C’est Bernard Quiriny qui a fait porter mon attention sur cette polémique minime, mais significative, au sujet du premier roman de Julie Héraclès, Vous ne connaissez rien de moi, publié chez Lattès en cette rentrée. Rétrospectivement, c’était Héraclès qui semblait ne rien connaître de son héroïne, ou plutôt faire comme si elle n’en connaissait rien. En effet, celle-ci, dans son roman, donnait la parole à la « tondue de Chartres », une femme photographiée par Robert Capa en août 44, son bébé dans les bras, crâne rasé, croix gammée au front et escortée par des policiers et une foule qu’on n’imagine pas franchement compatissante. Dans son livre, le lecteur la découvrait hésitante, peu politisée, copine avec des juives, seulement tombée amoureuse d’un bel officier allemand par hasard.
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Et la foule d’humilier une innocente et l’autrice de sauver son honneur, incarnant la vérité littéraire contre la rumeur publique et les raccourcis des circonstances. On prépare déjà une adaptation cinématographique. Sauf que la réalité historique, bien documentée, révèle que Simone Touseau paradait avec la kommandantur et menaçait les habitants, était fan d’Hitler et dénonça son voisin, d’ailleurs, comme nous l’apprit le petit-fils dudit voisin rescapé de Mauthausen, écœuré à la lecture du roman.
« Tous ces romans inspirés de faits historiques réels, c’est malhonnête et c’est fainéant, et il n’est que justice que ça retombe finalement sur les auteurs. », m’écrivait Quiriny, qui avait déjà dénoncé cette vilaine tendance littéraire dans un article célèbre de L’Incorrect en 2017, consacré au livre d’Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, qui remporta cette année-là le prix Renaudot. Mon ami, collègue et confrère, lui-même auteur de brillantes nouvelles fantastiques, jubilait de la déconvenue de la primo-romancière. Recopier l’Histoire, c’est artistiquement une facilité et ça donne une caution de sérieux très discutable : la preuve. Quand cette prétention au réel s’avère une flagrante trahison du réel, il y a de quoi s’amuser. On croit qu’on est intense et tragique parce qu’on évoque une période intense et tragique ; on croit qu’on saisit quelque chose du réel parce qu’on part d’une photographie des événements; on croit qu’on est héroïque parce qu’on redistribue les rôles a posteriori. Paresse et foutaises.
Recopier l’Histoire, c’est artistiquement une facilité et ça donne une caution de sérieux très discutable : la preuve.
Et c’est pourquoi, d’ailleurs, la multiplicité des fictions ne croît qu’en trompe-l’œil, la plupart des films, des séries, des romans ne représentant que les infinies réverbérations de la même narration officielle, un hypertexte implicite assez limité qu’on se contente de traduire au sein de différents décors. Même les sculptures n’en érigent que les ultimes bégaiements, constatais-je l’autre matin en courant à travers les Tuileries, alors que j’apercevais les « œuvres » contemporaines exposées de-ci de-là pour promouvoir Paris + par Art Basel, parmi lesquelles une femme noire en surpoids visiblement entravée hors plages de loisir et un clitoris de la taille d’un poney. C’était là un résumé grossier et littéral du catéchisme en vogue : le summum du mal n’étant plus associé à la shoah mais à la traite négrière occidentale, quand le degré supérieur de toute valeur positive se confondait désormais avec l’exaltation du clitoris, un culte phallique de substitution, impliquant que la jouissance de la femme pour la femme et par elle-même était devenu l’horizon indépassable de la félicité humaine.
L’idée de roman de Julie Héraclès ne consiste finalement en rien d’autre qu’en un réalignement symbolique de l’ancienne mythologie à la nouvelle: il ne faut plus lyncher les nazis lorsque le nazi est une femme, le prestige victimaire féminin ayant atteint un tel degré qu’il doit annuler, en quelque sorte, les stigmates de la bourrelle fasciste. L’anecdote historique ne devait servir qu’à adapter ce script. Voilà le pourquoi de la bévue ; le mystère n’est pas plus vaste.
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Un authentique artiste, c’est justement celui dont la représentation vient brûler la vignette obligatoire, celui qui se situe au niveau de la fabrique de la fiction, celui qui fait miroiter le réel. En cette époque où le statut d’artiste, au contraire de celui de soldat, de sainte ou de conquérant, n’a souffert aucune dévaluation, il a rarement été aussi difficile d’en rencontrer un vrai. Et sur ce constat, Bernard Quiriny, que j’imagine toujours installé sur le fauteuil chesterfield qui orne la couverture de l’un de ses derniers livres, je suis sûr, ne me contredira pas. Il haussera simplement un sourcil entendu et puis s’avancera vers le foyer de sa cheminée d’un pas tranquille afin de raviver les flammes.