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Édito culture #36 : Le théâtre des opérations

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Publié le

3 novembre 2020

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L’éditorial culture du numéro 36, par Romaric Sangars.
Ed Ro

D’après Eddy Bellegueule, le roman est mort et c’est tant mieux, tout le monde parle en son nom propre, enfin, c’est la transparence et la vérité plate, idiote, littérale, telle que l’aiment les marxistes, c’en est enfin fini des affèteries bourgeoises de la fiction. Si c’est « je », c’est que c’est vrai, assène-t-il avec la même candeur qu’un candidat de télé-réalité. Bah oui. Mais qui dit « je » ? Eddy Bellegueule ou Édouard Louis ? Les types passent leurs journées à vous expliquer qu’ils ne savent pas qui ils sont, qu’ils ont changé d’avis sur leur sexe, voire sur leur ethnie d’origine, ou prétendent au contraire n’être que le produit de circonstances socio-économiques qui les dépassent, soit n’être pas les vrais propriétaires de leur « je », mais il faudrait les croire quand ils disent « je » ?

« Pourquoi parles-tu encore de ce débile”? », me demande Nicolas Pinet, qui me paraît très serein pour un bouclage qui s’étire en longueur en dépit du couvre-feu. « Je crois que beaucoup de gens le prennent très au sérieux », lui réponds-je en lui resservant un verre de vin. « Qui ? » Eh bien, par exemple, Oriane, dans Transfuge, qui écrit ceci : « Édouard Louis politise une évidence éditoriale de cette rentrée : Carrère fait son Yoga, et chacun applaudit la mise à nue. Louis fait simplement un pas de plus, et condamne la fiction. L’enterrement est rapide, célébré sur Instagram par des milliers de likes. » Certes, l’argument des « likes » sur Instagram ne prouve pas grand-chose. La faute d’orthographe sur « mise à nue » au lieu de « nu », nous met mal à l’aise. Pourtant, comme nos consœurs, il nous arrive de laisser des coquilles. De là à dire que le Tintin des lettres françaises, qui n’arrive pas à se couvrir le nombril, aurait enterré le roman, il y a en effet un pas rapidement franchi.

Il y eut des petits Louis bien avant, qui tous répétèrent que la fiction était finie, qu’il fallait se retrousser les manches et produire utile, politique, qui étaient convaincus que leur superficialité et leur littéralisme étaient un gage de sérieux et non les raisons de leur aveuglement

« Mais pourquoi prends-tu au sérieux cette pouffe d’Oriane ? », me demande Nicolas en sautant à pieds joints sur une caricature de Philippe Sollers. Elle a quand même la qualité de lui répliquer, lui réponds-je, tandis que la majeure partie du milieu littéraire parisien se pâme devant son moindre glaviot sincère et victimaire. « Une vieille habitude politique, l’art doit toujours être mis sous tutelle », poursuit Oriane. « Politique ? » C’est amusant comme interprétation. Il n’y a que la gauche qui mette l’art sous tutelle ; la droite à mémère censure, mais elle n’a jamais enrégimenté l’art en vue de réformer la société. Enfin, la seule chose qui nous console de cette manie, c’est qu’en dépit de leur acharnement, la société ne va jamais dans le mur que visaient les illuminés de la Révolution. Elle en rejoint un autre, imprévu, avec leur concours. C’est ce que montre Montal, entre autres choses, dans son beau roman sur le drame du 5-7.

Il y eut des petits Louis bien avant, qui tous répétèrent que la fiction était finie, qu’il fallait se retrousser les manches et produire utile, politique, qui étaient convaincus que leur superficialité et leur littéralisme étaient un gage de sérieux et non les raisons de leur aveuglement. Cela étant, il n’est pas faux de dire qu’il y a une crise de la fiction en littérature, aujourd’hui, tout simplement parce que celle-ci est assumée de manière souvent plus efficace par le cinéma et les séries. Aussi la création littéraire est-elle amenée à se concentrer sur ses qualités propres. Ce qui ne veut pas dire oublier le roman, mais simplement exploiter mieux les avantages de son outil, creuser plus intime, extraire tout ce qui échappe à l’image, et s’éparpiller plus large vu que les mots s’enchaînent beaucoup plus vite que les plans.

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S’adapter au théâtre des opérations, voilà, tout ce qu’il y a à faire, à chaque époque, nul besoin de décréter la mort du roman ou le mitraillage permanent de « je » qui sont si souvent un autre. Comprendre quels sont les enjeux, quel est le territoire, quels sont les dangers prioritaires. Laisser aussi, simplement, la folie agir, qui souvent sait mieux viser que notre seule conscience limitée.

« Mais pourquoi crois-tu que le milieu littéraire français est au point sur ses questions ? » me demande maintenant mon collègue en mâchant, après qu’il l’a fait imprimer en douce, un portrait de François Busnel. C’est vrai qu’il y a de quoi en douter à l’heure où tous ces gens redoublent d’hyperboles pour regretter les conséquences du fanatisme… Que l’on songe à l’affaire Dantec, à l’affaire Camus, à l’affaire Millet, et l’on constatera que ce milieu visionnaire, au cours de ces dernières décennies, aura tout de même réussi à faire successivement décapiter certains de ses meilleurs écrivains au seul prétexte qu’ils avaient caricaturé Mahomet. Et cela n’est pas une fiction.  

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