Skip to content

Éditorial culture de Romaric Sangars : Héros, génies et victimes

Par

Publié le

4 avril 2025

Partage

« La petite sœur, portée par la vague idéologique de son époque, comptait faire primer les droits de la victime sur les privilèges de l’héroïne accusée de violences. » Éditorial culture du numéro 85.
© Nancy Cantwell – Unsplash

Le règlement de comptes public entre les sœurs Seigner, le mois dernier, sembla mettre en scène en quelques publications réticulo-sociales, la lutte actuelle que se livrent deux archétypes, le héros et la victime, et à travers eux, deux univers moraux qui viennent d’entrer en collision. Bon, vous me direz que les vedettes ne sont pas des héros au sens du maréchal Ney ou de Louis IX, lequel est également un saint. Ce sont du moins les héros de la société du spectacle, auréolés par l’éclat médiatique, glorifiés par la multiplication iconique de leur image, après qu’ils ont accompli un exploit, une prouesse, au terme d’une aventure artistique. Certes, ces « vedettes » ne correspondent pas vraiment au panthéon classique et romantique, elles ne sont ni les plus excellentes dans leur domaine, ni des pionnières incomprises ; on n’adore là ni Poussin ni Van Gogh, mais simplement des talents notables ayant réussi à insuffler un peu d’âme dans la grande hypnose du divertissement de masse. En somme, ces vedettes du cinéma ou de la chanson sont aux génies de l’art ce que les sportifs doués sont aux guerriers décisifs : des cadets hors de danger.

Il ne faut pas juste avoir été victime, il faut le proclamer sur le cadavre du héros démasqué et vaincu

Cela précisé (nous ne transigerons jamais sur le sens des hiérarchies), Mathilde Seigner incarne donc une certaine forme « grand public » d’héroïsme en son domaine, et l’État, qui se légitime en légitimant, grâce à l’autorité qu’il lui communiquait, aspira un peu de son rayonnement. Jusque-là, nous nous trouvions dans un commerce classique. Mais voilà que la petite sœur Seigner, Marie-Amélie, voulut saigner la grande, et se servit de ce terrible contre-pouvoir que représentent désormais les réseaux sociaux pour pénétrer ce trafic et le détourner à son profit. Il était scandaleux, affirmait-elle en prenant le peuple connecté à témoin, qu’on honorât une sœur qui l’avait autrefois battue. L’intimité globalisée a-t-elle atteint un tel degré que nous serions maintenant tous membres et juges d’une même grande famille ? S’il était indigne de récompenser pour son travail Mathilde Seigner, n’était-il pas aussi indigne de lui avoir offert auparavant des rôles valorisants ? À partir de quel stimulus l’indignation de la supposée victime dépasse-t-elle un niveau tolérable et à quel moment cet ébranlement personnel doit-il être communiqué à toute la société ? Ces questions contiennent leurs réponses : la réaction de Marie-Amélie Seigner apparait absurde tant sur le plan juridique que sur le plan moral commun (et ne magnifie pas la sororité).

Il fallait donc lire l’affaire sur un autre plan, celui d’une guerre symbolique où la petite sœur, portée par la vague idéologique de son époque, comptait faire primer les droits de la victime sur les privilèges de l’héroïne accusée de violences (le héros est toujours accusé de violences, et il s’en est souvent rendu coupable, en effet, voyez Napoléon, George Sand ou Picasso). Non seulement la victime est aujourd’hui une figure privilégiée sur celle du héros, mais encore, elle commence d’affirmer sa propre geste héroïque qui consiste non pas simplement à faire valoir sa voix, mais à révéler que le héros était un bourreau pour l’abattre. Il ne faut pas juste avoir été victime, il faut le proclamer sur le cadavre du héros démasqué et vaincu. Et donc accomplir une prouesse au risque d’une certaine violence. Ce qui, vous l’admettrez, constitue à la fin un renversement parfaitement circulaire. Il est plus probable, néanmoins, au sein de cet héroïsme victimaire réinventé, qu’il s’agisse de faire l’inverse, c’est-à-dire d’accomplir une violence au prétexte d’une prétendue prouesse, de travestir la pulsion en vertu, cette archaïque pulsion qu’illustrent Abel et Caïn – Abelle et Caïne dans notre ère de révolution matriarcale. Tout ça pour ça ; et les derniers modernes renoueront avec le cannibalisme.

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : L’hiver prendra-t-il fin ?

En attendant ce buffet, nous préférons mettre en lumière les derniers héros authentiques de l’aventure artistique quand ils se présentent encore à nous, comme Antoine Volodine, par exemple, qui arrive au bout de l’exploit de toute une vie littéraire. En passe d’achever, de son vivant, l’édifice fictionnel d’une cinquantaine de livres signés par lui-même et des hétéronymes, un édifice noir, troublant, fascinant, charriant toutes les horreurs et toutes les déceptions d’un siècle cataclysmique, Volodine est exemplairement un artiste sacerdotal ayant voué tout son effort à l’éclosion d’une nouvelle beauté, une beauté d’un genre étrange mais « l’étrange, c’est la forme que prend la beauté quand il n’y a plus d’espérance », déclarait l’un de ses personnages dans Des Anges mineurs. Un écrivain héroïque, c’est-à-dire génial, qui n’est dupe ni d’Abel ni de Caïn ni de la transformation des victimes en bourreaux, ni du revers des rêves de justice, lui dont les héros étaient rouges et qui aura recyclé le gâchis de leurs espérances en un formidable univers parallèle, qui aura su transformer l’échec politique en triomphe esthétique et la lutte partisane en élégie universelle, oh si loin des petits auteurs de procès-verbaux nombrilistes – trois ou quatre années-lumière au moins –, et méritant mieux qu’une médaille républicaine mais le panthéon authentique. En somme : pendant que certaines victimes visent à remplacer les vedettes en devenant des victimes-vedettes, nous continuons de cultiver le sens des hiérarchies. C’est lui qui nous sauvera.


Cliquez ici pour vous procurer le numéro 85 ou vous abonner à L’Incorrect.

EN KIOSQUE

Découvrez le numéro du mois - 6,90€

Soutenez l’incorrect

faites un don et défiscalisez !

En passant par notre partenaire

Credofunding, vous pouvez obtenir une

réduction d’impôts de 66% du montant de

votre don.

Retrouvez l’incorrect sur les réseaux sociaux

Les autres articles recommandés pour vous​

Restez informé, inscrivez-vous à notre Newsletter

Pin It on Pinterest