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Affaire Bastien Vivès : bande-dessinée, morale et représentation

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Publié le

20 décembre 2022

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Voilà plusieurs jours que le scandale Bastien Vivès fait rage et divise au sein-même de la rédaction. Passionnant sujet puisqu’il met chaque camp face à ses contradictions : wokistes, libertaires et conservateurs s’étranglent tous de rage, mais pas pour les mêmes raisons. Jacques de Guillebon, chevalier teutonique en chef de L’Incorrect, a déjà admirablement exprimé son avis – forcément implacable – sur le sujet. Notre philosophe Rémi Lélian a ensuite souligné brillamment quelques nécessaires nuances. Il ne restait qu’à moi – puisque j’ai fait rentrer la bête au cœur du Journal – de livrer mes propres réflexions, un peu foutraques, sur la morale, l’art et la bande-dessinée.
Vives

Le dessin, art pulsionnel par essence

Grand amateur de bande dessinées, je tiens Bastien Vivès pour un excellent raconteur d’histoires mais pour un dessinateur plutôt médiocre. Ses dessins allusifs, esquissés, relèvent plus du story-board qu’autre chose et symbolisent à mon sens une « néo-ligne claire » très mainstream – typique de l’ère du « roman graphique ». Pourtant, si j’ai défendu l’œuvre de Bastien Vivès à plusieurs reprises dans les pages de L’Incorrect, c’est au nom de ce que je pense être la liberté nécessaire du dessinateur à outrager, passer les bornes, déranger. Jusqu’à preuve du contraire, un dessin ne fait de mal à personne et Bastien Vivès n’est pas accusé de quoi que ce soit à part d’avoir un peu trop transpiré sur sa tablette graphique.

Jusqu’à preuve du contraire, un dessin ne fait de mal à personne et Bastien Vivès n’est pas accusé de quoi que ce soit à part d’avoir un peu trop transpiré sur sa tablette graphique

Le dessin est par nature le lieu du fantasme, du pulsionnel, et du tabou. Contrairement à la peinture qui s’élabore comme une projection et comme une patiente construction spatiale, le dessin est une continuité de soi dans un espace totalement abstrait, bidimensionnel, ce qui peut entraîner toutes les outrances possibles.

Les grands peintres l’ont bien compris en réservant leur pratique du dessin à des sujets moins nobles ou carrément licencieux. Goya réservait le dessin à ses cauchemars les plus sombres. Récemment à Beaubourg on a encore pu voir les fameux lustmord d’Otto Dix, où le peintre allemand décrit avec une belle complaisance les crimes sexuels qui frappaient alors la République de Weimar. De même, la (très belle) œuvre dessinée d’Hans Bellmer s’attarde à démembrer les femmes et à violer leur anatomie la plus intime. Forcément : tout dessin est anatomique par nature.

Le goût des femmes démembrées

Est-ce amoral de dessiner une femme démembrée ? Évidemment, non. À partir du moment où il y a interprétation, subjectivation, sublimation de l’objet sexuel par un sujet, ce dernier devient moral. Le regard de l’artiste insuffle la moralité à l’objet, même lorsqu’il veut s’en échapper. À ce titre, tout l’œuvre de Sade est plus « morale » qu’une seule seconde de Rocco Siffredi. À ce titre, L’Histoire de l’œil, récit ouvertement pédopornographique de Georges Bataille, n’est pas autre chose qu’un « conte moral ». Où l’enfance est désignée par l’artiste comme le dernier horizon existentiel capable d’être bafoué par l’art. Or, cette simple désignation est un acte moral. Parce que là où il y a « regard » de l’artiste, il y a une distanciation : cette mise à distance, c’est le début de la morale.

Lire aussi : Affaire Bastien Vivès : la possibilité d’une censure

Je me rappelle très bien, à ce titre, de l’évènement qu’avait constitué la première diffusion de L’Empire des Sens (Nagisa Oshima) sur Arte, dans les années 1990. Dans mon lycée de province, le bruit s’était ébruité qu’un film « porno hardcore japonais » serait diffusé en seconde partie de soirée sur la chaîne franco-allemande. Résultat, le lendemain en cours de récréation, les moues dubitatives étaient nombreuses. La scène tant attendue, décrit abondamment par la rumeur, où une geisha s’introduit un œuf devant son partenaire, pour le « pondre » ensuite (une scène non simulée comme la fellation qui la précède) n’avait, malgré son aspect « graphique » excité personne. Pourquoi ? Parce qu’Oshima n’est pas un pornographe. C’est un artiste. Il n’enregistre pas des corps : il créé une réalité alternative dans laquelle les corps commettent un langage au lieu de souscrire à une quelconque sexualité.

L’Empire des Sens est « infappable » comme disaient les jeunes dans les années 2000 (« non-masturbable »). À ce titre, je doute que quiconque (à part sans doute Bastien Vivès lui-même) puisse être excité une seule seconde par un dessin de Bastien Vivès, d’abord parce que son dessin ne porte aucune générosité particulière (au contraire des grands dessinateurs érotomanes comme Guido Crepax ou Paolo Serpieri, pour ne citer qu’eux). En réalité, un dessin est déjà par nature une forme moralisée de l’inconscient.

Le cas particulier de la bande-dessinée

Maintenant, il reste la question du pénal : effectivement, les récits pédopornographiques de Vivès tombent sous le coup de la loi. Mais la bande dessinée a toujours joui d’un certain laxisme en la matière. Dans les années 80, Gotlib avait déjà repoussé les limites de l’indécence dans Rhaa Lovely et Ragnagna, séries d’albums conçus précisément comme des exutoires (l’auteur vivait alors une dépression profonde). Parmi de multiples joyeusetés, des parodies d’Alice au Pays des merveilles, de L’Exorciste, ou encore Oedipus Censorex, hallucinante ballade névrotique dans les territoires de l’enfance saccagée, où l’auteur ne se gêne absolument pas pour mettre en scène des enfants se livrant à des sexualités plus ou moins immondes. On vous passe les détails, mais Gotlib va très, très loin dans l’ultra-dérangeant.

L’enfance est par définition un sujet de choix pour les auteurs de bande dessinées, et ils ne sont jamais privés pour la sexualiser.

Alors : pédopornographie ? Art ? Auto-psychanalyse ? On vous laisse le soin de décider. Toujours est-il que ces albums sont disponibles partout, non scellés, et qu’ils font passer à mon sens l’œuvre de Vivès pour une aimable pantalonnade. L’enfance est par définition un sujet de choix pour les auteurs de bande dessinées, et ils ne sont jamais privés pour la sexualiser.

Voir La Dernière Récré, one shot de l’immense Horacio Altuna, connu par ailleurs pour sa production érotique, et donc le concept lui permet à peu près tout : il imagine un avenir dans lequel tous les adultes sont morts, livrant les enfants à eux-mêmes – souvent pour le pire.  Plus près de nous, le premier tome du best-seller Peter Pan, de la star de la bd Loisel, offre une planche « mémorable » où un mendiant force le jeune héros à lui administrer une fellation. Loisel ne nous épargne visuellement rien et on pourrait tout à fait reprocher à cette scène son absolue gratuité. Alors, pédopornographie ? Ou est-ce simplement dû au fait que le dessin permet plus de choses, parce qu’il est davantage relié au pulsionnel, à l’inconscient, que les autres types de représentations ? Je penche plutôt pour cette solution, sans forcément dire que c’est la bonne. En fait, ce qui dessert probablement Bastien Vivès, c’est qu’il peut difficilement cacher ces fantasmes dans l’outrance ou la satire. Là où Vuillemin, Gotlib, Reiser et cie parvenaient à taire nos indignations grâce à leurs styles ouvertement « cartoon », Vivès dessine les pires saloperies avec sa « ligne claire » habituelle, avec cette espèce de non-style qui rend peut-être les situations encore plus scabreuses.

Lire aussi : Affaire Bastien Vivès : réflexions sur l’art, la morale, la vérité et sur le fantasme

L’ennemi véritable : la pornographie « réelle »

L’affaire Vivès cache en réalité un angle mort qui embarrasse tout le monde : la pornographie réelle et « légale ». À l’heure où elle s’invite sans problème dans les foyers, où elle est vue par des millions de mineurs, provoque des milliers de vies brisées, on va chercher un petit dessinateur – sans doute malsain, mais a-t-on le droit encore d’être un artiste malsain ? – pour lui faire payer ce non-dit civilisationnel qui est celui du sacrifice de l’innocence.

Ne devrait-on plutôt pas légiférer sur la pornographie, la taxer, la contrôler davantage, allonger l’âge légal des actrices ? Non, tout le monde trouve normal qu’une « actrice » de 18 ans, tout juste sortie du lycée, soit sacrifiée et dévorée sur l’autel du grand Capital.

Doublement humiliée puisqu’en plus elle est « consentante » (consentante comme peut-être une post-ado en crise de confiance et en quête de lumière). Triplement humiliée puisque son image, volée pour quelques centaines d’euros, hantera à jamais les backrooms du web.

Alors, si notre époque décide de tomber à bras raccourcis sur le petit dessinateur, c’est bien pour expier cette pornographie exsangue qui vérole toutes les couches de la société

L’art provoque des « image-limite » qui interrogent la morale. La pornographie, dans sa bêtise qui la rend si dangereuse, qui en fait une simple machine à capter et à enregistrer les ébats pour les rendre visibles à l’infini (alors que Dieu lui-même, comme le rappelle Saint Augustin, ferme les yeux sur nos ébats), évolue en dehors de toute morale, dans une sorte de « vorticité aliénatoire », si vous me passez l’expression.

Alors, si notre époque décide de tomber à bras raccourcis sur le petit dessinateur, c’est bien pour expier cette pornographie exsangue qui vérole toutes les couches de la société. On reproche à Vivès de fantasmer sur l’inceste ? Ce sont sûrement les mêmes personnes qui font du tag #incest l’un des plus recherchés sur PornHub… Il serait donc temps d’arrêter l’hypocrisie.

Ce ne sont pas Balthus, Georges Bataille ou Bastien Vivès qui font du mal à l’innocence, en tant qu’artistes, malsains ou pas, ils se contentent d’interroger les limites de la moralité. Des limites que les pornographes réels, avalisés par le Grand Capital, se chargent de consumer depuis bien longtemps. Là où l’art développe l’imaginaire, nous « remplit », la pornographie réelle vide nos cœurs et nos âmes, et n’y laisse qu’un appétit toujours plus insatisfait pour l’obscénité. L’ennemi véritable, que personne ne veut affronter de face, c’est Mindgeek.

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