L’inclusion au rabais
Le système actuel pourrait fonctionner, notamment avec les classes ULIS (Unités Localisées d’Inclusion Scolaires) destinées à accueillir les enfants handicapés en petit effectif, au sein de l’école ordinaire. Ces classes permettent aux enfants de partager leurs enseignements (selon leurs besoins et leurs capacités) entre la classe spécialisée et la classe ordinaire. Des efforts ont été faits de la part du gouvernement : 350 classes ULIS ont été créées pour la rentrée 2021, et 1 300 depuis 2017.
Mais les enseignants affectés aux classes ULIS ne sont pas des enseignants spécialisés et n’ont aucune formation particulière sur le handicap, ou presque. 25 heures de formation spécifique sont désormais obligatoires : risible. Pire, ils ne sont souvent affectés à leur classe que le 25 août. Ils auraient également besoin de matériel pédagogique adapté, ce qui n’est pas le cas. Ce manque de formation et de moyens rend l’exercice de leur métier très difficile. Les élèves handicapés dont les besoins ne sont pas compris ne se sentent pas en sécurité et développent des troubles du comportement. Les classes deviennent alors ingérables.
Même chose dans les classes ordinaires : il est essentiel qu’un enfant handicapé puisse bénéficier d’un AESH (Accompagnant des Élèves en Situation de Handicap), encore faudrait-il que celui-ci soit formé au handicap spécifique de l’enfant. Il est d’ailleurs bien plus aisé d’obtenir un AESH pour son enfant en province que dans les grandes villes. Pour cause : ce sont des postes faiblement rémunérés, pour lesquels il n’existe aucune formation diplômante et dont le statut était jusqu’alors très précaire. Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, a pérennisé leur statut.
Les familles témoignent d’une angoisse chronique : même si l’enfant a été bien accueilli et inclus l’année précédente, rien ne garantit que tel sera le cas dans la classe supérieure
Lorsqu’il n’y a pas de déficience cognitive, que le handicap est purement moteur, la scolarisation en milieu ordinaire ne devrait pas poser problème. À condition qu’il y ait un nombre suffisant d’AESH. Ce qui n’est toujours pas le cas selon les dernières statistiques officielles : 220 000 enfants nécessitant l’accompagnement d’un AESH pour seulement 125 000 AESH en poste.
Il y a aussi les élèves pour lesquelles la scolarisation en milieu ordinaire n’est pas, ou plus, possible. Anne, ancienne éducatrice scolaire évoque un sentiment d’impuissance : « Je travaillais dans ce que l’on appelle une “classe passerelle” : une classe spéciale, au sein d’une école ordinaire, qui accueille les enfants en attente d’une place en IME [Institut Médico-Éducatif]. Ces classes servent à accueillir les enfants handicapés de diverses tranches d’âge, qui ne peuvent pas suivre dans une classe normale, afin qu’ils ne restent pas à la maison. Mais le temps d’attente pour une place en IME est très long, deux ans en moyenne, et ces classes passerelles sont elles-mêmes très peu nombreuses ».
Anne évoque aussi la situation des enfants non-diagnostiqués : « Il arrive souvent que les professeurs de maternelle détectent que quelque chose ne va pas chez un enfant, et qu’il s’agisse en fait d’autisme ou d’un autre handicap non-diagnostiqué. Ils doivent alors en parler à la famille, ce qui peut s’avérer très compliqué lorsque les parents sont dans le déni. Si les parents se braquent, l’enfant va poursuivre sa scolarité au sein de l’école ordinaire et puisqu’il n’y a plus de redoublement, il va passer dans les classes supérieures en accumulant toujours plus de retard dans les apprentissages, jusqu’à se retrouver complètement bloqué. Ne pas faire redoubler un enfant qui en a besoin, c’est le mettre en échec, c’est du sabotage ».
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Des parents à bout de souffle
Les parents se sentent souvent démunis face au parcours du combattant qu’est la scolarisation d’un enfant handicapé. Marie nous raconte son expérience. « Ma dernière est handicapée. Elle est née avec une malformation cérébrale qui a entraîné un handicap neuromoteur. L’alliance subtile du handicap moteur et de quelques troubles cognitifs, car comme je le dis toujours, “un malheur n’arrive pas seul” ».
Marie témoigne de très nombreuses difficultés, avant même l’entrée à l’école. Le CAMSP (Centre d’Action Médico-Sociale Précoce) qui accompagnait sa fille, a refusé d’envisager une scolarisation : « Ça a été très difficile psychologiquement, mais nous pressentions chez elle des capacités, alors nous n’avons pas abandonné. Nous l’avons donc inscrite dans l’école de ses aînés : une école privée sous-contrat catholique. On nous a d’ailleurs clairement signifié qu’elle n’aurait jamais été acceptée si l’école n’avait pas connu la fratrie ».
La seconde difficulté fut encore humaine, les enseignantes confondant trouble lié à un handicap et trouble du comportement : « Face à une enfant en déambulateur, elles craignaient qu’elle ne s’enfuie de la classe, alors qu’à priori le risque est faible. Elles étaient pleines d’idées préconçues sur ce que pouvait être la profondeur du handicap de notre fille ou sur l’étendue de ses capacités. Il nous a donc fallu faire preuve de pédagogie ».
L’épuisement des familles d’enfants handicapés tient beaucoup au fait que la situation peut varier d’une année sur l’autre. Chaque année les parents doivent redonner les mêmes explications, recommencer la même pédagogie avec l’enseignant, parce que bien souvent la direction de l’établissement n’assure pas de suivi entre les classes et entre les enseignants. Quant aux auxiliaires, puisqu’ils n’ont pas le droit d’accéder au dossier médical de l’enfant, c’est encore aux parents de tout leur expliquer d’une année sur l’autre.
l’hermétisme de l’école la rend incapable d’inclure correctement les enfants atteints de handicaps comme la dyslexie ou le trouble attentionnel
Les familles témoignent d’une angoisse chronique : même si l’enfant a été bien accueilli et inclus l’année précédente, rien ne garantit que tel sera le cas dans la classe supérieure. Cela y compris dans des établissements privés qui affichent une volonté d’inclure des élèves à besoins spécifiques. Marie se souvient à quel point les choses ont pu être difficile : « La maîtresse de grande section de maternelle n’osait même pas me parler. Je venais chercher mon enfant tous les jours et elle n’avait jamais le temps de me parler, de m’expliquer ce qui se passait. J’ai même découvert par hasard que des adaptations avaient été mises en place. Le facteur humain est très important. Si vous tombez sur un enseignant qui se braque, cela devient très compliqué ».
La situation se bloque à la fin de la maternelle, car l’école refuse de garder l’enfant. Marie se tourne alors vers une école hors-contrat pour éviter un placement en IME. « À l’école hors contrat, notre fille était dans des classes de double niveau avec de petits effectifs, mais surtout des méthodes et des outils pédagogiques adaptés à ses besoins. Par exemple en CP, la maîtresse l’autorisait à faire ses dictées avec des cartes fournies par son orthophoniste. De même, elle pouvait rester à la cantine sous la surveillance d’autres parents bénévoles. Ce genre d’adaptations, pourtant très simples, n’auraient même pas pu être évoquées dans l’école sous contrat, et j’imagine encore moins à l’école publique ».
L’École : ce rouleau compresseur
En province, dans les petits villages, les choses semblent beaucoup plus faciles. Il y a moins d’enfants et les classes de double niveau sont monnaie-courante. De ce fait, les enseignants sont habitués à gérer la différence. Mais l’hermétisme de l’école la rend incapable d’inclure correctement les enfants atteints de handicaps comme la dyslexie ou le trouble attentionnel. Il suffirait pourtant d’une formation appropriée des enseignants et la possibilité pour eux d’adapter leurs méthodes. Par exemple, davantage de répétitions, des heures de travail en sous-groupes, des consignes d’exercices présentées différemment, le droit d’utiliser un ordinateur, etc. Ces méthodes adaptées aux enfants « dys » seraient très facilement applicables, mais ne font hélas pas partie du cursus classique de l’enseignant. Alors que les enfants souffrants d’un trouble « dys » représentent environ 10 % des élèves. Statistiquement, un professeur peut donc en avoir entre deux et trois dans sa classe chaque année, et il n’est pas formé à leur enseigner les savoirs fondamentaux.
Les enseignants sont bridés par un cadre ultra rigide qui les empêche et se sentent dépossédés de toute capacité d’initiative. Sans oublier la politique du zéro redoublement – désormais considéré comme une faveur accordée à la demande des parents – et des effectifs pouvant aller jusqu’à 30 voire 40 élèves par classe en primaire. Dans de telles conditions, les professeurs se retrouvent obligés d’abandonner les enfants à besoins spécifiques, sous peine de devoir abandonner la moitié de la classe. Ne reste, comme consolation, que les vœux pieux devant une école tellement rigide et désargentée qu’elle en devient excluante.