C’est une triste nouvelle qui devait fatalement tomber un jour : le grand Clint arrête le cinéma. Il faut dire que le bougre comptabilise presque 70 ans de carrière (!) depuis sa première figuration dans un long-métrage en 1955… et qu’il a mis en boîte pas moins de 40 films, dont une poignée de chefs d’œuvre qui auront marqué durablement l’imaginaire collectif et l’histoire du cinéma américain. Plus qu’un monument, Eastwood est une légende vivante : il incarne à lui tout seul un certain classicisme du cinéma américain qui résiste au temps, seul détenteur possible d’un « John Ford Seal of Approval » (c’est-à-dire l’assentiment posthume du maître).
On attendait donc ce Jury n°2 de pied ferme, mais avec une légère appréhension : vieillesse oblige, le réalisateur a montré quelques signes de faiblesse ces dernières années. À quoi ressemblerait donc l’ultime film de sa carrière ? Pas la peine de faire durer le suspense : Juré n°2 n’est pas le brûlot testamentaire qu’on était en droit d’attendre de la part du maître. À première vue, c’est même un Eastwood très mineur, qui s’intéresse à un fait divers banal : le meurtre d’une jeune fille sur une route de campagne, dans une petite ville de l’état de Géorgie. Le coupable idéal, c’est son compagnon, un ex-dealer violent et porté sur l’alcool. L’issue du procès semble toute trouvée, et pourtant l’un des jurés, un américain bien sous tous rapports dont la jolie femme (magnifique Zoey Deutch) attend un enfant, exprime de sérieux doutes quant à la culpabilité de l’accusé…
Mécaniques parfaites
D’emblée, on est en terrain connu : le film de procès a ses mécaniques bien huilées et Eastwood prend son temps pour exposer les enjeux, brossant toujours les caractères avec soin, attentif aux moindres personnages secondaires. Et ils sont nombreux, puisque le film de procès est par définition un film choral : ici, il faut composer avec la défense, l’accusation, mais surtout avec 12 jurés qui vont tenter de faire émerger la vérité. Au centre, ce brave Justin Kemp (Nicholas Hoult, toujours aussi halluciné depuis le War Boy de Fury Road) cache évidemment un secret (on ne vous spoile pas, c’est dans la bande-annonce) : il est probablement responsable de la mort de Kendall Carter. S’ensuit alors une hallucinante montagne russe psychologique, dans laquelle Kemp va osciller entre son envie de sauver sa peau et son devoir moral de ne pas faire accuser un innocent. Cédant aux assauts de la culpabilité, il aidera le jury à découvrir la vérité, mais finira toujours par se défausser au dernier moment. Il faut dire qu’il a tout à perdre. Et le bon père de famille de se transformer peu à peu en une figure kafkaïenne, hantée par le mal, sursautant à la moindre sirène de police, ou multipliant les astuces plus ou moins minables pour noyer le poisson.
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On a souvent évoqué le classique de Sidney Lumet, 12 hommes en colère, comme contrepoint parfait à cet ultime pied de nez eastwoodien, qui remplace ici l’héroïsme de John Fonda par la veulerie d’un américain de notre ère, c’est-à-dire incapable d’assumer ce qu’il est, et complétement écartelé par les multiples injonctions auxquelles sont soumises les hommes aujourd’hui : celle d’être un bon père, un bon mari, mais aussi un bon enquêteur… quitte à enquêter sur soi-même – Eastwood convoquant ici un vertige métaphysique que n’aurait pas renié le Philip K. Dick de A Scanner Darkly.
En mode mineur
Après un Cry Macho qui laissait entrevoir un Eastwood fatigué, autant derrière que devant la caméra, ce petit thriller agit comme un bain de jouvence aux relents quasi-hitchcockien, pour une histoire retorse quj joue constamment avec les limites de la morale et de la vérité – cette dernière, nous dit Eastwood, n’étant jamais absolu, contrairement à ce que martèlent les hommes de loi. Alors, un Eastwood mineur ? Sur la forme, forcément, le maître est en sous régime et on a parfois l’impression de voir un téléfilm luxueux. Restent quelques scènes marquantes, comme cette soirée d’Halloween où le couple se déguise en couple du tableau American Gothic de Grand Wood, pour mieux souligner les limites de cette morale protestante, capable de maquiller la vérité pour se donner les moyens de poursuivre son existence bourgeoise.
Drôle de personnage que ce Kemp, avec ses dehors si lisses et son passé tortueux, sorte d’Américain moyen brusquement obligé de repenser à ce qui fonde son pays : quelle est la place de la justice dans la société américaine ? N’est-ce pas finalement, qu’une question d’ajustement avec la nécessité, ce qui pourrait être une définition pragmatique de la démocratie, comme le rappelle lui-même Kemp au procureur dans un dialogue final glaçant ? Eastwood se garde bien de juger ou de sur-commenter, c’est là tout son talent. Comme souvent il s’efface derrière ses personnages et laisse son histoire se raconter, jusqu’à un épilogue ouvert, conçu pour nous .laisser un goût amer. Pas le film-testament ultime, non, mais une leçon de cinéma et d’économie de moyens, qui nous laisse espérer qu’Eastwood nous fasse une « Miyazaki » : c’est-à-dire qu’il repousse sans cesse la date de sa fin de carrière…