Qui n’utilise pas Facebook, Twitter, Amazon, Instagram ou YouTube ? Nos vies ont été bouleversées par l’apparition de ces compagnies informatiques américaines, en un peu moins d’une vingtaine d’années. Les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), nouvelles têtes de pont de la « disruption numérique », et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), sont aujourd’hui des acteurs déterminants, habituellement plus conscients que les décideurs politiques de l’ampleur de la révolution technologique à l’œuvre, des changements anthropologiques que provoque la connexion en temps réel de la planète entière. Comme le note l’économiste Paul Veltz, « les apports du numérique sont d’une autre nature que ceux de l’automobile ou de l’électroménager, par exemple. Ils sont davantage comparables, par leurs implications ubiquitaires, à ceux de l’imprimerie », soulignant leur dimension proprement « disruptive » ou révolutionnaire.
Google affiche désormais une capitalisation de plus de 1 000 milliards de dollars. Les bénéfices enregistrés par Alphabet, maison mère de Google, sont supérieurs aux PIB de plus d’une centaine d’États. En 2017, Amazon dépensait 22,6 milliards de dollars en recherche et développement, soit plus que des pays comme Israël ou la Corée du Sud. Mais ce n’est pas le poids économique délirant de ces champions du numérique qui doit nous inquiéter le plus, leur position monopolistique et notre dépendance étant des questions autrement pressantes. L’Union européenne, au contraire de la Chine ou de la Russie qui ont su développer des alternatives aux services américains, est une véritable colonie numérique américaine. Nous sommes soumis à des entreprises « hors limites » qui tiennent l’information, le commerce en ligne ou la production de logiciels.
L’Union européenne, au contraire de la Chine ou de la Russie qui ont su développer des alternatives aux services américains, est une véritable colonie numérique américaine
Elles sont désormais en mesure d’imposer leur volonté et leur horizon politique, étant de fait des puissances souveraines extra-étatiques puisque ne subissant aucune régulation, s’affranchissant de l’autorité du législateur comme de la fiscalité. Pis encore, nous leur avons donné des armes. La « Loi Avia », censurée par le Conseil constitutionnel, souhaitait graver dans le marbre le rôle de censeurs que les GAFAM et autres NATU s’étaient déjà officieusement confié, en ordonnant aux plateformes de supprimer les messages aux contenus « manifestement illicite ». Facebook aurait donc eu la tâche d’apprécier le caractère haineux ou injurieux d’une publication en lieu et place du juge, se substituant littéralement au pouvoir judiciaire. Depuis longtemps dépassés par les enjeux numériques, les pouvoirs publics ont moralement renoncé.
Ce ne sont pas les déclarations enflammées de Cédric O, Bruno Le Maire ou Angela Merkel à la suite du bannissement de Trump de l’ensemble des grands réseaux sociaux qui seront de nature à changer durablement la donne : le ver est dans la pomme. La France tient le haut du pavé dans le monde en matière de censure, faisant fermer le plus de pages sur Facebook et le plus de comptes sur Twitter. Les larmes de crocodile n’y pourront rien changer, nos États ont poussé les entreprises numériques à s’enhardir en politique, ainsi que les masses d’utilisateurs réclamant toujours plus de censures et de fichages contre les mauvais coucheurs du progressisme globalisé, menacés d’être « effacés » à la plus petite incartade, à la plus petite vexation.
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La force des plateformes numériques était leur neutralité initiale, permettant à ceux qui ne sont pas habituellement entendus d’enfin l’être, de publier leur propre ligne éditoriale affranchie des pesanteurs communes aux médias classiques et institutionnels. En supprimant des dizaines de milliers de comptes qui ne respectaient prétendument pas ses « Conditions générales d’utilisation », Twitter a franchi le Rubicon. Facebook, Twitter ou Instagram sont-ils toujours des hébergeurs ? Non, ils sont des éditeurs, désormais responsables de tous les contenus qui y sont publiés puisqu’ils évaluent la pertinence ou la véracité des contenus, y compris de ceux du Président des États-Unis. Avant de bannir Donald Trump, ils ont glissé des avertissements sous ses tweets, prélude d’une descente aux enfers.
Peut-être voulaient-ils par-là se rattraper des critiques qui leur avaient été faites après l’élection de 2016, ces plateformes étant alors devenues les idiotes utiles du camp Trump. Leçon bien apprise, puisque Donald Trump est maintenant leur idiot utile, leur cheval de Troie pour attaquer la planète entière et prendre possession de la quasi-totalité de la diffusion d’informations à terme. Les compagnies numériques ne sont pas, n’en déplaise à quelques-uns, des entreprises privées comme les autres. Elles ont la main sur une ressource d’intérêt public, sans partage. Si les événements des derniers jours ont commencé à éroder leur influence, provoquant le départ de certains utilisateurs vers des alternatives telles que Telegram, Gab ou Parler ; les principales plateformes ont encore un coup d’avance. Les technologies utilisées par Twitter ou Facebook, de même que leurs ergonomies bien pensées, leur donnent un avantage certain sur la concurrence.
La Chine ne s’embarrasse pas : elle nationalise les BATX récalcitrants, à l’image d’AliBaba et de son fantasque patron Jack Ma toujours porté « disparu ». Les Américains sont beaucoup plus faibles, quand bien même les GAFAM violent des lois majeures du commerce
L’affaire Trump a provoqué une prise de conscience mondiale, exception faite des États-Unis où la haine anti Trump des Démocrates et des grands médias aveugle une grande partie de la population, semble-t-il peu consciente du danger que pose un tel pouvoir détenu exclusivement entre les mains du privé. Nous ne pouvons pas permettre que les élections, les débats d’idées et plus généralement la vie en société soient faussées de la sorte. Reste maintenant à déterminer comment agir. Les Compagnies des Indes ont été brisées par les États. O tempora, o mores.
La Chine ne s’embarrasse pas : elle nationalise les BATX (GAFAM de l’Empire du milieu) récalcitrants, à l’image d’AliBaba et de son fantasque patron Jack Ma toujours porté « disparu ». Les Américains sont beaucoup plus faibles, quand bien même les GAFAM violent des lois majeures du commerce. Après le bannissement de Trump de Twitter, Google a retiré son concurrent Parler de son magasin en ligne. Un cas typique d’entente et d’abus de position dominante qui n’a pourtant pas ému grand monde, de nombreux acteurs institutionnels aux États-Unis souhaitant que Donald Trump soit purement et simplement invisibilisé par tous les moyens possibles. Donald Trump lui-même défendait mordicus les GAFAM en début d’année dernière contre la France qui désirait les taxer. Pensait-il alors pouvoir se les mettre dans la poche ? Il n’a en tout cas rien fait pour limiter leur influence, obnubilé par la puissance que lui offrait son compte et ses plus de 80 millions d’abonnés (soit environ la moitié des utilisateurs).
Bien mal lui en a pris, ces GAFAM et NATU semblant mus par des considérations millénaristes, profondément politiques. La connivence entre le pouvoir démocrate et les GAFAM est un jeu dangereux qui ne peut qu’alimenter la machine conspirationniste. Les clivages et les tensions seront immanquablement accentués. Nous devons réduire notre dépendance tout en continuant à utiliser ces outils, y compris contre eux-mêmes. La guerre ne fait que commencer.