Chantal Delsol, qu’entendez-vous par la « fin de la chrétienté » diagnostiquée dans votre dernier livre, et comment se matérialise-t-elle ?
Chantal Delsol : La fin de la chrétienté n’est pas la fin du christianisme. La chrétienté est une civilisation, c’est-à-dire une société dans laquelle le christianisme insuffle ses idées, dirige les mœurs et inspire les lois. À la différence du christianisme qui est plutôt en expansion dans le monde, la chrétienté est bien terminée. Cette disparition se matérialise surtout par les mœurs. Avec les lois sociétales, les mœurs françaises ont été littéralement retournées, signe que le christianisme ne décide plus de ce qui est permis ou non d’un point de vue moral. C’est un signe de ce qui se passe au fond des cœurs. Le débat sur la fin de vie et l’euthanasie montre bien que les normes morales ont complètement changé.
« Avec les lois sociétales, les mœurs françaises ont été littéralement retournées, signe que le christianisme ne décide plus de ce qui est permis ou non d’un point de vue moral »
Chantal Delsol
Thibaud Collin : Je suis entièrement d’accord sur le constat de la fin de la chrétienté comme civilisation. C’est le révélateur d’un affaissement intérieur très profond du monde chrétien. La modernité est sous bien des rapports l’apostasie du christianisme. Nous avons assisté en quelques décennies à l’effondrement de la structure civilisationnelle qui n’était plus irriguée depuis longtemps par son principe de vie.
Parmi les causes, vous pointez du doigt le dogmatisme de l’Église. Or n’est-ce pas ce dogmatisme qui pendant très longtemps a permis à l’Église de préserver la vérité en triomphant des nombreuses hérésies, jusqu’à l’hérésie postmoderne ?
Ch.Delsol : Oui certainement, mais à quel prix, en utilisant la violence et les pressions. Cela peut fonctionner un certain temps, mais il arrive un jour où ces procédés ne sont plus acceptés. Le XVIIIe siècle, dit « des philosophes », correspond à un moment de déchirure, de rupture : des écrivains annoncent tout haut qu’ils sont athées. La seconde moitié du XXe siècle marque une autre déchirure : en l’espace de vingt ans tout au plus, une opinion dominante clame qu’elle ne supporte plus les injonctions de l’Église concernant les mœurs.
Th.Collin : Je ne nie pas la tendance coercitive de toute société homogène dans laquelle ceux qui ne partagent pas les croyances communes sont réprimés. Toutefois, il me semble que vous reliez dogmes, vérité et violence alors que je pense, en modeste disciple de Jean-Paul II et de Benoît XVI, que la prétention à la vérité est au cœur du christianisme, et que la vérité peut tenir debout toute seule. La chrétienté n’est que la manifestation institutionnelle d’une surabondance intérieure de vie. Si elle ne tient plus que par la coercition, évidemment elle s’effondre.
Ch.Delsol : Sur le sujet de la vie par exemple, nous sommes coincés entre les post-modernes qui permettent l’avortement parce qu’on n’a pas eu son prêt bancaire et, comme en Pologne, un système dans lequel la moindre fausse couche est empêchée par les médicaments parce qu’il faut préserver la vie. Des médecins y sont inculpés parce qu’ils n’ont pas voulu faire de l’acharnement thérapeutique ! On ne peut pas appliquer des dogmes bêtement, comme des fanatiques, sans tenir compte de la technique moderne qui repousse sans cesse les limites de la vie. Il faut trouver un équilibre intelligent. Ce n’est pas parce qu’on ne veut pas du post- moderne affolant qu’on est obligé de devenir bouddhiste et défendre la vie absolument à tout prix. Il y a un moyen terme qui réclame à mon avis d’abandonner certains dogmes.
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Th.Collin : La défense de la vie n’est pas un acharnement absurde. Il s’agit ici tout simplement de refuser d’interrompre volontairement une grossesse. Si la nature interrompt cette grossesse, c’est une autre question. Quand Jean-Paul II déclare dans Veritatis Splendor qu’il y a des actes intrinsèquement mauvais, il renvoie à une vérité morale qui a une consistance propre, ce qui n’implique pas forcément qu’on va l’imposer. La prétention à la vérité n’est pas nécessairement violente.
Ch.Delsol : On peut simplement dire, je crois, que la prétention à la vérité ajoute une raison supplémentaire à la violence. La première raison de la violence, c’est la défense des particularités : défendre une patrie, un roi, une ville. Le régime de vérité, qui apparaît tardivement et seulement chez les Européens (Parménide, Moïse, Platon), ajoute une autre raison de violence : se battre pour une foi, pour des dogmes. Là où il y a vérité, il y a possibilité de doute, d’où la naissance en Occident de la science et de la démocratie, mais aussi un risque de violence supplémentaire qui s’exprime dans l’histoire depuis quinze siècles. [...]
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