La gauche et une partie de la droite en avaient fait son diable. Et le cadavre n’a pas encore refroidi que les nécrologies de ses détracteurs fleurissent déjà dans la presse de gauche, vendant leurs plumes à l’indécence et à la honte.
La chevauchée Le Pen, c’est celle d’un « petit Breton heureux dans la grande France » d’après ses mots. Né le 20 juin 1928 à La Trinité-sur-Mer, en pays celte, Jean-Marie Le Pen est à jamais marqué par les vents bretons et les drames de son enfance. À l’âge de 14 ans, il perd son père, marin-pêcheur, dont le chalutier « La Persévérance » saute sur une mine. Pupille de la Nation, il forge son caractère dans une adversité où la terre et la mer se pénètrent « comme les doigts de la main », aimait-il à rappeler.
Marin-pêcheur, mineur de fond, parachutiste, tribun étudiant : Jean-Marie Le Pen fut tout cela avant de devenir une figure politique majeure et controversée
Son parcours, d’une richesse étonnante, l’emmène des bancs de la faculté de droit à Paris à ceux de l’Assemblée nationale, en passant par les champs de bataille de l’Indochine et de l’Algérie. Marin-pêcheur, mineur de fond, parachutiste, tribun étudiant : Jean-Marie Le Pen fut tout cela avant de devenir une figure politique majeure et controversée.
Le tribun nationaliste
En 1956, à seulement 27 ans, il devient le plus jeune député élu de l’Assemblée nationale sous l’étiquette poujadiste. Mais très vite, son goût pour les combats solitaires et sa radicalité politique le poussent à quitter cette voie pour embrasser un nationalisme sans concession. Fondateur du Front national en 1972, il devient la figure de proue d’un parti à l’époque marginal, mais qui saura cristalliser les inquiétudes d’une partie croissante de l’électorat français.
Doué d’une éloquence redoutable, Jean-Marie Le Pen était à la fois admiré et vilipendé pour sa capacité à jouer des mots comme des émotions. Maître dans l’art de la formule choc, il excella dans le rôle du provocateur, parfois au détriment de sa cause. En 1987, il déclara que les chambres à gaz étaient « un point de détail » de l’Histoire, une phrase qui le poursuivra jusqu’à la fin de ses jours. « La plus grosse connerie qui soit sortie de ma bouche », confiera-t-il plus tard à ses proches, sans jamais présenter d’excuses publiques. L’orgueil des anciens, qui ne s’excusent jamais, transforma à jamais le prophète en paria. La gauche et une grande partie de la droite s’en frottèrent les mains. Le diable avait enfin un visage.
Comme l’explique brillamment Jean-Yves Camus, l’un des grands spécialiste de l’extrême droite, « l’attitude de le Pen vis-à-vis du génocide des juifs tient sans doute à l’indifférence et aux préjugés du sens commun davantage qu’à un antisémitisme doctrinal. Ce n’est toutefois pas excuser que de préciser ceci : Jean-Marie Le Pen était un homme de son milieu, de son temps – les préjugés qu’il exprimait, aussi. »
L’émergence d’un phénomène politique
Le Pen fut aussi un stratège médiatique hors pair. Grâce à la montée en puissance de la télévision dans les années 1980 et à l’habileté de François Mitterrand, qui encouragea sa présence pour diviser la droite, le Front national s’imposa comme une force électorale majeure. En 1984, il obtient 11 % aux élections européennes, marquant l’entrée du FN sur la scène nationale.
Le point culminant de sa carrière survient le 21 avril 2002, lorsqu’il accède au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac. Cet événement, qualifié de « séisme politique », marque la victoire d’une stratégie qui allie discours populiste et thèmes identitaires. Mais il révèle aussi les limites d’un personnage clivant : Le Pen est battu avec 82,21 % des voix en faveur de Chirac, le front républicain ayant tourné à plein régime. Ce jour-là, son visage, abasourdi, fut immortalisé par les caméras, un instant suspendu entre triomphe personnel et rejet collectif d’une France qui n’était pas prête.
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Jean-Marie Le Pen, ce provocateur invétéré, était un homme qui assumait ses outrances. « Je préfère être haï pour ce que je suis plutôt qu’aimé pour ce que je ne suis pas », aimait-il à répéter. Cette philosophie guida sa carrière, mais lui coûta également cher. Ses multiples dérapages, souvent intentionnels, renforcèrent son image d’épouvantail politique. En 1991, ses propos sur la « démographie galopante » en Afrique lui valurent de nouvelles accusations de racisme. Il ne cessa de jongler entre l’image du tribun populaire et celle du polémiste infréquentable.
Son appartenance à la vieille école politique se reflétait aussi dans son style de vie : amateur de littérature classique, il citait volontiers Racine, Corneille ou Barrès lors de ses discours. Son manoir de Montretout, hérité d’un riche industriel, devint à la fois un sanctuaire familial et un symbole de la bourgeoisie nationaliste qu’il représentait. Aujourd’hui encore, le collectif Némésis investit les lieux de la vieille demeure avant de préparer ses actions coup de poing.
Une dynastie politique
Si Jean-Marie Le Pen a marqué l’histoire, c’est aussi par la transmission politique qu’il initia. Ses trois filles, Marine, Yann et Marie-Caroline sont autant d’héritières, bien que leur trajectoire au sein du Front national diffère. Marine Le Pen, qu’il propulsa sur le devant de la scène en 2002, incarne le virage stratégique de la dédiabolisation. Mais ce choix fut source de tensions entre père et fille. En 2015, après une série de déclarations polémiques, Marine décide d’exclure son père du FN, un acte perçu comme un parricide symbolique. Trois ans plus tard, le Front national est renommé Rassemblement national.
Ce conflit familial éclipsa pourtant les alliances qui se nouèrent autour du patriarche. Sa petite-fille, Marion Maréchal, s’inscrit dans une lignée idéologique plus proche de celle du Menhir, revendiquant un conservatisme assumé. En atteste son hommage, empli de dignité et publié sur les réseaux sociaux : « Daddy, ne t’inquiète pas : la mission que tu m’as confiée il y a 13 ans avec ta lettre, je ne l’ai pas oubliée. »
Pour ses partisans, il fut un visionnaire, prophète des enjeux identitaires, migratoires et sécuritaires qui dominent aujourd’hui le débat public
Le Pen laisse un héritage ambigu. Pour ses partisans, il fut un visionnaire, prophète des enjeux identitaires, migratoires et sécuritaires qui dominent aujourd’hui le débat public. Le Pen a réussi parce que les partis ont déserté, et a indéniablement permis à ses idées de se propager. Mais ses provocations n’ont-elles pas, au final, fait perdre du temps à ces mêmes idées ? Pour ses adversaires, il demeure un épouvantail, incarnation d’une France réactionnaire et xénophobe. Mais les détracteurs d’aujourd’hui semblent plus indigestes que leur ennemi d’hier, jubilant devant la mort de ce dernier comme des vautours tournoyant au-dessus d’une proie plus honorable qu’eux, place de la République à Paris.
Son influence est incontestable. Jean-Marie Le Pen a contribué à structurer un courant politique qui, bien qu’en marge, a souvent dicté l’agenda des grands partis traditionnels. Ses mémoires intitulées Fils de la nation offrent une plongée dans l’esprit complexe de cet homme attaché à la France éternelle. Il y exprime sa fierté pour son engagement, mais aussi ses regrets : « Je n’ai pas changé, c’est le monde qui a changé autour de moi. »
Une figure pour l’Histoire
Aujourd’hui, alors que son nom continue de diviser, il reste le témoin d’une époque et d’un pays en quête de repères. Jean-Marie Le Pen s’en va, mais son ombre plane encore sur une France dont il a écrit, à sa manière, une partie de l’Histoire. Son visage, sa voix, ses outrances et ses combats demeurent gravés dans la mémoire collective, témoins d’un homme qui, pour le meilleur et pour le pire, ne laissa personne indifférent.
En somme, Jean-Marie Le Pen fut un homme de paradoxes. Tribun hors pair, stratège visionnaire et figure paternelle complexe, il a marqué la politique française comme peu d’autres avant lui. Patrick Buisson le résumait ainsi : « Le Pen, c’est une France qui lutte avec elle-même, entre ses ombres et ses lumières. »