Comme beaucoup de mangakas célèbres qui se cachent derrière leur œuvre, on le disait bourreau de travail, d’une humilité déconcertante, à la limite de l’autisme. Kentaro Miura, mort le 6 mai à l’âge peu vénérable de 54 ans, des suites d’une dissection aortique, était un indécrottable taiseux qui n’aura livré qu’une poignée d’interviews et quelques rares apparitions publiques malgré un succès phénoménal. Un véritable forçat du dessin qui travaillait parfois plusieurs jours sans dormir et qui aura fini par être consumé par son œuvre.
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Depuis 30 ans Miura dessinait et scénarisait le manga culte Berserk, véritable phénomène de société, best-seller dans des dizaines de pays. Une saga fleuve d’heroic fantasy ultra violente et hallucinée dans laquelle son dessin minutieux, bourré de détails, tutoyait parfois les sommets. Car le japonais s’était spécialisé dans les pleines pages épiques, inspirées autant par Hans Rudi Giger que par les maîtres de la Renaissance. On peut sans problème passer des heures sur ses planches tant elles fourmillent de détails, tant elles affament le regard, entre virtuosité et précision maniaque. Dans ses fameuses scènes de combat de masse, pas un soldat qui n’ait sa propre expression, sa propre personnalité. Pas un monstre ou un démon qui ne porte en lui un héritage graphique composite et démentiel, celui d’un véritable passionné de l’imaginaire, baigné dans la SF et le fantastique depuis toujours.
Noire fantaisie
En 30 ans et en 40 volumes, Miura a développé à travers Berserk un univers personnel et douloureux, une sorte de fantaisie médiévale syncrétique dans lesquelles se lisent en filigrane toutes les obsessions d’un Japon mortifié, amputé, plongé dans les ténèbres. Si l’histoire de Berserk commence simplement, comme beaucoup de seinen manga, avec un mercenaire ombrageux doté d’une épée démesurée, bien vite l’auteur s’amuse à faire ployer les clichés de la fantasy sous les ténèbres de son imagination débordante. Car s’il et bien peuplé de l’habituel bestiaire médiéval-fantastique, le monde de Berserk est surtout menacé par une sorte de panthéon cosmique qui ferait passer les Grands Anciens de Lovecraft pour des mascottes rigolotes : divinités cauchemardesque repliées dans les fronces et les interstices entre les plans astraux, elles interviennent parfois dans des pages quasi muettes, où les valeurs d’échelles sont hystérisées, dévorant littéralement le monde et piétinant les armées comme des insectes. Les planches les plus inoubliables de Miura sont là, dans cette débauche de gigantomachie, dans ces démonstrations de puissance divine ou s’exprime le « numineux », c’est-à-dire la terreur du divin, un sentiment tout à fait inédit en bande dessinée… [...]
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