Sommes-nous dans une crise de régime ou une crise institutionnelle ?
Pierre Manent : Ce n’est pas une crise de la Ve République. C’est une crise du régime dans lequel nous sommes censés vivre depuis plus de deux siècles, c’est-à-dire une crise du régime représentatif. D’une façon lente et accompagnée de beaucoup de leurres, nous avons changé de régime. Ou plutôt, nous restons dans un régime formellement représentatif, mais nous l’avons transformé à tel point qu’il n’est plus capable de remplir sa fonction.
Pour le dire d’un mot, le régime représentatif ne vit que par l’alternance au moins tendancielle de partis majoritaires, ou susceptibles de l’être. Ce dispositif s’est grippé progressivement parce que les partis porteurs de cette alternance politique, à droite et à gauche, ont abandonné leurs principes. Pour dire les choses de façon très grossière, le parti gaulliste a abandonné le gaullisme, le Parti socialiste a abandonné le socialisme, et, partis de gouvernement, ils se sont retrouvés à partager de plus en plus une même orientation, la perspective européenne. Progressivement, les oppositions politiques furent reportées aux « extrêmes », tandis que cristallisait une sorte de centre de gouvernement, avec une aile vaguement à droite et une aile vaguement à gauche. Ce fut le moment Macron.
Cette évolution entraîna une séparation de plus en plus criante entre le fonctionnement politique et la réalité du corps civique. Plus précisément, le fonctionnement du régime entraîna l’excommunication d’un nombre croissant de citoyens. Aux dernières élections, la classe politique excommunia entre 10 et 11 millions d’électeurs du RN, puis jeta une sorte d’interdit de gouvernement sur les membres de La France insoumise. Aujourd’hui, le corps civique légitime est très restreint par rapport à l’ensemble des citoyens français. C’est là un des facteurs principaux du dysfonctionnement, en vérité de la paralysie de notre régime politique.
Marcel Gauchet : Je ne crois pas être en grand désaccord avec ce que vient de dire Pierre Manent, mais je crains que ce ne soit le lot de toute notre conversation. Je dirai les choses autrement. Nous avons bel et bien affaire à une crise de régime créée par l’inadaptation des institutions à la réalité politique du pays, mais une crise dont l’originalité est de ne pas laisser voir de solution. En l’état actuel du pays politique, on ne voit pas quel régime serait en mesure de régler le problème qui nous est posé. L’implicite de la Constitution de la Ve République était la possibilité de dégager des majorités claires pour mener des politiques ambitieuses grâce à un exécutif fort.
Dans un premier temps, on a pensé que le système était conçu pour assurer la domination du gaullisme. La victoire de la gauche mitterrandienne en 1981 a nuancé le tableau. Par la suite, on a vu avec les cohabitations que le système était un peu plus souple. Si c’était un régime conçu pour l’exercice du pouvoir par une majorité, il autorisait l’alternance entre un régime à dominante présidentielle et un régime à dominante parlementaire. Tantôt le président disposait d’une majorité parlementaire, tantôt il devait composer avec un premier ministre appuyé sur la majorité parlementaire. C’est ce qu’on a vécu jusqu’à il y a peu. Mais nous sommes maintenant devant quelque chose de tout à fait différent : l’impossibilité de dégager une majorité.
D’où la grande tentation du moment : le retour à la proportionnelle et l’invocation d’un présumé « compromis » dont on se demande bien sur quelle base il pourra se faire. Il existe au mieux des connivences électorales comme celle qui a permis de barrer la route au Rassemblement national grâce à la mobilisation d’un large camp « progressiste » contre le camp « populiste », puisque c’est encore l’expression la moins mauvaise. Mais il n’y a pas de compromis possible pour autant entre le macronisme et la gauche du Nouveau front populaire, lequel est en réalité fort divisé. La réalité est que le corps électoral est à ce point éclaté qu’il ne permet que des compromis majoritaires boîteux et précaires comme celui sur lequel repose le nouveau gouvernement. Et au-delà de la Ve République, on ne parvient pas à imaginer la réforme qui permettrait de traiter cette situation. C’est ce qu’on appelle une impasse.
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Pierre Manent : Si je peux ajouter une chose à cette analyse que je partage, c’est que dans la dernière période, de plus en plus d’éléments de la vie collective ont été retirés à la décision politique pour être confiés aux institutions européennes, et plus généralement, à des juridictions qui se veulent politiquement neutres. Le gouvernement politique intervient dans une matière sociale qui a été largement balisée et normée par la CJUE, la CEDH, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, les traités internationaux dont le champ d’application est en continuelle extension, les décisions du juge judiciaire, de sorte qu’en réalité, une bonne part de la matière même de la décision politique a été retirée aux institutions politiques, au gouvernement représentatif. Le parti politique en campagne peut dire ce qu’il veut, annoncer les mesures les plus ambitieuses, arrivé au pouvoir, il découvre immédiatement, s’il ne le savait déjà, qu’il a les mains largement liées par un dispositif normatif qui fonctionne sans lui.
Ainsi nous avons un corps civique légitime de plus en plus restreint, et le domaine d’action encore laissé au politique est également de plus en plus restreint. Or personne n’a délibérément voulu ce résultat. Les uns ont cru que ce faisant, ils construisaient l’Europe, les autres ont cru qu’ils élargissaient les droits humains à l’humanité tout entière, personne n’a eu le projet de paralyser notre démocratie représentative mais c’est le résultat que nous avons obtenu. Et comme le disait Marcel Gauchet, il n’y a pas un projet politique inédit qui attend derrière la porte. Nous n’avons pas d’autre projet viable ou même pensable que le gouvernement représentatif et celui-ci s’est lui-même paralysé.
“De plus en plus d’éléments de la vie collective ont été retirés à la décision politique pour être confiés aux institutions européennes, et plus généralement, à des juridictions qui se veulent politiquement neutres.” Pierre Manent
Cette impasse est-elle due à la dissolution, ou la dissolution est-elle la conséquence de cette impasse ? D’une certaine manière, vu notre situation, il fallait bien passer par là…
Marcel Gauchet : La dissolution était un acte totalement irréfléchi, qui a joué comme un révélateur de la vérité d’une situation qui n’avait absolument pas été anticipée par son initiateur. Macron croyait encore pouvoir raisonner dans les termes de ce qu’il appelait une « clarification ». Il pensait pouvoir recueillir une majorité. Ou dans le pire des cas, subir la confirmation des élections européennes sous la forme de la victoire du Rassemblement National. Une défaite, certes, mais une défaite pas si dommageable puisqu’elle aurait eu pour effet de l’installer dans une cohabitation avantageuse, en tant que représentant du parti du bien, avec le parti du mal. Une situation rêvée pour se refaire une vertu.
Pierre Manent : Si on peut lui trouver des excuses… je crois qu’il a cédé à une impulsion particulièrement dommageable aux intérêts élémentaires du pays, mais s’il a commis une telle erreur, c’est parce qu’il s’est trouvé à la tête d’un régime dont il ne comprenait plus les ressorts, ceux-ci étant largement hors d’usage. Emmanuel Macron n’a jamais eu de parti capable au moins de lui éviter des coups de volant trop hasardeux.
Marcel Gauchet : C’est l’inverse, si je puis me permettre de vous interrompre : le parti est la chose du président et le suit.
Pierre Manent : Le parti suit le président dans son « errance », non plus « mémorielle » comme en 2018, mais politique, malheureusement.
Marcel Gauchet : Le parti a découvert une réalité à laquelle il n’était pas plus préparé que le président.
Pierre Manent : Ça a été l’accident de trop et le parti, désormais, ou ce qui en reste, cherche son indépendance. Je ne sais pas s’il la trouvera parce que, encore une fois, les partis dans leur ensemble se sont vidés de leur substance. Notre régime a besoin de partis capables d’appuyer, mais aussi pour ainsi dire d’instruire ou d’éduquer les hommes politiques, en tout cas de leur fournir un certain « bagage ». Les partis politiques, naguère encore, étaient associés à des traditions, à des familles spirituelles, ce n’est plus le cas. C’est pour cela qu’ils se réduisent de plus en plus, comme on le dit à juste titre, à des « écuries présidentielles ».
Vous parlez d’une mise en suspension du régime représentatif ou d’un régime représentatif empêché. Comment qualifieriez-vous le régime en l’état ? N’est-on pas face à une forme de « despotisme éclairé » de la part des élites centrales, puisque le peuple vote mal, qui ont décidé de confisquer le pouvoir au nom du bien qu’elles prétendent incarner ?
Marcel Gauchet : En fait, nous revenons à une situation très classique, à certains égards : la production par le régime représentatif d’un régime oligarchique, au sens strict. Dans les choix restreints qu’évoquait Pierre Manent, il en reste une gamme relativement homogène qui appelle son propre personnel de manière quasi-naturelle. Le principe même d’une véritable alternance devient inimaginable, parce que trop de contraintes guident l’action des pouvoirs. De ce fait, l’accès à ceux-ci est réservé au personnel qualifié par les institutions véritablement régnantes : à savoir en Europe la Banque centrale européenne, La Commission, la Cour de Justice de l’Union européenne, fidèlement répercutée par les juridictions nationales comme le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État, et d’une manière plus englobante encore, la Cour européenne des droits de l’homme, qui me paraît l’institution pontificale, la tête de l’Église politique néolibérale à l’intérieur de laquelle peuvent s’effectuer les choix entre des options politiques rivales.
Évidemment, il y a des nuances. Ni de droite ni de gauche, et de droite et de gauche, selon le programme de notre Président, cela laisse un assez large éventail. On peut faire une sorte de carte des options en présence, mais cela détermine néanmoins un personnel assez limité pour les porter qui constitue une oligarchie d’un nouveau genre. C’est la connexion intellectuelle et sociale avec le fonctionnement de ces institutions extérieures qui décide de qui peut candidater de manière crédible à l’élection. Il reste possible de voter pour des outsiders, mais leurs chances sont minimes. L’élection surprise d’Emmanuel Macron en 2017 a été une sorte d’épreuve de vérité à cet égard.
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Pierre Manent : Il y a un ressort qui subsiste du monde ancien, c’est le mépris de classe. Cette oligarchie est d’une part, comme le souligne Marcel Gauchet, une oligarchie fonctionnelle. Ce sont des personnes qui ont des compétences économiques, financières, administratives, qui savent « comment ça fonctionne » à Bruxelles ou Francfort. Mais il y a un principe de coagulation tout de même qui lie cette oligarchie gouvernante à une partie de la société, en l’occurrence à la bourgeoisie éduquée et, ajouterai-je, dotée d’une épargne solide. Ces 20-25 % de la population française ont imbibé un mépris de classe de plus en plus explicite pour le reste de leurs concitoyens, facilement déclarés paresseux ou racistes, en tout cas dont on ne voit pas très bien quels liens on garde encore avec eux. Comme l’idée nationale, qui fédérait nécessairement les classes, mais aussi l’horizon socialiste qui rassemblait le peuple et les intellectuels, se sont effacés, ne reste que ce ressort désolant de la vie sociale qu’est le mépris de classe : de ceux qui sont en haut pour ceux qui sont en bas, pour employer la topographie habituelle, mais mépris qui est réciproqué par ceux qui sont en bas et qui dirigent un mépris symétrique vers ceux qui les gouvernent ou en tout cas les toisent. Tel est le ressort de la croissance et de la consolidation du Rassemblement national, forgé et façonné depuis quarante ans par le mépris infatigable des honnêtes gens, et dont les électeurs sont rassemblés par un mépris d’égale force et constance envers la classe dirigeante.
Cet échange des mépris contribue énormément à détraquer le dispositif politique. Le Rassemblement national est exclu de l’ordre légitime, mais de son côté il ne fait pas d’effort sérieux pour participer à la vie de notre pays. La « dédiabolisation » le rend plus éligible, plus « aimable », mais non plus capable d’agir et de gouverner. Se voulant ni de droite ni de gauche, peuple indifférencié, il s’enferme dans une sécession stérile.
Quels sont les lieux qui étaient en mesure de réunir « les gens du haut » et « les gens du bas », et qui ne font plus leur travail aujourd’hui, mais qui pourraient être des pistes pour demain ?
Marcel Gauchet : Il faut commencer par l’économie, regardée dans son fonctionnement réel. Elle était le lieu du conflit par excellence, mais aussi le lieu du compromis de classes inéluctable. La classe possédante ou dirigeante était condamnée à composer, dans un monde structuré par des espaces nationaux relativement fermés, avec la nécessité d’une transaction entre le capital et le travail. Car le capital et le travail étaient, au final, contenus ensemble par l’espace national. Il n’y avait pas d’échappatoire. Ce n’était pas forcément de gaieté de cœur du côté patronal. C’était souvent sous le voile d’une espérance révolutionnaire pour le futur du côté du mouvement ouvrier, mais en attendant, on se battait pour la réforme. Mais à l’arrivée, le compromis s’imposait. L’obligation implicite de se reconnaître membres d’un même corps politique était la plus forte. Et il faut ajouter que les épisodes tragiques de l’histoire du XXe siècle, les deux guerres mondiales, avaient donné une consistance palpable à ce sentiment d’un destin partagé. C’est cela qui s’est défait.
Aujourd’hui, le capital s’est libéré du travail, faute d’inscription dans un espace politique commun. L’espace politique du travail reste la nation mais l’espace politique du capital est devenu le monde. Ils n’ont plus que des occasions pour ainsi dire contingentes de se rencontrer. On négocie toujours dans les entreprises, mais le plus souvent sous l’épée de Damoclès de la délocalisation qui rend la partie incomparablement inégale. D’une certaine manière, la France est un cas exemplaire : ce n’est pas par hasard que la désindustrialisation y a été poussée à ce degré. Nous avons affaire à une classe dirigeante de l’économie qui s’est délibérément déliée du peuple à l’intérieur duquel elle continue de s’inscrire pour bénéficier d’un certain nombre de ses avantages.
“Une sorte de « culture globale », globale au sens de la globalisation, a pris la relève de la défunte culture générale. ” Marcel Gauchet
La République « à la française » avait construit un autre lieu, lui aussi en grave péril, qui s’appelait l’école. L’institution était animée par une volonté extrêmement prégnante de créer un espace de références intellectuelles et civiques commun, et elle a connu à cet égard un degré de réussite assez exceptionnel. La France avait réussi en la matière une vraie performance collective, en créant la possibilité de confrontations civiques menées sur des bases culturelles communes. Elles se traduisaient en batailles pour l’appropriation des grands référents nationaux : la Révolution française par exemple, exemple privilégié, mais aussi bien la place de la monarchie dans l’histoire du pays ou encore l’héritage chrétien… Il y avait un langage commun pour nourrir une dispute qui pouvait être très vive, mais qui permettait de réunir des gens autour des mêmes enjeux.
Je crois que ces deux lieux-là sont gravement atteints, chacun dans leur philosophie profonde. La philosophie du système éducatif est devenue une philosophie purement individualiste. Le but revendiqué n’est plus d’inscrire les nouveaux venus dans l’espace collectif où ils auront à mener leur vie, mais de pourvoir chacun des atouts qui lui permettront de se débrouiller au mieux dans une concurrence généralisée – une concurrence qui est devenue l’alpha et l’oméga de la vie sociale. L’idée même qu’il y ait besoin de références communes, quelque chose qui s’appelait autrefois la culture générale, qui était en fait la version élaborée de la culture scolaire de base, a cessé de faire sens. Une sorte de « culture globale », globale au sens de la globalisation, a pris la relève de la défunte culture générale. Elle se réduit au droit, à l’économie et à la technique, pour l’essentiel, avec un vague vernis de géopolitique.
Pierre Manent : Évidemment, ce que vient de dire Marcel Gauchet sur l’école est absolument essentiel. L’école est liée à la langue et à l’histoire nationales, or ces deux référentiels ont été délégitimés. Je mentionne une autre institution qui a joué un rôle considérable dans notre pays, c’est l’Église catholique. Je laisse de côté la question générale de la « déchristianisation », mais socialement, il est certain que le catholicisme aujourd’hui est pour sa plus grande part devenu une affaire de bourgeois et d’intellectuels. Cela n’a rien de déshonorant, mais cela veut dire que le peuple catholique s’est largement évaporé. En tout cas, ce rétrécissement du catholicisme fait partie des facteurs de déliaison des Français.
J’aimerais faire une remarque sur ce qu’on a appelé la sécession des élites. Ce n’est pas simplement un effet de la mondialisation du capital, c’est aussi le résultat d’une démarche sociale. Je suis très frappé par ce qu’on entend dans les classes bourgeoises éduquées et diplômées, à quel point, depuis quelques dizaines d’années, elles sont soucieuses que leurs enfants soient « parfaitement bilingues » et anglophones, avec cet argument qu’ainsi, ils pourront travailler en n’importe quel endroit du monde, dans le Golfe comme en Asie du Sud-Est, à Singapour comme en Australie. Je suis très frappé par la satisfaction que ces familles éprouvent à avoir obtenu ce résultat, combien elles se réjouissent que leurs progénitures se soient rendues entièrement indépendantes de la nation dans laquelle elles ont été éduquées, et dans laquelle elles envisagent tout de même de revenir quand il s’agira de prendre sa retraite ou de profiter, malgré tout, de nos hôpitaux… Il est fort légitime de se soucier de l’avenir de ses enfants, mais je ne peux m’empêcher de penser que ces bons citoyens ont perdu foi en leur pays. Pourquoi sinon se rendre le plus possible indépendant de la vie nationale ?
Le Macronisme n’est-il pas une sorte de Mitterrandisme augmentée ? On voit qu’aujourd’hui, la France est encore gouvernée par des mitterrandiens, qui sont à la tête des institutions…
Marcel Gauchet : Le legs de Mitterrand est effectivement à longue portée et je crois qu’on peut résumer le cadre dans lequel nous évoluons en disant que nous devons à de Gaulle le système institutionnel et à Mitterrand le ressort de la vie sociale. Le mitterrandisme s’est caractérisé par un phénomène assez remarquable : il n’y a aucun rapport entre le Mitterrand de 1981 et le Mitterrand qui quitte ses fonctions 14 ans après. Il a été l’opérateur involontaire d’une métamorphose à laquelle il n’a visiblement rien compris, mais qu’il a très bien su accompagner, avec une absence de principes qui a été l’âme de sa politique de manière générale, du début à la fin. C’est effectivement sous son règne que s’est installée la norme mentalitaire qui domine aujourd’hui, de la conversion à l’Europe néolibérale à la politique des droits de l’homme sous tous ses aspects.
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Il n’y a rien d’étonnant, donc, au fond, à ce que des survivants de l’aventure mitterrandienne soient toujours en position de pouvoir. Ils sont très adaptés à la situation, peut-être mieux encore que les nouveaux élus. La double dévitalisation du socialisme et du gaullisme qu’évoquait Pierre Manent a été l’œuvre du couple Mitterrand-Chirac, ce qui me fait parler de mitterrando-chiraquisme pour résumer l’esprit politique dominant. Chirac a été à droite celui qui s’est finalement rallié à la métamorphose mitterrandienne en lui donnant sa couleur de droite, si tant est que l’expression, dans son cas, ait encore un sens. Nous avons eu depuis lors un mitterrando-chiraquisme « de droite » avec Sarkozy et un mitterrando-chiraquisme « de gauche » avec Hollande, Macron faisant la synthèse des deux. Mais nous pataugeons toujours dans le même marécage, donc éventuellement sans surprise avec les mêmes pataugeurs.
Pierre Manent : Il est vrai que Mitterrand, qui fut un virtuose de la politique à l’ancienne, est celui qui a le plus contribué à cette dépolitisation générale, en allant successivement d’un bout à l’autre de l’échiquier, puisqu’il a commencé nettement à droite, puis il est allé très à gauche et a fini, si j’ose dire, au plafond. Il a contribué à cette sorte d’indifférence supérieure de la classe dirigeante à l’égard des orientations politiques que le peuple prend encore au sérieux.
Vous parliez justement de ces cellules de pouvoir avec des personnes non élues. Qu’est-ce qui empêcherait un homme politique élu président d’envoyer paître ces institutions ?
Pierre Manent : C’est une très bonne question. Un homme politique montre son sérieux quand il la prend au sérieux. J’avais beaucoup apprécié que Michel Barnier, faisant campagne pour la direction du Parti républicain, pose cette question et commence à indiquer quelques mesures importantes à prendre. Le préalable à la rupture avec la paralysie, c’est d’être capable d’expliquer aux Français quels sont les ressorts institutionnels de cette paralysie, quelle est la latitude d’action dont on dispose sans avoir à changer les institutions, et dans quelles circonstances il deviendrait indispensable de les modifier.
Ce travail, jusqu’à présent, personne ne l’a conduit avec une rigueur suffisante. Nous avons une latitude d’action que nous n’utilisons pas. Nous avons tellement intériorisé l’idée que de toute façon, ça ne va pas être possible, à cause de l’Europe, à cause du Conseil constitutionnel… Concernant ce dernier, personne ne songerait à mettre en doute son indépendance, mais je pense que ses décisions peuvent être légèrement colorées par l’impression qu’il se forme de la résolution du gouvernement dont il examine les lois et mesures. L’épisode le plus révélateur en la matière est celui de la récente loi sur l’immigration dont le Président et le gouvernement attendaient ostensiblement que le Conseil la censurât, ce qu’il fit obligeamment.
L’obstacle principal est un obstacle d’opinion. Presque tous ceux qui ont des postes de responsabilité ont un surmoi absolument écrasant sur ce point : l’idée même de rompre avec certaines habitudes européennes, de proposer quelque chose qui va faire froncer les sourcils au Conseil constitutionnel, les paralyse. Le parti populiste lui-même ne peut pas rompre avec cette situation, parce que non seulement il créerait immédiatement l’unanimité contre lui dans la classe dirigeante, mais aussi parce que lui-même, en réalité, est aussi intimidé que les autres. On l’a vu dans la dernière période, plus il se « rapproche du pouvoir », plus son discours devient hésitant et, à dire vrai, insaisissable. Qu’une élection le porte au pouvoir, et il fera comme les autres. Il n’y aura de rupture possible avec la paralysie que lorsqu’une partie importante de la classe politique, une « masse critique », sera vraiment persuadée que le pays doit retrouver une réelle latitude pour se gouverner lui-même, et puisera en elle assez de courage pour l’entreprendre
La Ve République est-elle le bon instrument institutionnel pour sortir de l’impasse ? C’est elle qui peut donner à nos gouvernants la légitimité suffisante pour prendre les décisions graves que vous mentionnez. Cependant, la fragmentation du champ politique empêche qu’une majorité se dessine et incline plutôt vers le parlementarisme, d’où la tentation de la proportionnelle…
Pierre Manent : Proportionnelle ou pas, tel qu’il est le parlement est paralysé
N’est-ce pas une question de culture politique ? Nous n’avons pas la culture du parlementarisme et des coalitions, à la différence de nos voisins allemands ou italiens. Pourrait-on implanter cette culture, par la force des choses ?
Pierre Manent : Oui, mais vous ne pouvez pas l’implanter si vous ne dégagez pas une coalition majoritaire… Et puis la folie d’être Président rend impossible toute démarche constructive sérieuse car elle fait exploser tous les partis ou ce qui en reste. Qui n’est pas candidat pour 2027 ? Mais qui obligera les hommes politiques à se conduire de manière à réparer notre machine politique ?
Marcel Gauchet : Aujourd’hui, les partis ne jouent plus aucun rôle dans la sélection du dirigeant principal prévu par les institutions. Le vrai filtre n’est plus du côté des partis mais du côté des médias. C’est la notoriété médiatique qui l’emporte.
Par ailleurs, pour comprendre le résultat un peu inattendu du deuxième tour des législatives qui a vu le succès relatif du Nouveau Front Populaire – front dont la nouveauté principale, soit dit au passage, était d’être antipopulaire – il faut prendre en compte un élément psychologique très important. J’ai les plus grands doutes à cet égard sur l’explication communément alléguée selon laquelle l’instinct républicain profond du peuple français aurait répugné à la victoire d’une « extrême droite » fantasmée. En revanche, je crois au caractère déterminant du sentiment de peur qui travaille le corps électoral. Le Rassemblement national représente le parti de l’aventure contre le parti du statu quo. Son accès au pouvoir serait un saut dans l’inconnu. C’est son handicap majeur. Il n’y a pas vraiment à s’étonner que le parti du statu quo l’emporte dans une situation où, précisément, plus la situation du pays est ressentie comme fragile, précaire, incertaine, plus la peur de sortir des clous pour passer à des solutions radicales est considérable. La conscience de la gravité de la situation alimente paradoxalement le refuge dans l’immobilisme.
Pierre Manent : Confirmation de votre remarque, on observe que les partis dits populistes et leurs électeurs sont bien moins hostiles à l’Union européenne qu’auparavant. Comme si dans cette situation fragile et incertaine, l’Europe nous offrait du moins ce sentiment réconfortant de ne pas être seuls. Alors que s’accumulent les raisons de viser un changement profond, le parti du statu quo l’emporte en effet.
“L’Arcom sent investie d’un magistère spirituel dans un contexte où le sentiment profond de nos élites est qu’elles sont condamnées à une bataille culturelle pour asseoir leur règne” Marcel Gauchet
Vous parliez du rôle de filtre des médias dans la sélection politique. Qu’avez-vous pensé de la séquence très commentée du renouvellement des fréquences télévisuelles cet été, et des sanctions de l’Arcom à l’encontre de CNews ?
Marcel Gauchet : Il y a une nécessité technique à l’existence d’un organisme de type Arcom, qui tient au fait que le nombre de fréquences disponibles dans un certain nombre de canaux de communication est limité et qu’il faut donc départager les candidats à leur attribution, sans parler du contrôle lui aussi nécessaire de l’usage qui en est fait. Mais la sociologie du personnel de ce genre d’institution, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, fait qu’elle ne saurait se contenter de ce rôle. Elle se sent investie d’un magistère spirituel dans un contexte où le sentiment profond de nos élites est qu’elles sont condamnées à une bataille culturelle pour asseoir leur règne face à la funeste poussée de la plèbe. Le rôle technique dévie vers un rôle de contrôle de l’opinion afin de la tenir dans les limites du « cercle de la raison » dont nos braves technos ne doutent pas une seconde d’être les incarnations. C’est une situation qui se retrouve dans toutes les démocraties occidentales sous des formes diverses. Regardez le cas américain : il a fallu qu’un milliardaire excentrique s’empare de Twitter pour rétablir une situation d’ouverture de la discussion que le consensus élitaire entendait soigneusement circonscrire dans les bornes du statu quo.
Pierre Manent : Statu quo oui, mais avec encouragement pour tout ce qui passe pour progressiste.
Marcel Gauchet : Oui, « progressiste » est le vrai mot d’ailleurs pour qualifier cette bonne conscience dirigiste.
Pierre Manent : Moi qui suis un invétéré adepte des radios publiques, j’y constate des analyses plutôt impartiales de la situation politique, mais, dès qu’il s’agit d’une question « sociétale », il n’y a plus le moindre effort d’impartialité.
Marcel Gauchet : Il y a même une vocation missionnaire !
Pierre Manent : Exactement. Le bon journaliste aimable et impartial devient partisan déclaré dès qu’il passe la frontière de ce domaine idéologiquement chargé.
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Nous commémorons le triste anniversaire du 7 octobre. Pour ce qui est du débat français, quel regard portez-vous sur les conséquences de ces événements, et notamment l’alliance des gauches qu’on pensait irréconciliables ?
Marcel Gauchet : C’est un sujet très épineux parce qu’on manque d’informations solides sur les motivations des uns et des autres. Je m’interroge sur le degré d’instrumentalisation de ce discours pro-Hamas, pour aller très vite, et sur son degré de cynisme. Il est évident qu’une grande partie de la gauche qui fait partie de cette alliance contre-nature ne partage absolument pas la position de Jean-Luc Mélenchon, mais se sent dans l’impossibilité de réagir contre en fonction de son intérêt électoral. La part du calcul cynique et la part de sincérité, y compris chez Jean-Luc Mélenchon, me semblent indémêlables. Je tends à croire à l’insincérité totale de Mélenchon et au caractère instrumental de sa ligne de conduite, mais avec l’effet d’autoriser par sa légitimité politique une libération de l’antisémitisme culturel présent dans l’électorat musulman. C’est le vrai danger.
Pierre Manent : Je partage votre perplexité sur le caractère sincère ou insincère de la démarche de Jean-Luc Mélenchon, mais cela me paraît malgré tout une question secondaire. Dans l’histoire de l’antisémitisme politique de la fin du XIXe et du premier XXe siècle, combien d’entrepreneurs politiques ont choisi l’antisémitisme par « conviction » antisémite ou par calcul ? C’est une question indémêlable, mais il est certain que dans cette période, l’antisémitisme est devenu un instrument politique majeur pour des entrepreneurs politiques peu scrupuleux et désireux de parvenir au pouvoir à n’importe quel prix. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec Jean-Luc Mélenchon. Très délibérément, celui-ci a décidé de fédérer les différentes composantes du « nouveau peuple » dont il veut être le leader – une certaine extrême gauche révolutionnaire et insurrectionnelle d’un côté, et de l’autre l’immigration principalement musulmane – en donnant comme axe fédérateur à cette alliance, dans laquelle il voit l’avenir de son mouvement, la haine d’Israël et du peuple juif. Il a ainsi redonné vie à l’antisémitisme politique. Il a même réussi à attacher à son char le Parti socialiste, naguère le plus sincère et le plus constant ami de la démocratie israélienne.
“Le « droit international », tel qu’il prévaut aujourd’hui, est de plus en plus hostile aux nations constituées” Pierre Manent
Marcel Gauchet : La question qu’il faut se poser est celle des dimensions que ce nouvel horizon est susceptible d’acquérir. Cette perspective peut-elle prendre les proportions d’un mouvement de masse, à l’instar de l’antisémitisme d’extrême droite du passé, au point d’en faire une force politique incontournable ? C’est la grande inconnue. J’ai tendance à penser que c’est tellement contraire, malgré tout, à ce qu’a été la gauche en France, pour le meilleur et pour le pire, au XXe siècle, que le calcul de Jean-Luc Mélenchon ne peut aller très loin. L’oubli de ce qu’on a été a des limites.
Pierre Manent : Je crois en effet que, dans le cadre national français, cette démarche rencontre des obstacles puissants, Dieu merci. Mais n’oublions pas ces deux facteurs que sont d’une part la pression du monde musulman sur toutes les composantes de la vie française, d’autre part ce mouvement nouveau, qui traverse tout l’Occident, de la jeunesse universitaire qui cible Israël comme la source première du mal dans le monde. C’est un facteur particulièrement dangereux.
Marcel Gauchet : Sciences Po me semble en effet plus dangereux que Jean-Luc Mélenchon par ses effets à terme. Je n’ai aucune peine à comprendre la sympathie pour le malheur palestinien mais je ne peux pas comprendre la sympathie pour un mouvement particulièrement répugnant, au-delà même de son caractère terroriste, comme le Hamas. Il y a un terrorisme « propre », si j’ose m’avancer sur ce terrain scabreux, et un terrorisme ignoble. Ne pas le voir m’est inintelligible. J’ai l’impression habituelle que la plupart des sentiments politiques me sont accessibles, même si je ne les partage pas, mais celui-là, je ne le comprends pas.
L’ironie de la situation, c’est donc qu’on a assisté à un barrage contre un antisémitisme passé avec les nouveaux antisémites. Comment expliquer ce choix du Parti socialiste, des macronistes et même de certains LR ?
Marcel Gauchet : Il y a un dérèglement des esprits. Moi qui suis, comme Pierre Manent, un adepte de toujours de la radio publique, j’ai entendu Dominique de Villepin, que je tenais pour un esprit solide, tenir un discours hyperbolique et insensé sur la situation à Gaza, affirmant y voir le plus grand scandale et le pire épisode de notre histoire récente. Le « génocide » n’était pas loin, même si le mot n’a pas été prononcé, sauf erreur de ma part. Il nous a refait son célèbre discours contre l’intervention en Irak à l’ONU sur le mode anti-israélien. Cela dit, je crois deviner la logique qui conduit au discours de Villepin pour avoir entendu depuis longtemps, le personnel diplomatique se plaindre d’Israël, off record, en tant que grand fauteur de troubles dans la région. « Si Israël n’était pas là, on aurait la paix. » Mais hors de ce cas particulier, je ne vois que des calculs médiocres et une absence complète de conscience historique pour expliquer pareille indifférence aux enjeux d’un tel choix.
Pierre Manent : Oui, absolument. Le « droit international », tel qu’il prévaut aujourd’hui, est de plus en plus hostile aux nations constituées, surtout si elles appartiennent aux « dominants » anciens ou nouveaux. Il est indifférent aux situations politiques réelles, aux accomplissements effectifs des différents groupes humains. C’est pourquoi ceux qui parlent au nom de ce droit sont pour ainsi dire irrésistiblement partiaux contre Israël.