est terrible. C’est un peu ça, l’euthanasie. Et dans cette attitude de Job qui refuse la mort et qui met toujours son espérance dans la vie, il y a cette espèce de radicalité de l’humanité qui se bat pour vivre. Je lisais qu’environ 80 % des gens ayant écrit des directives anticipées refusent au moment de passer à l’acte. Ils se disent que non, finalement, ils ne vont pas y aller. Comme cette dame qui était pour l’euthanasie, qui devait y recourir depuis cinq ans mais qui chaque année y renonce parce que finalement, une fleur d’oranger, ça reste jolie.
Haïm Korsia : Il n’y a que 2 % des Français qui ont fait ces directives anticipées. C’est anecdotique.
Michel Houellebecq : Si on regarde du côté des États-Unis par exemple, l’euthanasie est un sujet de débat et la controverse va durer longtemps parce que c’est vraiment État par État que la décision est prise. En fait, tous les autres États ont recopié la législation de l’Oregon, à quelques détails près. Ce n’est pas de l’euthanasie mais du suicide assisté : on fournit le produit, et c’est tout. Et il y a une statistique qui est troublante, à propos du nombre de personnes qui, au bout d’un an, n’ont pas pris le poison : entre un tiers et la moitié, selon les États. Ce n’est pas anecdotique. Ils ont le poison chez eux, ils le mettent sur une étagère j’imagine, et ils ne le prennent pas. Au bout d’un an, ils sont toujours vivants. Alors qu’ils ont eu du mal à avoir le poison, c’est extrêmement contrôlé. Voilà, c’est ça l’envie de mourir. Tout le monde a eu envie de mourir. Tout le monde ici, j’imagine. Ça arrive un peu à tout le monde.
Pierre Vivarès : Il m’arrive plus souvent d’avoir envie de tuer que de mourir. [Rires]
Michel Houellebecq : Celle-là on va la garder !
Je vais vous faire réagir sur un point, à propos du manque de socle philosophique. A priori, on a un Conseil national d’éthique chargé de ces questions. Que pensez-vous de son avis 139 de son rapport sur la fin de vie:«Le droit à la vie ne vaut pas de devoir de vivre » ?
Haïm Korsia : L’avis 139 était une commande. Je n’arrive pas à croire qu’après cinq avis sur la question, il tourne le dos à toute la doctrine du Conseil national d’éthique, dont j’ai eu l’honneur d’être membre pendant quatre ans, avant d’être viré par le président de République. Ce qui est scandaleux, c’est que tout le monde occulte l’avis de 2012 de l’ancien président du Conseil national d’éthique Didier Sicard, avis qui était parfait d’équilibre et d’intelligence. Dans ce même avis 139, ils parlent d’exception d’euthanasie, ce qui équivaut à dire euthanasie Tout simplement car l’exception d’euthanasie n’existe pas. Tu manges du porc ou tu ne manges pas du
porc. Je ne peux pas dire : « Je mange casher, sauf un petit peu de porc le 25 décembre, parce que quand même, ça me fait plaisir. »
Pierre Vivarès : Parce que c’est Noël…
Haïm Korsia : Donc c’est euthanasie ou pas euthanasie. Et je vais même plus loin. Dans ce rapport, ils ouvrent la porte au fait de considérer que la dignité humaine appartient à la personne et peut en disposer à sa guise. Mon Père, quand vous parlez des valeurs philosophiques, j’ai senti, mais cela doit être une erreur d’appréciation, comme une sorte de mépris ou de considération minimisée pour les valeurs républicaines. Mais regardez la dignité humaine, elle ne nous appartient pas et cela était confirmé depuis une décision du Conseil d’État assez étrange, sur ce qu’on appelle les lancés de nains. Il y a des gens qui lançaient des nains dans des discothèques. Il paraît que c’est drôle. Je ne vois pas en quoi, mais imaginons, ils lançaient le nain. Le nain était content, ça lui faisait un boulot. Les gens apparemment étaient contents. La discothèque était contente, tout le monde était content. Dans son arrêt Morsang-sur-Orge, le Conseil d’État a dit : cela ne respecte pas la dignité humaine qui n’appartient pas au nain. Il ne peut donc pas dire qu’il n’en veut pas. Comme le dirait le Talmud à propos de l’honneur d’un roi : « Le roi ne peut pas pardonner sur son honneur parce que son honneur ne lui appartient pas. » Notre dignité humaine ne nous appartient pas. Donc, on ne peut pas dire : faisons une pause sur la dignité, sur le respect pour la vie, et tuez-moi. Dans la Bible, on reproche à l’écuyer du roi Saül de l’avoir tué, quand bien même il n’a fait que répondre à l’ordre du roi, qui ne voulait pas tomber vivant dans les mains de ses ennemis. On est dans un moment de grand débat entre volonté individuelle et volonté collective.
Lire aussi : [Enquête] Euthanasie : à qui profite le crime ?
La ligne est simple : il doit y avoir une règle pour la collectivité et après, libre à chacun de respecter ou pas la loi. Avant, je roulais un peu vite. Eh bien j’ai perdu mon permis, j’avais des PV, je n’ai plus de points. C’est la vie. Mais je ne hurle pas en disant qu’il est scandaleux de mettre des limitations de vitesse. J’accepte, je prends le risque, et j’encours ce que la loi prévoit. Mais dire : puisque je viens de rouler à 190 km/h, même à 200, tout le monde doit rouler à 200, non. C’est devoir collectif contre exigence individuelle. Michel Houellebecq a raison : la demande à laquelle on ne peut pas répondre, c’est l’envie de mourir. On peut répondre à beaucoup de sollicitations, comme ces hommes et ces femmes qui visitent les malades. Pour moi, c’est la chose la plus incroyable, la plus merveilleuse qui soit. Des gens qui prennent sur leur temps pour aller voir, papoter, écouter, être cette oreille qui écoute une voix qui va s’éteindre. Il n’y a rien de plus beau. Mais on ne peut pas entendre la demande de mort des uns et des autres… C’est vous, mon Père, qui parliez d’îles. Il y aura des îles absolument pas liées les unes aux autres, absolument pas interdépendantes. Donc, il n’y a plus de volonté de faire société au sens de Maurice Godelier, cette façon de créer un destin, une histoire.
Pierre Vivarès : Une juxtaposition des êtres humains, apposés les uns à côté des autres.
Haïm Korsia : Cela ne fait ni un peuple, ni une nation.
Pierre Vivarès : J’aimerais qu’on revienne sur la souffrance parce qu’on évite le sujet quand même. C’est la question principale.
Michel Houellebecq: Il y a une absurdité dans ce projet de loi. Prenez les conditions pour être admissible à l’ « aide à mourir » c’est le terme qui est en place. Chapitre 2, point quatre : « Présenter une souffrance physique ou psychologique liée à cette affection qui est soit réfractaire aux traitements, soit insupportable lorsque la personne ne reçoit pas ou a choisi d’arrêter de recevoir des traitements. » Point cinq : « Être apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. » À mon avis, c’est contradictoire. Si on souffre suffisamment, on n’est pas apte à manifester sa volonté de manière libre et éclairée. Pour écrire ça, il faut ne jamais avoir souffert. Je veux dire, la volonté libre et éclairée ne se manifeste plus quand on souffre suffisamment. Je n’ai pas beaucoup souffert, la vie m’a relativement épargné.
La volonté libre et éclairée ne se manifeste plus quand on souffre suffisamment.
Michel Houellebecq
Haïm Korsia : Grâce à Dieu?
Michel Houellebecq : Oui, sûrement. Grâce à quelqu’un de ce genre. Absolument. Voilà, mais n’empêche que, quoiqu’ayant éprouvé peu de souffrances par rapport à ce qu’ont enduré en moyenne les gens de mon âge, il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir envie de dire : « Non, arrêtez, tuez-moi, je ne peux plus supporter ça. » Tout le monde réagit comme ça. Donc, la volonté libre et éclairée, il ne faut pas rigoler. Tous les gens qui travaillent dans le soin palliatif le disent d’ailleurs. Une personne en état de grande souffrance arrive et demande à mourir. Bon. On commence par calmer la douleur et après on lui redemande si elle veut mourir. En général, la réponse est non.
Pierre Vivarès : Et puis le concept de « souffrance psychologique » m’inquiète beaucoup.
Michel Houellebecq : Oui, ça devient n’importe quoi…
Pierre Vivarès : C’est totalement impalpable au sens propre. La souffrance psychologique dans une société où les gamins sont profondément malheureux…
Haïm Korsia : Les mineurs sont exclus du texte.
Pierre Vivarès : Non, mais les 18-30 ans. J’ai une notion élargie du gamin.
Michel Houellebecq : Je me répète, je trouve que ça va pour les mineurs. Ce sont quelques mots clairs:«Être âgé d’au moins 18 ans. » Ça va être difficile de dériver.
Pierre Vivarès : En Belgique, ils l’ont fait…
Michel Houellebecq : Oui, mais je ne sais pas comment était écrit le texte au départ. Là, ça me paraît limpide.
Culture de mort Depuis l’organisation de cette discussion, le 14 mai, le projet de loi euthanasie est arrivé à l’Assemblée nationale et a été débattu en commission spéciale qui représente proportionnellement chacun des groupes parlementaires et qui discute puis amende le texte initial, avant son examen par l’ensemble des députés à partir du 27 mai. Et ce sont les pro-euthanasie qui ont remporté le match, la gauche tordant le bras de l’exécutif (la ministre de la Santé Catherine Vautrin, jadis opposée au mariage homosexuel, peut bien pleurnicher) pour élargir le texte initial, face à une droite (LR et RN) unie pour s’opposer au texte. Les gauches alliées ont fait sauter la plupart des garde-fous présents dans le texte initial, en particulier l’obligation pour un malade qui demande l’euthanasie d’avoir « un pronostic vital engagé à court ou moyen terme ». Il suffira maintenant que la maladie soit « en phase avancée ou terminale », rendant éligibles les personnes atteintes de maladies neurodégénératives. « Actes de prévention, d’investigation ou de soins », le suicide assisté reste la règle (assisté par un soignant) et l’euthanasie par un tiers l’exception. L’examen du patient demandeur n’est plus obligatoire pour que le médecin rende sa décision. Feu vert a été donné à l’euthanasie de personnes inconscientes, sur la base de directives anticipées. Le projet de loi ne prévoit aucun moyen de recours par des tiers. La pénalisation des pressions poussant au suicide a été rejetée, alors qu’un délit d’entrave à l’aide à mourir a même été voté. On sait du reste à quoi s’attendre en séance générale et dans les prochaines années, au vu des nombreux amendements présentés mais pour l’heure refusés: la suppression de l’obligation pour le malade de réitérer sa demande juste avant le geste létal, et même l’accès à l’« aide à mourir » pour les mineurs. On ne pourra pas dire que l’on ne savait pas. Rémi Carlu
Sur la souffrance psychologique, je vais citer Alain Finkielkraut : « Je n’ai pas envie que mes enfants fassent leur deuil de mon vivant. » Comment répondre à cette angoisse ?
Pierre Vivarès: Tu ne te moqueras pas de ton père qui perd sa tête. (Siracide 3,13)
Michel Houellebecq: Non, mais s’il veut se suicider, qu’il se suicide.
C’est compliqué quand on est atteint d’Alzheimer…
Haïm Korsia: Alzheimer est exclu explicitement du projet de loi et heureusement. C’eut été une façon de se débarrasser clairement des gens avec qui on ne sait plus échanger. Il faut comprendre que c’est de notre faute si on ne sait pas communiquer avec eux. Beaucoup de travaux sont en cours pour répondre à cette maladie.
Michel Houellebecq: Oui, il y a quand même des médecins qui travaillent. Je ne comprends pas pourquoi Finkie, que j’aime bien, est obsédé par Alzheimer. Je comprendrais mieux si c’était la maladie de Charcot. Alzheimer, j’avoue que je suis surpris par son attitude. Enfin, il faudrait qu’il puisse répondre.
Haïm Korsia : C’est la perte de soi. Quand on voit ces familles dans lesquelles un parent ne reconnaît pas son fils, sa fille. C’est violent, cette façon de ne plus être dans l’esprit de ceux qu’on aime.
Michel Houellebecq : C’est arrivé à Joe Biden. Il y a une anecdote qui, je pense, n’est pas du tout apocryphe. Il a croisé sa femme dans un cocktail mais il ne l’a pas reconnue. [Rires]
Haïm Korsia : Mais est-ce qu’il l’a draguée? Au moins, il aurait de la cohérence.
Michel Houellebecq : Vous voyez, on peut avoir des petits symptômes, mais être quand même président d’une grande nation.
Pierre Vivarès : Mon père m’a appelé « monsieur » à la fin de sa vie. « Bonjour monsieur, je vous reconnais très bien. »
Haïm Korsia : Il voulait dire « monseigneur » peut-être ? Il ne faisait qu’anticiper.
Pierre Vivarès : Je ne pense pas! Mais on continue d’aimer la personne… et de l’honorer. Je trouve ça toujours très intéressant que dans le Décalogue, il n’y ait pas marqué : « Tu aimeras ton père et ta mère » mais : « Tu honoreras ». L’Écriture a été confrontée à des parents âgés qui perdent la tête ou qui perdent la vessie, et elle nous invite constamment à honorer la personne âgée, la personne en fin de vie. Nous devons entourer la personne en vie, même si elle ne nous reconnaît plus. Et c’est là où on atteint un sommet de l’amour, qui n’est pas l’amour de réciprocité l’amour du « tu me donnes, je te donne » – mais l’amour « parce que tu es ». Et je pense que « faire société » comme on dit, respecter la dignité, ne pas lancer de nains dans une boîte de nuit, c’est respecter la dignité de chaque personne humaine, quels que soient son intelligence, sa conscience, son état de santé physique, mentale, moral. On a aboli la peine de mort, quand même, en France. C’est-à-dire qu’on n’a pas confondu la faute et la vie. On abolit la peine de mort, en revanche, on met en place l’euthanasie. Tout cela n’est pas très cohérent…
Michel Houellebecq : Il y en a peu qui sont cohérents finalement. Badinter, peut-être. Lui semblait cohérent.
Haïm Korsia : Extraordinairement cohérent au point qu’il avait dit : « De mon vivant, il n’y aura pas une loi sur l’euthanasie. » Il faut espérer que les grands vivent après leur mort.
Madame Badinter a affirmé il y a quelques jours qu’il avait changé d’avis…
Michel Houellebecq : C’est un témoignage rapporté, ça. Ça ne vaut pas grand-chose. Il faut se méfier des proches !
Qu’est-ce que vous pensez de la phrase d’Emmanuel Macron qui, pour lancer le débat, a dit : « Il faut qu’on regarde la mort en face ? »
Haïm Korsia : Je trouve cela très juste. Regardez, les cimetières, ils sont où maintenant ? Loin, en banlieue des villes. Les cimetières parisiens sont à Bagneux ou à Thiers. On a exclu la mort de nos sociétés… Il n’y a plus ces grands cadavres noirs sur les portes avec un B pour monsieur Bouvier qui mourait. Auparavant, on composait avec la présence de la mort. C’était une évidence. On en parlait, elle était présente. On partageait ce deuil. Tout le monde se découvrait en passant devant la porte. On ne les connaissait pas, mais on avait de la compassion. Maintenant, les morts se font discrets. Les véhicules des pompes funèbres sont les plus discrets possibles pour pouvoir passer dans le flux des voitures et arriver au cimetière. Notre société veut exclure la mort de la vie. Alors que la force de nos sociétés traditionnelles, c’était justement de regarder la mort en face et de l’intégrer dans nos vies.
Michel Houellebecq : Vous vous en rendez bien compte, Monsieur le grand rabbin, qu’il n’y a pas de solution non-religieuse, là… On ne peut pas demander à quelqu’un d’accepter la mort s’il n’y a pas de Dieu, de promesse de vie éternelle.
Haïm Korsia : On peut accepter la mort, comme un passage de vie, tout en disant qu’il n’y a rien après. C’est le choix de chacun. Je n’oblige personne à croire.
Michel Houellebecq : Non, je ne crois pas qu’on puisse dire ça.
Haïm Korsia : Mais la mort existe!
Michel Houellebecq : Quand on ne croit pas en Dieu, on essaye d’y échapper. C’est inévitable.
Vous vous en rendez bien compte, Monsieur le grand rabbin, qu’il n’y a pas de solution non-religieuse, là… On ne peut pas demander à quelqu’un d’accepter la mort s’il n’y a pas de Dieu, de promesse de vie éternelle.
Michel Houellebecq
Haïm Korsia : Vous voulez dire qu’il n’y a aucun non-croyant qui va se recueillir sur la tombe de son père, de sa mère ou d’un ami ? Je n’y crois pas.
Michel Houellebecq : Non, je n’ai pas du tout dit ça. Le chagrin existe.
Haïm Korsia : Donc, vous êtes d’accord qu’on soigne le chagrin avec une simple présence devant une pierre – puisqu’il n’y a rien, il y a tout juste un peu de corps. Il n’y a rien pour ceux qui ne croient pas.
Pierre Vivarès : C’est un mémorial et nous en avons besoin.
Haïm Korsia : Mais même ceux qui ne croient pas croient dans les forces de l’esprit. Si on croit dans les forces de l’esprit, on est donc dans une espérance de quelque chose qui nous dépasse une transcendance. Vous l’appelez comme vous voulez, mais ça ressemble furieusement à la religion.
Michel Houellebecq : Je n’y crois pas trop, je suis désolé. Je ne sais pas pourquoi on met des fleurs… Parce qu’on veut que la sépulture soit belle ? Parce qu’on pense que le défunt mérite de la beauté ?
Pierre Vivarès : On le fait pour nous, pas pour elle. Par exemple, ma mère m’a demandé qu’on refasse la stèle de notre caveau de famille. Honnêtement, je vais le faire parce que ça lui fait plaisir. Moi, je le ferai par respect pour mes ancêtres, mais ils ne sont pas dans le trou. Tous ces gens que j’ai aimés ne sont pas dans ce trou en béton armé qu’on a fait creuser profondément. Ils sont dans le cœur de Dieu. Du moins je le souhaite, je l’espère et je prie pour ça… Mais on a besoin de signes.
Michel Houellebecq : Le culte des morts est bien antérieur à la croyance en Dieu.
Haïm Korsia : Tout à fait, cela prouve qu’il y a bien une transcendance non- religieuse qui existe… et qu’on espère qu’il y a toujours un lien.
Michel Houellebecq : Ça existe même chez les éléphants. Il y a des livres sur les rites funéraires chez les animaux, notamment chez les éléphants, chez qui c’est très développé. C’est très intelligent, un éléphant.
Haïm Korsia : On parle bien du cimetière des éléphants.
Michel Houellebecq : Oui mais je ne sais pas si c’est lié… Mais je pense qu’on sait tous très bien, de façon innée, ce qu’il faut faire avec les morts. Ce qui ne veut pas dire qu’on accepte la mort et qu’on a envie d’y passer.
Haïm Korsia : Nous sommes dans une pulsion mortifère. Je pense qu’il faudrait retrouver un peu de joie. C’est pourquoi je parlais un peu plus tôt des Jeux olympiques. Rappelez-vous quand la France a organisé la Coupe du monde de football en 1998. Bon, vous étiez trop jeune, mon Père, pour vivre ça…
Pierre Vivarès : J’étais déjà prêtre !
Haïm Korsia : Oui mais vous étiez très jeune. C’était un moment d’union incroyable.
Pierre Vivarès : Oui, c’était magnifique.
Haïm Korsia : Voilà. Donc pour les Jeux olympiques, dès qu’on arrêtera de parler de sécurité, de drones, d’attentats, de berges et qu’on parlera de performance sportive, là, on sera au top.
Michel Houellebecq : On ne pourra pas faire aussi bien qu’en 98. On ne peut pas battre le Brésil 3-0 deux fois. Il faut quand même situer ce qui s’est passé.
Haïm Korsia : On aurait pu battre l’Argentine en 2022 et venger 1978.
Michel Houellebecq : Oui mais l’Argentine c’est moins spectaculaire que le Brésil, c’était quand même à l’époque le mythe absolu.
On va pousser du haut de la falaise des gens fragiles.
Pierre Vivarès
Vous parlez des JO. On a dépensé 1,4 milliard pour que madame Hidalgo puisse se baigner dans la Seine, soit le budget qu’il faudrait pour déployer des soins palliatifs dans toute la France…
Haïm Korsia : Je sais que taper sur madame Hidalgo est un sport très développé mais je ne vois pas l’intérêt. Rappelez-vous que c’est Jacques Chirac en premier qui a dit qu’il fallait assainir la Seine. Ça date. La Seine doit être propre, il faudra bien le faire un jour ou l’autre. Pourquoi les égouts se jettent-ils dans la Seine ?
Pierre Vivarès : Parce que le réseau est unitaire.
Haïm Korsia : Eh bien, il faut le faire différemment.
Pierre Vivarès : Ça ne va pas coûter qu’un seul milliard…
Haïm Korsia : Ça coûtera ce que ça coûtera. C’est une façon de rendre l’eau plus pure et donc la vie, aussi. Et puis il n’y a pas un maire à l’exception de celui de Lyon qui ne veut pas que la flamme olympique passe chez lui. D’ailleurs, c’est le même qui ne voulait pas du Tour de France. Moi, j’aime le Tour de France. J’aime le foot et le vélo. D’ailleurs quand on a vu la réussite incroyable de l’arrivée de la flamme à Marseille, le maire de Lyon s’est pris une grosse claque. Je n’ai rien contre lui, je ne le connais pas. C’était une grande réussite avec du partage et de la joie. Cette fête olympique est un grand défi collectif à mener, et on va réussir. En fait, il faut juste reprendre les choses froidement. Comme on est intelligent, nous allons faire les deux : développer les soins palliatifs et assainir la Seine.
Michel Houellebecq : Cela dit, taper sur Anne Hidalgo n’est jamais une mauvaise idée. Lors des dernières présidentielles, on s’était demandé comment le Parti socialiste avait pu tomber si bas. Maintenant, on sait. Avec Raphaël Glucksmann, quand même relativement novice en politique, on est passé de 1,5 % à 15 %. Le Parti socialiste revient à son niveau normal et, du coup, Mélenchon aussi. Ça me paraît plutôt une bonne nouvelle. Nous sommes en train de sortir de la parenthèse Macron.
Cela dit, taper sur Anne Hidalgo n’est jamais une mauvaise idée. Lors des dernières présidentielles, on s’était demandé comment le Parti socialiste avait pu tomber si bas.
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq, vous êtes partisan des référendums, mais aujourd’hui si nous en organisions un sur l’euthanasie, selon l’ Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), 92 % des Français y répondraient favorablement…
Haïm Korsia : Je pense que 100 % des Français sont pour l’euthanasie… des autres. L’euthanasie de soi, déjà, c’est une autre question. Là on serait plus proche de 0 % à part les doctrinaires, mais qui le disent avant d’être en mauvaise forme. Après, comme disait Michel Houellebecq, très justement, personne ne peut dire par avance comment il se comportera dans une telle situation.
Michel Houellebecq : On n’a jamais été dans l’état mental d’être mourant. On ne connaît pas cette expérience, par définition. Enfin quelques-uns ont vu la mort de très près, mais c’est rare. Effectivement, on ne peut pas prévoir. Mais j’élude un peu la question, parce que je suis pour le référendum en principe, et là effectivement le référendum est contre moi.
Haïm Korsia : C’est parce que le référendum est intrinsèquement dépendant de la question… On ne peut pas dire que c’est une question qu’on va poser simplement. Car le sujet est tout sauf simple. Regardez la Convention citoyenne : on lui a fait dire des choses et son contraire. On les forme sans les former. Le travail était formidable, mais il était fait pour obtenir un type de réponse. On ne peut pas dire qu’il y avait une liberté absolue d’expression.
Michel Houellebecq : On l’a déjà fait. Prenez, de triste mémoire, le référendum de 2005. Le texte proposé était long. Je me souviens même du référendum de Maastricht. Vous vous souvenez ? J’ai voté. Toujours est-il que le texte du traité s’était très bien vendu.
Pierre Vivarès : Oui, beaucoup de gens l’avaient lu. Il y a eu un vrai débat.
Michel Houellebecq : Là, le projet de loi fait une dizaine de pages. Les gens sont capables de lire ça. C’est écrit assez simplement. Je n’ai pas trouvé le texte incompréhensible. Par contre, c’est vrai qu’il y a des ambiguïtés possibles. Il y a des points où il faudra être vigilant.
Pierre Vivarès : Mais vous disiez, Monsieur le grand-rabbin, que ce sont les plus fragiles et les plus pauvres qui vont être les premières victimes. C’est très juste. La vieille grand-mère qui se sent un fardeau pour toute sa famille, qui coûte très cher à ses petits-enfants parce que la maison de retraite, ça coûte très cher… Toutes ces personnes qui se voient peu à peu comme des boulets… On va pousser du haut de la falaise des gens fragiles. Ce n’est pas très honnête ! Alors que justement, dans cet état de fragilité, que ce soit l’enfance, le handicap ou la vieillesse, il faut des gens qui entourent, qui soignent, qui protègent. Alors que là, on leur dit: «Vous avez le choix de partir la tête haute ». On pourra même, le jour de l’enterrement, dire : «Quel courage, bravo! Il a fait face.»
Michel Houellebecq : Pour moi, en tout cas, la dignité humaine est quelque chose qu’on ne peut pas perdre.
Pierre Vivarès: Mais on peut vous la voler.
Haïm Korsia : Non, on peut vous la nier, mais vous l’avez toujours.
Michel Houellebecq : Même le plus atroce des serial killers garde sa dignité humaine. C’est la conception de Kant, notamment : à partir du moment où l’on est un être de raison, on jouit de cette dignité. Avoir Alzheimer ou ne pas avoir Alzheimer ne doit donc pas rentrer en considération.
Il n’y a pas si longtemps, le gouvernement a mis la France sous cloche pour protéger les plus faibles. Trois ans plus tard, le gouvernement propose une loi autorisant l’euthanasie des plus faibles. Comment expliquer ce paradoxe ?
Michel Houellebecq : Ce n’était pas du tout pour des raisons sanitaires qu’ils ont fait ça. C’était pour montrer leur pouvoir en privant les gens de leurs libertés. Il y a des mesures ouvertement stupides qui ont été prises. C’est déjà ennuyeux en soi, mais le pire est que tout le monde voyait bien qu’elles étaient stupides, enfin il était franchement évident qu’on nous prenait pour des cons.
Haïm Korsia : Je suis content parce que là, je ne suis pas d’accord pour une fois. Sur le moment, personne ne voyait où on allait. Et d’ailleurs, il m’est arrivé deux ou trois fois de suggérer à mes interlocuteurs du gouvernement que telle ou telle modalité était inadmissible. Par exemple, d’interdire les visites de personnes mourantes à l’hôpital. On échangeait tous les jours avec les autres cultes, pour les questions d’ouverture de lieux de culte, pour des questions sensibles comme les enterrements. Il a fallu construire pas à pas, au fil de l’eau. Et je reconnais qu’il y avait des mesures complètement absurdes. Mais il y a une grande différence, toute de même. Pendant le Covid, il s’agissait de sauver, de sauver quoi qu’il en coûte. Ça a tenu et on est l’un des pays qui a le mieux tenu. Concernant l’euthanasie, c’est une dérive potentielle que je juge à peu près certaine, mais ce n’est pas non plus une injonction faite aux pauvres de mourir… Certes, il y a un vrai risque de dérives, parce que c’est ainsi que le monde fonctionne, mais ce n’est pas la même chose. Je pense qu’il y a toujours l’espérance de bien faire. Et si on commence à mettre en accusation les ministres, à les perquisitionner chez eux à 6 heures du matin, comme ce fut le cas pour le ministre de la Santé, c’est inadmissible. Vous tétanisez tout le monde. Ils ne feront plus ce qu’il faut pour la France. Ils prendront des décisions selon le risque encouru. Il faut retrouver la possibilité de ne pas bien faire. Parce que personne ne peut dire : je vais faire l’idéal. Parce que faire l’idéal, c’est ne rien faire et vous êtes tranquilles. C’est un paradoxe assez stupide, mais qui, là, menace vraiment la façon de gouverner.
N’oubliez pas la risée pendant des années de Roselyne Bachelot, qui est devenue Sainte Roselyne pendant le Covid, quand on s’est rendu compte que finalement, elle avait raison. Quand on dirige, on prend le risque de bien faire, de mal faire. Il faut l’accepter et on ne peut pas tout judiciariser. Après, rétroactivement, on peut dire qu’il y a eu des décisions stupides. On alertait les autorités sur la question des visites et des aumôniers dans les hôpitaux. On a obtenu que les aumôniers soient considérés comme du personnel hospitalier, et que les familles puissent accompagner les mourants. On a aussi obtenu que les personnes âgées puissent avoir des visites. C’était le paradoxe incroyable : pour sauver les personnes âgées, on leur interdisait les contacts… or ce sont les contacts qui les maintiennent en vie. Il y a eu des décisions ridicules, mais sur le moment, je pense que le gouvernement voulait bien faire. Il n’y a pas eu d’autre volonté. Ce n’est pas un gouvernement qui s’amuse à vouloir tout détruire pour dire : c’est nous les chefs. Ça n’existe pas.
Michel Houellebecq : Si. Je pense que si, en fait. Je suis désolé, je pense que si.
Haïm Korsia : Ça sera l’objet de votre prochain roman ?
Michel Houellebecq : Je ne sais pas, mais je pense qu’ils ont voulu tester le degré d’obéissance des gens, et il est très élevé. Les enterrements, ça se discute, je reconnais. La manière dont le virus se propageait a été comprise par tous assez vite. Et tout le monde voyait bien qu’aller dans un café, ou pire dans une boîte de nuit, aurait été une connerie. Par contre, tout le monde voyait bien aussi que se promener dans un jardin public n’était pas un problème. Les gens sont à cinquante mètres les uns des autres s’ils le veulent. C’était même interdit sur une plage éventuellement déserte ! À la base, il suffisait de fermer certains établissements. C’est tout.
Haïm Korsia : C’est tout le problème des lois. On a bien vu avec le Covid qu’on ne pouvait pas laisser des interstices d’appréciation de la loi et qu’il fallait même faire des choses qui allaient loin pour protéger des cas évidents comme les discothèques, les restaurants, les cafés. Vous l’avez dit sur le cas des 18 ans dans le projet de loi euthanasie, il faut être très clair, et ne pas avoir une écriture qui laisse de la place à l’interprétation. Sinon, chacun fera ce dont il a envie. Donc, il ne faut pas prendre le risque de dire les choses de manière dangereuse. Ce qui pourrait d’ailleurs être un excellent argument pour s’opposer à l’euthanasie.
Michel Houellebecq : Il suffisait de fermer certains établissements. C’est tout.
En quoi cette question de l’euthanasie est une question anthropologique, fondamentalement civilisationnelle et pas uniquement sociétale ?
Haïm Korsia : Je peux vous répondre facilement.
Michel Houellebecq : Moi pas !
Haïm Korsia : C’est de la triche parce que j’ai la Bible sur laquelle je peux m’appuyer. Dans le Deutéronome, chapitre 19 il est écrit : « Je place devant toi la vie et la mort, tu choisiras la vie.»Donc il y a deux options : la vie et la mort. Là on nous demande de choisir la mort, et moi, je veux choisir la vie. Voilà, tout est dit.
Michel Houellebecq : Pour moi, ce sera plus confus. C’est l’idée effrayante et répugnante que la dignité peut, d’une manière ou d’une autre, être liée à l’état de santé, c’est- à-dire une chose qu’on peut perdre. Si c’est une chose qu’on peut perdre comme ça, parce qu’on est malade, alors ce n’est pas grand- chose. Je reviens à l’avortement, il y a une ressemblance : à partir de quel moment dit-on qu’il y a un être humain et jusqu’à quand dit-on qu’il y a un être humain ? Ma réponse est : pour le début de la vie, à partir d’un certain nombre de semaines de gestation ; et ensuite, jusqu’à la fin. Mais ce n’est pas la réponse vers laquelle on semble se diriger. On perd de sa qualité humaine en quelque sorte. On vous suggère : « Vous êtes en train de la perdre votre dignité, reconnaissez que vous êtes un peu devenu un déchet. »
C’est l’idée effrayante et répugnante que la dignité peut, d’une manière ou d’une autre, être liée à l’état de santé, c’est-à-dire une chose qu’on peut perdre.
Michel Houellebecq
Pierre Vivarès : Quand on dit civilisation, on dit « nous ». Et là, on ne promeut que des«je»,«je veux»,«j’ai le droit»… Nous ne créons pas des sociétés en satisfaisant des individualités de manière presque capricieuse. C’est valable pour d’autres sujets de société. Tout le monde va revendiquer une part de victimisation, va revendiquer un « je », va avoir un droit. Mais pour faire une société, il faut forcément qu’il y ait un collectif, des lois qui s’appliquent à tous comme on le disait un peu plus tôt avec le Covid. Celui qui habite à côté d’une plage déserte ne peut pas se promener et ne le fait pas par communion avec les pauvres Parisiens qui sont entassés les uns sur les autres et qui n’ont pas le droit de sortir non plus.
Michel Houellebecq : Ma bonté n’aurait pas été jusque-là. D’ailleurs, je ne suis pas parti de Paris à temps, mais j’ai regretté.
Haïm Korsia : De mon côté, je me suis plié à toutes les règles. Je ne voulais pas qu’on me dise que je jouissais de mon statut. Je me suis interdit d’aller dans les offices alors que je pouvais m’y rendre si l’on était moins de dix, bref, je me suis interdit de vivre autre chose que ce que vivait tout le monde parce qu’il y a un psaume qui dit : « Avec lui, je suis dans la souffrance ». Pour nous c’est le 91, pour vous mon Père je ne sais pas.
Pierre Vivarès : Pour nous, c’est 89.
Haïm Korsia : Tout augmente! J’en profite pour rendre hommage à Michel Houellebecq parce que je vais vous livrer un grand secret : quand je me suis interposé pour faire en sorte qu’il ne subisse pas une attaque qui était injuste après son entretien dans la revue Front populaire, il m’a dit : « Je ne veux pas d’histoire parce que je dois mener le combat contre la pulsion de l’euthanasie, c’est un combat qui mérite d’être mené. » Je trouve que d’engager sa personne, sa notoriété au service des faibles que plus personne ne défend, c’est grand.
Nous ne créons pas des sociétés en satisfaisant des individualités de manière presque capricieuse.
Michel Houellebecq
Michel Houellebecq : Bon, j’accepte le compliment. Je suis quand même toujours content de rencontrer des gens qui partagent cet engagement. Puisqu’on approche de la fin, j’en profite pour ajouter qu’aux États-Unis il y a un consensus chez la quasi-totalité des Eglises protestantes et Dieu sait qu’il y en a beaucoup pour rejeter l’euthanasie.
Pierre Vivarès : Ça, ça montre quelque chose. Ce sont des gens qui ont mis au cœur de leur vie quotidienne le lien, l’échange, le partage, le soutien. Évidemment, ils sont contre l’euthanasie, puisque leur fond existentiel, c’est de créer du lien entre les gens et face à eux, il y a des individus qui réclament des droits individuels. Ce sont deux lectures différentes de l’Humanité.
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Haïm Korsia : Je trouve paradoxal, dans un monde où on ne sait plus faire autre chose que rigoler, que nous ne sachions pas sourire à la mort, au sens d’accepter les choses. Quand on est face à quelque chose qu’on ne peut pas maîtriser, apprenons à l’accompagner par le sourire. C’est Maximus dans Gladiator : « Quand la mort vient, the only thing you can do is smile back. » Chacun ses philosophes !