Le poème, la chair et la mort sont trois réalités aujourd’hui évacuées par un monde trivial, abstrait et anti-tragique. Le poème étant le lien le plus direct entre la chair et la mort, l’étincelle qui surgit de leur confrontation, ceci explique sans doute cela.
La mort n’est pas un thème en vogue, en dépit de son aspect fédérateur et égalitaire. Surtout, elle constitue, outre une issue inévitable, un bon stimulant. Les samouraïs le savaient, eux qui devaient chaque matin s’imaginer en détail la destruction de leur propre chair. Mieux que la gelée royale ou les postures de yoga, dix minutes de memento mori vous lancent une journée à plein régime. Pourquoi ? Parce que la conscience du point final pousse à articuler les phrases, et donc à assumer un destin, un destin à opposer au néant. Sinon, son déni transforme l’existence en un long bourdonnement monotone et qui ne s’interrompra pas moins.
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Mais avec quoi écrit-on un destin ? Avec sa chair, son souffle, parfois son sang. Il s’agit de se mettre en jeu concrètement. Pas par un avatar ou le truchement d’une carte de crédit. C’est pourquoi tous les progrès techniques, toutes les facilités modernes n’y changeront rien. À la fin, les seuls actes fondamentaux : étreindre, modeler, endurer, combattre ; déclarer sa flamme ou forfait ou la guerre ; contempler un ciel, célébrer la vie ou mesurer la terre : tout cela s’accomplit avec son corps concret, avec ce qui est la seule forme connue du « moi », avec le seul « Je » dont nous disposions – fût-il parfois un autre.
Et le reste, tout ce qui surgit du choc de cette chair et de sa mort promise, cette phrase imparfaite, tend vers le poème, veut à la fois le sens personnel et le symbole cosmique, l’élan et l’éclat, une grande résonance, un rythme perpétuel, un genre de musicalité. C’est pourquoi lire Édouard Louis ou François Bégaudeau ne vous sera pas d’un grand secours pour conférer à votre existence l’allure qu’elle mérite et pourquoi l’époque, en méprisant la poésie pour lui préférer les borborygmes du rap infra-culturel ou l’hypnose sédative des séries bas-de-gamme, vise à vous voler la substance-même de votre existence.
Qu’importe que l’eau soit tiède si l’on ne sait plus en sortir pour aller s’ébattre à l’air libre ?
Votre chair est sans cesse atrophiée par l’invasion du virtuel, votre mort masquée par le divertissement continu. Comment espère-t-on que, de ces deux privations essentielles, naisse autre chose qu’une vie végétale atone ? Ce que certains intitulent « le confort moderne » et opposent à la misère des destinées d’hier, sans comprendre la profondeur effarante de la misère actuelle. Qu’importe que l’eau soit tiède si l’on ne sait plus en sortir pour aller s’ébattre à l’air libre ?
Le poème est la forme à viser, à rejoindre, à cultiver par tous les moyens possibles, dans les actes les plus fondamentaux comme les plus fous ou les plus dérisoires. Il y a de la poésie dans le glissement d’une goutte de pluie sur une vitre, la marque d’un rouge à lèvres sur un filtre au sol, une aube brouillée ou l’acrobatie d’un Rafale. C’est une manière de déployer l’existence, d’opposer sa chair à la mort avec plus d’élégance et plus de fougue, de toréer le réel. Or, la meilleure manière de cultiver cette forme demeure d’en lire, des poèmes, et de lire les poèmes d’aujourd’hui pour rendre davantage de présence à sa chair d’aujourd’hui.
C’est pourquoi il est urgent de lire Olivier Barbarant.