Si de nombreux observateurs ont pu penser que Poutine ne s’arrêterait pas avant la conquête de l’intégralité du territoire ukrainien, du moins de Kiev et a minima d’Odessa, arrachant ainsi l’ensemble du littoral ukrainien, pour la Russie désormais, même les objectifs minimaux apparaissent bien incertains. Cependant, l’ampleur de la mobilisation qu’elle a décrétée (300 000 soldats supplémentaires rejoignant à terme les 200 000 combattants russes ou prorusses déjà engagés sur le front) paraît indiquer que la Russie n’a pas perdu espoir.
Alors que la Russie a entièrement abandonné Kherson, la conservation de l’intégralité du Donbass, composé des oblasts de Donetsk et Lougansk, constitue probablement en revanche un objectif auquel la Russie ne renoncera pas, justifiant ainsi les sacrifices consentis. L’armée russe avait réussi la conquête de l’oblast de Lougansk, à l’exception du village symbole de Bilohorivka, resté constamment le théâtre des combats les plus âpres. Mais la contre-offensive ukrainienne de Balaklia, qui a permis la reprise des villes clefs d’Izioum, Lyman et Koupiansk, continue à menacer le maintien des troupes russes au nord de Lougansk. Pour le moment les lignes russes continuent à tenir et à freiner la poussée ukrainienne. L’envoi en urgence de milliers de soldats russes mobilisés y est probablement pour beaucoup.
Sloviansk protège l’accès à Kramatorsk par le nord, Droujkivka et Kostiantynivka verrouillant l’accès par le sud. S’assurer de sa conquête est un objectif auquel Poutine ne pourra renoncer
Mais la conservation de l’oblast de Donetsk est plus incertaine. Si sa conquête littorale fut rapidement achevée après la reddition des défenseurs d’Azovstal, dernier carré de la ville martyre de Marioupol, le gros du travail reste à faire pour les Russes, qui doivent maintenant s’emparer de l’intérieur des terres. Ces plaines agricoles ont été transformées depuis 2014 par les Ukrainiens en véritables lignes Maginot. Les fronts les plus tendus, telles les localités de Marïnka et d’Avdiivka à la périphérie de la ville de Donestk, sont toujours le théâtre de combats acharnés. Lorsque les Russes parviennent à avancer, leurs conquêtes se comptent en dizaines de mètres seulement.
Dans cette immense plaine du Donbass, la maîtrise des forêts et des hauteurs constitue un enjeu important. Ce sont cependant les villes qui représentent les objectifs les plus critiques. Et parmi celles-ci, la plus importante d’entre elles est encore en territoire ukrainien, Kramatorsk. Elle est devenue, depuis la perte de Donestk en 2014, la capitale de facto de l’oblast, côté ukrainien et l’ultime ligne de défense en cas d’avancée russe vers l’ouest. Ce grand ensemble urbain est en réalité composé de quatre villes. Sloviansk protège l’accès à Kramatorsk par le nord, Droujkivka et Kostiantynivka verrouillant l’accès par le sud. S’assurer de sa conquête est un objectif auquel Poutine ne pourra renoncer.
Lire aussi : Droite nationale : de l’Atlantique à l’Oural mais toujours dans le mur
Les Ukrainiens le savent et s’y sont préparés en conséquence. Les Russes ont d’abord voulu éviter d’aborder cet objectif par ses points les plus défendus. La prise rapide d’Izioum leur permettait d’envisager un encerclement de la zone urbaine de Kramatorsk par l’ouest, d’en faire le siège, de priver ses défenseurs de leurs lignes de ravitaillement et de l’investir enfin avec le moins de pertes possibles. Ce plan s’est rapidement trouvé enrayé dans les forêts situées au sud d’Izioum.
Le village de Bohorodychne, ouvrant l’accès à Sloviansk par le nord-ouest, a fait l’objet de centaines d’assauts russes durant tout l’été, sans succès. Non seulement les Ukrainiens ont tenu, mais la contre-offensive ukrainienne, lancée le 6 septembre, a depuis repoussé les lignes russes bien loin vers le nord-est. De même, une tentative d’encerclement de la zone de Kramatorsk par le sud-ouest paraît également hors de portée des Russes tant les obstacles pour y arriver sont importants. Il ne reste aux Russes que l’approche par l’est, la plus courte certes, mais la mieux défendue. L’envahisseur est désormais contraint à une attaque frontale : mais celle-ci, jour après jour, est en train de détruire l’armée russe.
En quatre mois d’assauts frontaux, acharnés et répétés, les forces russes n’ont pas réussi à franchir cette première ligne
Trois lignes de défense ont été établies par les forces ukrainiennes pour freiner l’avancée russe. La première part de Siversk, passe par Soledar et s’achève à Bakhmout. La deuxième, plus en retrait se déploie à travers champs. La troisième est constituée par la conurbation elle-même, de Sloviansk à Kostiantinyvka. Les Ukrainiens ont opté pour une défense « de l’avant », apportant le plus de moyens possibles à leurs premières lignes. Le résultat est sans appel. En quatre mois d’assauts frontaux, acharnés et répétés (parfois jusqu’à plusieurs fois par jour), les forces russes n’ont pas réussi à franchir cette première ligne. Ni à Siversk, ni à Soledar, ni à Bakhmout où la milice Wagner voit ses capacités offensives s’éroder jour après jour au rythme de ses lourdes pertes.
Alors que la première ligne n’est toujours pas enfoncée et qu’il reste la deuxième à franchir, on peut se demander dans quel état sera l’armée russe lorsqu’il s’agira de s’attaquer à la troisième, qui sera sans nul doute la mieux défendue : 60 kilomètres de zone urbaine qui seront très lourdement fortifiés et dont les approches seront minées et saturées de bunkers et tranchées. Les défenseurs ukrainiens sont en train de creuser le sol de toute part afin de relier par de multiples tunnels et bunkers souterrains les quatre villes de la ligne. Des lignes de ravitaillement vers le cœur de l’Ukraine, dont certaines pourraient être souterraines, sont prévues pour assurer l’apport en renforts, en armes et en ravitaillement à la défense de la ville. Enfin, les bunkers souterrains contenant hôpitaux, dortoirs et stocks logistique permettront aux soldats ukrainiens de combattre même sous les ruines.
Lire aussi : Pierre Mareczko : « Le bilan civil de Marioupol dépasse le bilan total de ces huit ans de guerre »
L’armée russe va donc continuer de souffrir. Si elle utilisait les centaines de milliers de soldats attendus en renfort pour relancer une guerre de mouvement permettant des avancées rapides et de grands encerclements de troupes ennemies au prix de moindres pertes, elle pourrait enfin changer la donne en sa faveur. Mais cela implique un génie tactique dont les généraux russes ont été jusqu’à présent cruellement dépourvus. Si en revanche et comme attendu, elle utilise ses renforts pour continuer son attaque frontale vers Kramatorsk, elle risque une guerre d’attrition aux résultats bien incertains. Même si elle parvenait finalement à conquérir Kramatorsk par une victoire à la Pyrrhus, les pertes qu’elle y aura subies mettront la Russie à la merci d’offensives ukrainiennes victorieuses sur les autres fronts. On peut donc aujourd’hui imaginer que le sort de la guerre d’Ukraine se scellera à Kramatorsk.